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STO : des enfants de Corses “raflés deux fois” réclament une vérité historique


Léana Serve le Dimanche 14 Septembre 2025 à 18:03

Alors que la Corse commémore le 82e anniversaire de sa Libération, plusieurs enfants de déportés lancent un appel pour sortir de l’oubli le sort des jeunes insulaires envoyés de force en Allemagne nazie via les Chantiers de jeunesse et le STO. Une page méconnue de l’histoire que des descendants s’efforcent aujourd’hui de documenter.



Photo d'illustration
Photo d'illustration

Alors que la Corse célèbre le 82e anniversaire du début de sa Libération,   des voix s’élèvent à travers l’île pour rappeler une autre réalité : celle des jeunes insulaires envoyés au travail forcé en Allemagne nazie.
Dans une lettre, quatre enfants de déportés lancent un appel pour que la recherche historique se penche sur les Chantiers de jeunesse et le Service du travail obligatoire (STO) entre 1942 et 1945. Leur initiative fait suite à un article paru en mars dernier, affirmant que la Corse a échappé au STO, une loi instaurée en février 1943 par le régime de Vichy. Elle imposait aux jeunes hommes français d’être envoyés en Allemagne pour travailler dans l’industrie et pallier le manque de main-d'œuvre dû à l'envoi d'un grand nombre de soldats allemands au front.
 
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Plusieurs jeunes Corses ont été arrêtés, transférés sur le continent, puis déportés en Allemagne

Une formulation qu’ils contestent, estimant qu’elle occulte une part importante de la réalité vécue par certains jeunes de l’île. “Il y a eu une première réaction d’émotion, de colère, d’incompréhension”, confie Jean-Charles Dionisi, fils de Félix Dionisi. “Mais très vite, nous avons  compris que le problème allait au-delà de cet article : la question des Chantiers de jeunesse n’a tout simplement jamais été étudiée en Corse.” Créés en 1940 pour remplacer le service militaire suspendu après l’armistice, les Chantiers de jeunesse ont d’abord été présentés comme un dispositif de formation civique et morale, mais ils ont aussi servi de source pour le STO. Pour les signataires de l’appel, c’est par ce biais que plusieurs jeunes Corses ont été arrêtés, transférés sur le continent, puis déportés en Allemagne.
 

Des parcours encore méconnus
 

Au cœur de leur démarche, il ne s’agit pas de polémiquer, mais de rétablir une vérité historique : celle de jeunes Corses enrôlés dans les Chantiers de jeunesse, puis envoyés de force en Allemagne. “Nous ne voulons pas polémiquer avec untel ou untel. Ce qui nous intéresse, c'est que la vérité historique soit révélée pour ce qu'elle est, avec ses ombres et ses lumières.” Les signataires ont donc commencé à rassembler ce qu’ils savaient.
Plusieurs ont recueilli des témoignages familiaux, d’autres disposent de lettres ou de documents laissés par leurs parents. Jean-Charles Dionisi, lui, a retrouvé un témoignage écrit de son père, rédigé à la fin de sa vie. “Cela  a permis de mettre en évidence que, certes, historiquement, on ne peut pas dire que des Corses soient partis directement en Allemagne au titre du STO, mais ils ont transité par les Chantiers de jeunesse.”

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C’est justement ce qu’a vécu son père, Félix Dionisi, né en 1922. Installé à Paris avec sa famille au moment où la guerre éclate, il travaille alors dans une manufacture d’armes et fabrique des machines à écrire. En 1942, le régime de Vichy met en place la Relève, un dispositif visant à répondre aux besoins de main-d'œuvre exigés par l’Allemagne nazie et appelant les jeunes Français à aller travailler en Allemagne en échange de la libération de prisonniers de guerre. Voyant que le volontariat ne suffit pas, les autorités allemandes commencent à organiser des rafles dans les usines parisiennes. Les jeunes ouvriers sont alignés, tirés au sort, puis envoyés de force vers l’Allemagne. Félix Dionisi échappe à deux de ces sélections. La troisième fois, il est désigné. Mais son patron parvient à l’exfiltrer et lui fournit un contact pour passer la ligne de démarcation. Félix Dionisi rentre en Corse. 

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Il faut livrer l'ensemble de la classe 42

De retour à Volpajola, il tente de se faire oublier. Mais quelques semaines plus tard, des gendarmes français accompagnés d’Italiens en civil frappent à la porte de la maison familiale : on lui signifie alors qu’il est considéré comme réfractaire aux Chantiers de jeunesse. Menotté, il est conduit à Bastia, puis embarqué avec une centaine d’autres jeunes vers Marseille.
Tous sont ensuite affectés au camp de Nyons, dans la Drôme, un lieu de détention qui aurait accueilli la majorité des jeunes corses envoyés dans ces Chantiers. Quelques mois plus tard, les événements s’accélèrent. Les autorités françaises instaurent le STO. Dans la foulée, le maréchal Pétain décide de livrer l’ensemble de la “classe 42”, soit les hommes nés en 1922, dont faisait partie Félix Dionisi. Il restera près de deux ans en Allemagne. “Ils ont été raflés deux fois”, résume son fils. “Une première fois pour être envoyés sur le continent, une seconde pour renforcer la main-d’œuvre allemande. Là-bas, ils étaient sous le contrôle de la Gestapo, les conditions de vie étaient difficiles.” 
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Un travail de mémoire
 

La question qui reste en suspens est cruciale : combien étaient-ils réellement, et quelles ont été leurs conditions de départ, leur quotidien ? Ces interrogations restent pour le moment sans réponse, faute d’études historiques approfondies sur cette période. Pour Jean-Charles Dionisi, l’oubli qui entoure ces parcours repose sur plusieurs facteurs. D’abord, la quasi-absence d’études sur les Chantiers de jeunesse en lien avec la Corse, qui n’ont jamais fait l’objet d’un véritable travail de mémoire. “On se rend compte qu'aucun historien n'a  effectué de recherches sur les Chantiers de jeunesse. Ils évoquent le STO de manière un peu légère, alors que si on prend en référence Hélène Chaubin, une historienne qui a axé son travail sur la Corse, on peut considérer qu'il y a potentiellement un millier de jeunes nés en 1922 concernés, et sans doute 250 à 300 jeunes se sont retrouvés au STO en Allemagne.”

Il rappelle aussi le poids d’un obstacle juridique : bien que le Parlement ait voté en 1953 une loi pour indemniser les travailleurs forcés dans les pays ennemis, le décret d’application permettant d’établir une carte nationale des victimes ne paraîtra qu’en 2008, soit 57 ans plus tard. Aujourd’hui, les descendants de ces travailleurs forcés souhaitent rétablir une vérité historique souvent ignorée. “Il faut qu'on rétablisse dans la connaissance historique le fait que certains jeunes n'étaient pas volontaires pour y aller, et qu’ils aient été contraints et victimes de la déportation”, insiste Jean-Charles Dionisi.
Leur objectif est aussi de mobiliser les historiens pour ouvrir de nouveaux chantiers de recherche, rassembler les archives, témoignages et documents qui permettront de mieux comprendre cette page méconnue de l’histoire corse. Pour enrichir ce travail de mémoire, Jean-Charles Dionisi et les signataires invitent toute personne disposant de documents, lettres ou témoignages liés à cette période à les contacter par mail à jch.dionisi@wanadoo.fr afin de contribuer à cette recherche collective. 

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