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Nanette Maupertuis : « Les aides du gouvernement pour pallier la flambée des prix ne sont pas à la hauteur des enjeux »


Nicole Mari le Mardi 22 Février 2022 à 10:08

La Corse subit de plein fouet, comme le reste de l’Europe, un choc inflationniste qui se traduit par une flambée des prix de l’énergie, du carburant, mais aussi des autres biens, notamment de consommation. La présidente de l’Assemblée de Corse, Marie-Antoinette Maupertuis, économiste à l’Université de Corse, décrypte, pour Corse Net Infos, la situation actuelle et ses conséquences sur la population de l’île. Elle tire la sonnette d’alarme sur l’impact social de cette crise et sur le creusement des inégalités, et juge les mesures prises par le gouvernement insuffisantes pour l’île. Elle martèle la nécessité de prendre en compte les pistes de solutions proposées par l’Exécutif corse.



Marie-Antoinette Maupertuis, professeur d'économie à l'université de Corse, présidente de l'Assemblée de Corse, et membre du Comité européen des régions.
Marie-Antoinette Maupertuis, professeur d'économie à l'université de Corse, présidente de l'Assemblée de Corse, et membre du Comité européen des régions.


- L’inflation flambe dans toute l’Europe et génère une tension économique et sociale. La situation est-elle, selon vous, inquiétante, malgré les signes de reprise ?
- Oui ! Il y a des signes de reprise forte, et si tout rebond économique s’accompagne toujours d’inflation, cette reprise-là provoque un choc inflationniste que l’on n’a jamais vu depuis une trentaine d’années. Le taux d’inflation sur une année a atteint 5 % au mois de décembre sur toute la zone euro. A cela s’ajoute une hausse du prix de l’énergie tout aussi exceptionnelle qui dépasse les 25 % sur l’année et qui affecte, à la fois, le carburant pour se déplacer, mais aussi le fioul utilisé pour produire. Ce phénomène de surchauffe des prix est inquiétant parce qu’il pèse sur le pouvoir d’achat des consommateurs, en particulier des plus précaires, mais il joue également sur les très petites entreprises (TPE) qui se fournissent sur les marchés de matières premières notamment. Cette situation est source de tensions, d’inégalités et, donc, à terme, de fractures sociales. Il faut y être très attentif.
 
- Qu’est-ce que cela signifie pour la Corse ?
- En Corse, cette inflation conjoncturelle pour l’instant - parce qu’elle peut durer - vient se surajouter à des surcoûts plus structurels qui existaient déjà avant la crise de la COVID. On a aujourd’hui un problème de court terme dans la perte de pouvoir d’achat avec une augmentation du prix du carburant plus importante que sur le continent : 15 centimes de plus par litre sur le sans plomb et 11 centimes de plus sur le gasoil. Là, il faut des réponses rapides avec un blocage des prix, notamment sur la partie approvisionnement et stockage puisqu’il a été établi par l’Autorité de la Concurrence que, dans ce domaine, il y a un monopole et, donc, déjà un surcoût structurel par rapport au continent. La deuxième chose, qui a été demandée par le Président du Conseil exécutif, la semaine dernière, dans un courrier au Premier ministre qui en a accusé réception, c’est que les aides accordées par le gouvernement, de type chèque Énergie ou chèque Inflation, doivent faire l’objet d’une majoration pour la Corse. A partir du moment où les prix des carburants par exemple sont déjà, en temps normal, plus élevés chez nous que sur le continent, il faut que l’aide accordée à titre exceptionnel soit proportionnelle à ce différentiel de prix, ça me paraît cohérent.

- Ces mesures sont-elles inadéquates ?
- Je ne dirais pas qu’elles sont inutiles, mais aujourd’hui dans la situation où se trouve la Corse, c’est clairement insuffisant. Typiquement, pour ce qui est de l’inflation conjoncturelle, c’est-à-dire cette augmentation très forte du prix des carburants et du prix d’autres biens par effet de ricochet, alors même que les salaires, eux, n’augmentent pas, l’État peut agir parce qu’on est en situation de crise, les textes le prévoient. Il pourrait très bien pour le carburant, comme je l’ai dit, mettre en place un blocage des prix et/ou une majoration des aides exceptionnelles. Une centaine d’euros, c’est peu de choses au regard de l’ampleur de l’inflation qui, en Corse, - c’est l’INSEE qui le dit – était, en janvier, de +3,6 % sur le prix des biens et services. Par exemple, cela fait entre 5 à 8 euros de plus sur un plein d’essence de 50 litres. On voit bien que les aides, qui sont accordées aujourd’hui, ne sont pas à la hauteur du niveau de précarité que nous connaissons et de la perte de pouvoir d’achat, y compris des classes moyennes.
 
