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La Corse comptait 200 édifices décorés à la fin du 16e siècle : seules 20 fresques médiévales sont recensées


Philippe Jammes le Dimanche 20 Décembre 2020 à 16:16

Le service Patrimoine de la Collectivité de Corse vient de publier aux Editions Eoliennes un fort bel ouvrage : «Fresques de Corse et de Méditerranée occidentale »*. On y découvre l’histoire de celles-ci, une histoire finalement bien «nustrale». Pour en savoir plus, CNI a rencontré l’un des auteurs, Michel-Édouard Nigaglioni, chercheur au service inventaire de la CdC.



Michel-Édouard Nigaglioni, chercheur au service inventaire de la CdC, a présenté l'ouvrage à CNI
Michel-Édouard Nigaglioni, chercheur au service inventaire de la CdC, a présenté l'ouvrage à CNI

Quelle est la genèse de cet ouvrage ?
- Depuis plus de 10 ans, la Collectivité de Corse s’attache à restaurer l’un après l’autre les grands décors des édifices à fresques de l’île. A ce jour on possède ainsi une collection importante d’édifices fraîchement restaurés et donc visitables par le public. Aussi était-il important de communiquer, divulguer les informations, valoriser ces sites. D’où la publication de cet ouvrage.


- Un ouvrage qui a réclamé de nombreuses recherches …
- Effectivement, car avant de porter à la connaissance du public ces fresques, encore fallait-il qu’on puisse les expliquer. On connaissait en effet très mal ces œuvres. On avait pu cerner la création, dater les réalisations, interpréter les images, leurs sens, mais on s’est aperçu à travers les visites avec des guides qu’ils n’arrivaient pas à mettre ses œuvres en parallèle avec ce qu’on pouvait trouver ailleurs, en Italie, en Espagne, en Suisse ou dans le sud de la France. Il y avait là un grand mystère et c’était pour le moins agaçant d’être dans cette ignorance. Il nous fallait savoir si les fresques corses des 15ème et 16ème siècles ressemblaient à celles de Sardaigne, de Toscane ou de Ligurie par exemple. On a donc eu l’idée d’organiser en novembre 2018 un colloque international  avec des spécialistes espagnols, italiens, suisses, français de l’art de la fresque aux 15ème et 16ème siècles  afin qu’ils nous donnent leur avis.  Ce colloque avait été intitulé «Fresques de Corse et de Méditerranée occidentale : guardi incruciati – regards croisés ». Il y avait en effet à la fois un regard sur nous et sur les autres et un regard des autres sur eux et sur nous. Il y a eu un véritable échange entre 16 spécialistes** de ces pays. Afin que le travail soit le plus porteur, nous leur avions envoyés plusieurs semaines avant le colloque, des images de nos fresques afin qu’ils puissent s’en imprégner, y réfléchir.


- Qu’est-il ressorti de ce colloque ?
- Quelque chose auquel on ne s’attendait pas !  Nous pensions tous en effet que nos fresques corses avaient été inspirées par des fresques italiennes car on le sait la Corse a eu par le passé beaucoup d’échanges avec la Toscane notamment. Donc pour nous, la peinture médiévale corse devait être un reflet de celle trouvée en Italie voire effectuée par les mêmes peintres qui comme cela s’est fait aux 17ème et 18ème siècles travaillaient des deux cotés. Et bien pas du tout. On s’est aperçu que la peinture corse tardo-médiévale n’était ni le reflet de la peinture toscane, ligure ou espagnole. Elle suivait en fait ses propres modèles, des modèles hérités de l’antiquité tardive. On reproduisait de génération en génération la même façon de peindre, les mêmes structures de décors des édifices. Une structure d’images très codifiées qui va perdurer durant des siècles.


- Comme l’expliquez-vous ?
- Cette découverte peu banale nous a fait prendre conscience du poids des commanditaires de ces œuvres à cette époque en Corse et non du poids de l’artiste. Celui-ci était tout à l’écoute du commanditaire qui avait lui une volonté manifeste de vouloir des œuvres, des fresques, des décors qui ressemblent à ce qui existait déjà, qu’on pouvait par exemple voir dans le village voisin. Les peintres de l’époque se sont donc pliés à cette codification de l’image. C’est très intéressant car finalement c’est à l’inverse de ce qui s’est passé sur le continent où on s’est lassé de ces structures de décor en cherchant la modernité, l’inventif. Toutefois, une région proche de nous a connu la même démarche, le même repli : les hautes vallées de Suisse où on retrouve aussi de génération en génération les mêmes structures. Et de plus on s’est aperçu que ce n’était pas les mêmes peintres qui avaient œuvré en Suisse et en Corse car la main n’était pas la même. On  a donc compris que le relief des Alpes avait créé un rempart autour des vallées, comme la mer avait été un rempart pour la Corse.


