« Depuis un bon moment, nous en avions l’idée », explique André Torre, président du centre INRAE de Corse. « Je l’ai proposée à différents acteurs qui ne semblaient pas intéressés. Et puis j’en ai parlé à l’Aract, qui s’est montrée... plus intéressée que nous ! Elle s’est emparée du sujet. C’était une idée simple – parce qu’à l’INRAE, nous ne sommes pas spécialistes de cela : elle est devenue complexe et construite. La question de la place des femmes dans l’agriculture se pose au niveau mondial. Ici, en Corse, beaucoup ont eu une mère ou une grand-mère impliquée dans cette activité. Comme ma propre grand-mère, Zia Catalina... Aujourd’hui, on trouve des femmes aussi bien dans les exploitations qu’à des postes de responsabilité, au niveau décisionnaire dans l’agriculture corse... »
Les actrices invisibles de l’agriculture corse
Le sujet était lancé. Plusieurs interventions de professionnels du secteur agricole l’ont alors développé, suscitant le débat et captivant l’assistance : une quarantaine de personnes, institutionnels, membres de structures en appui au monde agricole, représentants des filières, représentante de l’Office de tourisme de l’Oriente... ainsi que quelques exploitantes agricoles. L’objectif était de présenter un certain nombre de problématiques concernant les agricultrices en s’appuyant sur les témoignages personnels des participants.
Hélène Beretti, directrice de la Chambre d’agriculture de Région de Corse, a inauguré l’exercice, reliant tradition et innovation – un leitmotiv qui a été constant au cours de la journée : « Je viens d’une famille de médecins. J’avais une voie toute tracée », explique-t-elle. « Mais j’ai choisi l’agriculture, car je crois que la culture de la terre est le centre de notre souveraineté. Après trente ans aux côtés des agriculteurs et agricultrices de Corse, je sais que c’était vraiment mon ADN. » Un choix que d’autres femmes, devenues agricultrices, ont également réalisé, avec des reconversions dont elle a cité plusieurs exemples. « Ce lien avec la terre, ce n’est pas un métier, c’est un héritage, une passion, une mission. »
Longtemps, en Corse, les femmes ont été les « invisibles » du monde de l’agriculture : parce qu’on associait cette activité avec la force... nécessairement masculine. Pourtant, elles étaient présentes, dans le cadre d’un mode de vie lié à la famille, aux traditions : indispensables, c’est elles qui faisaient la traite, préparaient le brocciu, s’occupaient des volailles... accompagnaient leurs maris et les remplaçaient en cas d’absence. « Senza i donni, un ci hè più campagna ! » Des passeuses de mémoire qui transmettaient de mère en fille les secrets et savoir-faire des châtaignes, des olives, du brocciu, de la charcuterie au séchage des fruits, et les faisaient vivre en cuisine ou sur les marchés : « un lien qui a contribué à façonner nos paysages et nos produits ».
Une mutation en cours
L’agriculture vit aujourd’hui une mutation engagée après quelques réformes courageuses : notamment la loi de 1980 qui reconnaît enfin le statut de « conjointe collaboratrice » pour la femme d’un agriculteur. De fait, en 2020, 26 % des chefs d’exploitations corses sont... des agricultrices, qui investissent aujourd’hui tous les métiers de ce secteur d’activité, jusqu’à la recherche. « Si autrefois, on devenait agricultrice par naissance ou mariage, aujourd’hui, c’est un choix. »D’ailleurs, plus d’une a opté pour une reconversion, après avoir mené une autre activité professionnelle. Les exemples de femmes qui réussissent en Corse dans ce métier sont légion : plus jeunes, plus formées – 64 % ont le bac ou plus, contre 44 % seulement chez les hommes – elles innovent, transforment, créent de la valeur quand l’agriculture traditionnelle en restait à la production brute.