- Ce sont des réponses de court terme, mais comment régler ce problème récurrent ?
- Pour cela, il faut des solutions à moyen terme afin d’éviter de futures fluctuations du prix de l’énergie et essayer de réduire le prix de vente à la pompe. Cela avait été bien étudié dans le cadre de la conférence sociale installée par le Conseil exécutif de Corse en 2019, suite au mouvement des Gilets jaunes. Un groupe de travail avait été consacré à l’étude du prix des carburants et un autre groupe à l’étude des prix des denrées alimentaires. Concernant le carburant, avait été évoquée la nécessité d’un encadrement des prix et du contrôle des marges en Corse.
 
- Est-ce du domaine du possible ?
- Oui ! Le gouvernement pourrait s’engager sur cette voie qui existe déjà dans d’autres îles d’Outre-mer où le décret Lurel permet de contrôler les marges de manière régulière. Il pourrait aussi s’engager, comme l’ont demandé récemment le Conseil exécutif de Corse et l’Assemblée de Corse, sur la mise en place d’une fiscalité spécifique sur le prix des carburants. La TVA sur les carburants pourrait passer de 13 % à l’heure actuelle à un taux beaucoup plus bas. Dans les régions ultrapériphériques, la TVA peut descendre jusqu’à 2 %. Ce sont des éléments qui, à moyen terme, permettraient de faire diminuer le prix de vente à la pompe et d’éviter des différentiels trop importants entre la Corse et le continent, liés, je le rappelle, à un mécanisme de monopole dans l’approvisionnement et le stockage. Tout cela est à affiner. Mais des possibilités existent.
 
- N’y-a-t-il pas aussi d’autres moyens d’agir sur les prix ?
- Pour le savoir, il faudrait déjà - je vais encore plaider en ce sens - que le rapport de la Direction générale de la concurrence et de la répression des fraudes, qui avait été commandé par la Préfète Josiane Chevalier, nous soit enfin transmis. Il nous permettrait de bien comprendre au niveau microéconomique quelles sont les déterminants de la formation des prix des carburants en Corse. On sait très bien qu’en plus de la question du monopole, il y a d’autres sources de surenchérissement, qui sont d’ailleurs évoquées dans le rapport d’information présenté à la session d’octobre 2021 de notre Assemblée. Au-delà du traitement de l’inflation conjoncturelle, il faudra, de toute façon, à plus long terme, revoir notre structure d’approvisionnement, investir dans les infrastructures de stockage et de distribution, mais surtout développer des énergies alternatives et avoir un système de transports moins cher et plus écologique.

La première conférence sociale en 2019.
La première conférence sociale en 2019.
- Que comptez-vous faire face à un Etat qui semble peu réceptif à vos demandes ?
- Des conférences sociales ont eu lieu en 2019 et 2021 à l’initiative de la Collectivité et nous en tiendrons une prochaine au mois d’avril. L’idée de base est de bien objectiver les problèmes, d’identifier les points de blocage et de proposer des solutions pérennes pour l’économie corse et la population. À chaque fois, nous sommes obligés de refaire les démonstrations. Mais nous les referons autant qu’il le faudra ! Nous identifions mieux aujourd’hui où peuvent être les difficultés, comme dans le domaine des carburants. Mais l’État doit faire preuve de transparence et fournir l’ensemble des informations relatives au fonctionnement des marchés.  La balle est dans son camp ! Nous constatons très clairement que les solutions sont souvent d’ordre législatif ou règlementaire car nous ne sommes pas dans un marché de concurrence pure et parfaite. Les vertus habituellement assignées au marché n’opèrent pas dans un territoire insulaire qui se caractérise par une dépendance extérieure maximale, très peu d’offres sur la plupart des marchés… Dans de telles conditions, la formation de monopoles est quasi-naturelle. Cela se répercute sur le bien-être économique des Corses. Il faut donc corriger les défaillances du marché par l’action publique. En période post COVID, ces défaillances sont exacerbées. Nous sommes prêts à discuter de la question du développement économique, de la lutte contre la précarité, et par conséquent, de la nécessité d’un statut fiscal particulier qui couvrirait notamment la fiscalité sur la consommation courante et sur le carburant. Je tire la sonnette d’alarme ! Attention… avec 26% de la population dans un halo de pauvreté et des pertes de pouvoir d’achat telles qu’on les connait actuellement… la situation est critique sur le plan social.
 