- Combien de temps du colloque à la parution du  livre ?
- Il nous a fallu deux ans pour digérer toutes les informations transmises par ces spécialistes. Il a fallu les traduire en veillant bien à respecter leurs propos, d’où une seconde lecture avec eux pour vérifier qu’on ne déformait pas leurs écrits après traduction. On a dressé également des cartes, avec les sites étudiés et cités par eux, joint des plans d’architectes utilisés lors des restaurations.


- Combien de sites avez-vous répertoriés en Corse ?
- On recense 20 sites en bon ou très bon état. Mais il en existe beaucoup d’autres. Cet ouvrage constitue en fait une véritable carte au trésor. Grâce aux documents d’archives, on a en effet identifié un certain nombre de lieux, décrits au 16ème siècle, et qui ne sont plus visibles car recouverts au fil des siècles par des peintures ou autre. Mais on sait à coup sûr où les trouver. J’ai étudié un corpus de 1000 pages de la fin du 16ème siècle, en fait les restes d’un rapport de visite d’édifices religieux corses, églises, chapelles, couvents, dressé à la demande du pape de l’époque. A travers ces 1000 pages sauvées, y sont décrites 480 églises, soit la moitié des édifices religieux qui existait alors. Si on fait une projection à partir de ces seules 1000 pages retrouvées, on peut estimer que vraisemblablement à la fin du 16ème siècle, la Corse comptait 200 édifices décorés,  à  fresques.  Or à ce jour nous n’en recensons que 20, soit 10%. On  ne voit en fait que la partie émergée de l’iceberg.

- Comment ces fresques sont-elles réparties sur l’île ?
- C’est la question que l’on s’est aussi posée !  A travers le dépouillement des archives on a pu voir ce qu’il en était exactement du patrimoine corse de la fin du 16ème, des décors, des retables, sculptures ou orfèvreries. On a donc dressé des cartes et on les a comparées avec le peuplement de l’île. On s’est bien sûr rendu compte qu’il y avait une surreprésentation dans le nord, qui était plus peuplé, notamment la Castagniccia, le Cap Corse ou la Balagne alors que le sud était un désert humain. Au troc de marchandises qui s’y faisait, contrastait la richesse économique du nord qui vendait vins, châtaignes, huile d’olive, bois à l’Italie notamment.


- Vous évoquiez l’Espagne aussi...
- Oui, car on s’attendait aussi à voir dans nos fresques l’influence espagnole. On avait en effet à l’esprit ces fameux retables de Santa Lucia di Tallano réalisés certes par un Sarde, mais pétri de culture espagnole, le Maestro di Castelsardo. On aurait du trouver aussi des traces de cette influence espagnole car il y avait à l’époque des liens entre Cadix, Séville et les riches familles de Calvi.  Et là aussi, non. Nos spécialistes espagnols ont constaté qu’il n’y avait pratiquement aucun lien entre les fresques. Mais il y a finalement une logique dans tout cela. Car à cette époque, la fresque en Espagne est en train de disparaitre. On passe à autre chose. Le décor à fresques ne les intéresse plus. Ils passent à des retables compartimentés et dorés, de plus en plus grands. Cette surabondance de panneaux sculptés, dorés, peints, portent les germes du baroque espagnol, extravagant, exubérant.  Mais en Corse cependant on reste axé sur la fresque. Celle-ci s’amenuisera plus tard, avec l’évolution des églises donc l’adaptation de nouveaux type de décors.
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*  Editions Eoliennes
** Contributeurs :
Antoine Franzini, Jean-Charles Ciavatti, Camille Simone Faggianelli, Madeleine Allegrini, Romuald Casier & Laure van Ysendyck, Francisco Javier Herrera García, Santiago Manzarbeitia Valle, Rafael Cornudella, Virginie Czerniak, Julie Tugas, Marianne Cailloux, Océane Acquier, Monique Traeber Fontana & Oskar Emmenegger, Marco Albertario, Matteo Capurro, Piero Donati, Antonella Gioli, Luisa Nieddu, Giannino Tiziani, Michel-Édouard Nigaglioni et Pierluigi Leone de Castris.