30 % des installations agricoles en Corse sont maintenant le fait des femmes. Plus que leurs homologues masculins, elles privilégient les circuits courts, la diversification des activités – avec les fermes auberges, par exemple –, optent pour le bio et les labels de qualité. Elles développent des compétences complémentaires, comme le marketing, et misent aussi sur l’image de la femme – ainsi cette vigneronne qui a lancé une cuvée baptisée « Elle ». Quoi d’étonnant si une étude réalisée en 2024 par la MSA concluait que 95 % des agricultrices se disaient passionnées par leur métier ?
Des difficultés spécifiques
Tout n’est pas idyllique pour autant et les difficultés sont réelles : difficulté à accéder au foncier – renforcée pour les femmes parce que la transmission de la terre est encore très patrilinéaire en Méditerranée ; difficulté de l’accès au financement – les banques se montrant plus frileuses avec elles ; charge mentale importante – avec une double journée de travail contraignante ; présence encore insuffisante dans les instances dirigeantes – ce qui limite la prise en compte de leurs besoins spécifiques.
Pourtant, Hélène Beretti reste optimiste : « On assiste à une évolution des mentalités, au sein même des familles agricoles, avec des pères qui encouragent leur fille à reprendre l’exploitation. Le regard des hommes commence à changer. » La solidarité féminine, le projet Terre de femmes lancé en 2023, les outils réduisant la pénibilité ou les services permettant notamment à une femme de se faire remplacer pendant sa maternité, sont autant de facilitateurs permettant aux femmes d’opter pour ce métier dans « un monde agricole qui devient plus ouvert, plus solidaire, plus humain. Les femmes sont indispensables à l’avenir du monde agricole. La Corse peut être fière de ses agricultrices ! » Une conclusion illustrée par les différentes interventions qui vont suivre. En premier lieu, le parcours de Nelly Lazzarini, éleveuse dans la filière « emblématique en Corse » des caprins.
Quand, après des études supérieures dans l’agroalimentaire et le système qualité, elle rencontre celui qui va devenir son époux, celui-ci est berger. Pourtant, c’est elle qui va devenir “chef d’exploitation”. Quand on vous disait que le regard des hommes changeait... Ils s’installent et réussissent à en faire une véritable entreprise, « avec une fromagerie aux normes. On a su garder le côté traditionnel, mais c’est une vraie exploitation, qui existe maintenant depuis 25 ans ! ». Installés à Noceta, en centre corse, ils s’inscrivent toujours dans le pastoralisme, mais ont opté pour la diversification et les circuits courts : « Ce qui me plaît, c’est d’expliquer aux gens le produit et comment on travaille. Mon mari mène le troupeau : peu de choses pour lui ont changé depuis notre installation. Moi, je suis dans la modernité, avec la transformation, le packaging... » Elle est la première agricultrice corse à avoir fait appel en 2006, au SERRACOR, cette association qui assure le remplacement des femmes pendant leur maternité. Les deux éleveurs ne comptent pas leur temps. D’autant que Nelly est également Présidente de Casgiu Casanu et de l’Asssociu Paisani Corsi. « Ça peut paraître très compliqué. Mais c’est un choix de vie ! Et ça nous convient, on aime ce qu’on fait. On n’est pas dans la valeur “argent”. J’ai pu ainsi rester tout le temps en famille, avec mes deux filles. On est son chef, chez soi. Et les enfants sont vite très autonomes. » Un mode de vie qui était assez répandu jusqu’aux années quatre-vingt ou quatre-vingt-dix, mais qui aujourd’hui paraît atypique. Pourtant, il a du sens, en réalisant l’entretien des terres, le façonnage du paysage : « J’ai l’impression de service à quelque chose dans la société ! ». Au point que l’une de ses filles, actuellement en BTS agricole, a bien l’intention de reprendre l’exploitation.