- On parle beaucoup du prix des carburants, mais pour le prix des autres biens, que faites-vous ?
- Le Conseil exécutif va présenter à la prochaine session de l’assemblée un rapport relatif au dispositif d’encadrement du prix des biens de première nécessité mis en place avec les grandes enseignes de la distribution en 2019. Ça, c’est du concret ! Je rappelle quand même qu’il faut mettre au crédit de la Collectivité de Corse d’avoir pu avec les distributeurs, en pleine crise des gilets jaunes, procéder à une forme de régulation des prix de 200 produits de base. Ce sont des biens qui sont, d’ailleurs, étiquetés aujourd’hui en tant que tel dans les grandes surfaces et que la grande distribution s’est engagée à ne pas augmenter. C’est important ! Les choses là-dessus semblent plutôt avoir bien marché. Je rappelle également qu’une politique de logement est menée pour lutter contre l’augmentation du prix du foncier et de l’immobilier en Corse avec un double objectif de rénovation énergétique de l’habitat et d’accession à la propriété. Un rapport de l’Agence d’urbanisme (AUE) a démontré que le rythme du coût de logement a été deux fois plus fort en Corse que sur le continent entre 2006 et 2019. Je tiens, enfin, à rappeler le travail mené par nos députés avec l’adoption d’une loi, en première lecture, pour lutter contre la spéculation foncière et immobilière qui, elle, a un effet direct sur le coût du logement et du foncier dans l’île.
 
- Vous avez évoqué des problèmes structurels. De quoi s’agit-il ?
- Depuis plusieurs années, nous menons des actions de lobbying en faveur de la prise en compte des surcoûts de l’insularité, notamment auprès de la Commission européenne. Nous avons aussi alerté l’Etat sur la situation sociale. Le taux de pauvreté est très important dans notre population dont 18,5 % gagne moins de 1080 € par mois. Cette population, qui est vieillissante et a de faibles revenus, a quand même subi plus fortement qu'ailleurs la crise du COVID, surtout les jeunes et les personnes âgées, mais aussi les TPE qui ont énormément souffert de cette crise sanitaire. Nous avons été, avec l’Île-de-France, la principale région impactée sur le plan des fondamentaux économiques. Donc, lorsqu’on parle de relance, de reprise, il faut veiller à ce que cette reprise bénéficie à tout le monde. Il faut faire très attention à l’accroissement des inégalités qui, sur un territoire comme le nôtre, peuvent être très préjudiciables à l’équilibre social.
 
- Dans ce contexte, qu’attendez-vous des élections présidentielles ?
- Les attentes sont très claires : il faut des évolutions législatives et réglementaires qui doivent permettre de prendre en compte les contraintes géographiques, démographiques et économiques de la Corse. Cette prise en compte a déjà été réalisée en Europe et en France pour des régions ultrapériphériques. Nous ne sommes pas une région ultrapériphérique, mais nous subissons des difficultés structurelles qui sont démontrées et démontrables. Ainsi, les effets de l’insularité sur les structures de marché, qui sont, en Corse, de type monopolistique ou oligopolistique, ont des conséquences directes sur la vie des gens. Il est important qu’on éclaire ce débat dans le cadre de la présidentielle et que chaque candidat se positionne eu égard à une situation qui, sur le plan socio-économique, va encore se tendre. Je l’ai déjà dit : j’attends un positionnement très clair de tous les candidats sur un projet d’autonomie institutionnelle qui doit permettre d’apporter des solutions adaptées aux problèmes que les Corses rencontrent.
 
Propos recueillis par Nicole MARI.