Les Espaces test agricoles de la CAPA
Du côté de la Communauté d'aggloretaion du Pays Ajaccien, la direction de l’identité agricole et de l’alimentation durable multiplie aussi les expériences qui séduisent des agricultrices. Son Mercatellu – des distributeurs réfrigérés sur la zone de Mezzana, permettent à 52 producteurs dont 43 femmes de mettre en vente leurs produits, à deux pas de la gare. Depuis 2021, également, des Espaces test agricoles ont permis à dix postulants de tester leur aptitude et leur goût pour cette activité, la moitié d’entre eux ayant finalement opté pour une installation, après une expérience où ils ont bénéficié à la fois d’un terrain, de matériel et d’accompagnement. Parmi eux, des agricultrices : « deux portraits de femmes combattives » ont été présentés par la directrice du service, Cécile Bianchi qui, une année où la population féminine était particulièrement représentée, avait réalisé en collaboration avec Frédéric Mortini, Directeur régional de l’Aract, une étude sur leurs conditions de travail.
Des outils d’aide... souvent méconnus des agricultrices
Des conditions de travail que des structures spécifiques, à l’action souvent méconnue, permettent désormais d’améliorer – comme le SERRACOR dont l’initiateur en Corse était précisément Frédéric Mortini. Cette association permet de remplacer les exploitants ou leur conjoint en cas d’absence temporaire – notamment les congés maternité. Elle rencontre une double difficulté : recruter de nouveaux salariés-remplaçants, mais également fidéliser les adhérents malgré la faiblesse du montant de la cotisation : beaucoup ne cotisent que lorsqu’ils souhaitent se faire remplacer ! Soutenue par différentes structures qui permettent de réduire le coût pour celui ou celle qui y a recours, l’association fête cette année ses vingt ans d’existence. Elle a pour objectif de sécuriser la viabilité économique des exploitations tout en favorisant l’épanouissement des agriculteurs. Deux agricultrices qui y ont eu recours, ont expliqué leurs réticences initiales – comment confier son exploitation à une autre ? – et leur satisfaction après l’expérience...
Prévention et développement social
La MSA était également représentée pour son action dans la prévention – les caractéristiques physiologiques des femmes les prédisposent à des problématiques de santé spécifiques –, et pour son action dans le développement social sur le territoire, mais également. « Quand il n’y a plus de services, il est difficile de maintenir un tissu productif permettant de concilier vie professionnelle et vie personnelle ! ». Ont été présentés les différents services proposés, en matière de soutien à la création ou au maintien de structures d’accueil à la petite enfance, de mobilité rurale ou encore de projets pour lutter contre l’isolement...
Enfin, toujours dans le domaine de la santé, l’association Casgiu Casanu a présenté le projet Salute, Qualità, Ambiente e Pastore : initié par une ergonome intéressée par un travail sur les fromageries, il s’est élargi dans le cadre de l’état des lieux réalisé auprès des participants, jusqu’à englober le bâtiment d’élevage, les équipements correspondants, le transfert du lait, le bâtiment de transformation et son propre équipement. De ce partage d’expérience sont nées des fiches-conseil en matière d’ergonomie et d’organisation du travail qui vont être partagées jusqu’aux financeurs et décideurs politiques.
Une synthèse en images
Durant les présentations, une facilitatrice graphique, Cécile Masera, s’activait au fond de la salle, sur une longue banderole de papier. Sa mission ? Réaliser en direct une synthèse de la réflexion, en images : « C’est un compte-rendu vivant de ce qui se dit mais aussi de ce qui se vit, l’énergie de la réunion, les choses émergente..., en faisant rebondir les propos... Les moments de vie... », explique-t-elle. En fin de rencontre, elle a commenté ses images, présentées, en guise de conclusion, comme une bande dessinée géante.
Les participants comptent bien poursuivre leurs échanges et concrétiser les pistes de travail évoquées. Dans l’attente de la suite qui sera donnée à la réflexion commune ainsi initiée, cette matinée très riche s’est conclue autour d’un buffet...
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