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Assemblée de Corse : Un débat pour dénoncer les dérives mafieuses et conjurer le sort


Nicole Mari le Jeudi 26 Septembre 2019 à 19:54

Rentrée politique sous tension à l’Assemblée de Corse avec un débat sur les violences dues à des dérives mafieuses, jeudi matin, en ouverture de session. Le but affiché par le pouvoir nationaliste était de répondre à l’inquiétude de la société corse face aux incidents criminels, mitraillages, menaces et assassinats qui se multiplient ces derniers temps. Un débat malaisé où chacun a, néanmoins, convenu de la nécessité de libérer la parole, de mettre des mots sur les maux et d’œuvrer avec la société civile pour avancer des solutions.



L'hémicycle de l'assemblée de Corse. Photo Michel Luccioni.
L'hémicycle de l'assemblée de Corse. Photo Michel Luccioni.
Cinq minutes par intervenant, cinq minutes pour que les élus, qui le désirent, lâchent une parole dans l’hémicycle afin qu’elle retentisse aux quatre coins de Corse comme une incantation pour conjurer le mal latent. L’exercice est récurrent chaque fois que la Corse est confrontée à des violences, qu’elles aient été de type politique ou de type mafieuse ou pré-mafieuse, ce qui ne date pas d’aujourd’hui. Des paroles, qui malgré leur force, leur ambiguité ou leur banalité, et malgré l’impérieuse nécessité de briser la soi-disant loi du silence qui ensevelirait l’île et qui n’est plus qu’un mythe éculé, n’ont jamais rien changé. Mais comment se taire ? L’Assemblée de Corse a, donc, bouleversé l’ordre du jour de sa session de rentrée en consacrant sa première matinée à un débat qui n’a rien apporté de nouveau, sauf qu’il s’est tenu sous un pouvoir nationaliste qui, de son aveu même, est peut-être plus sensible que d’autres à ce que le président du Conseil exécutif, Gilles Simeoni, a nommé « un cercle de malheurs ». Dans l’hémicycle, les visages étaient graves, le malaise latent et les paroles, souvent très attendues, se sont voilées de prudence, certaines plus fortes que d’autres. Des élus ont appelé au réalisme quand d’autres ont botté en touche. Si tous ont affirmé la nécessité de libérer la parole pour dire clairement les choses, comme le demande les collectifs de la société civile qui se sont créés dans la foulée, l’exercice a montré qu’il y a loin de la coupe aux lèvres.
 
Les bons mots
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Par cette phrase de l’écrivain Albert Camus, prononcée au début de son allocution, le président de l’Assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni, pose, d’emblée, les premiers enjeux du débat : « Que peut-il y avoir de pire, pour des élus responsables d’une collectivité humaine, que de la voir frappée par des drames ? Ce peuple, qui nous a fait confiance, ne peut que se tourner vers nous, et nous sommes appelés à dire et à faire ce que nous pouvons dire et faire… Ces drames, ces deuils et cette situation trouble ne constituent pas un fait nouveau… Les dérives que connaît la Corse sont, il faut le dire clairement, de nature mafieuse ». Il insiste sur la nécessité d’employer les bons mots. « La mafia, ce n’est pas seulement le banditisme organisé. Deux autres éléments sont nécessaires pour la caractériser : le lien avec l’économie et celui avec la politique ». Concernant le premier, « il suffit de regarder la carte des assassinats de ces dernières années et celle de la spéculation immobilière pour constater qu’elles sont semblables ». Concernant le second, il croit en l’honnêteté de la plupart des élus corses, même si « on connaît la pression qui pèse sur les élus locaux particulièrement. Pression de la force, pression financière… Nous ne pouvons pas fermer les yeux et nous ne pouvons pas rester silencieux ». Il fustige « les échecs » de l’Etat dont « durant quatre décennies, le seul objectif a été d’arrêter les Nationalistes corses et il a laissé le banditisme s’organiser en toute liberté ». Saluant l’action et la vigilance des associations de défense de l’environnement, il appelle les Corses à se mobiliser.

Jean-Martin Mondoloni. photo Michel Luccioni.
Jean-Martin Mondoloni. photo Michel Luccioni.
Une société complaisante
A sa suite, les élus ne se bousculent pas pour prendre la parole. Après un temps de silence pesant et malaisé, c’est finalement Jean-Martin Mondoloni, président du groupe Per l’Avvene, qui s’y colle. Lui aussi, insiste d’emblée sur la nécessité de « commencer à mettre des mots sur des réalités » et d’éviter de noyer la question dans un débat général. « La violence est multiforme et, donc, multifactorielle. Il ne peut, donc, y avoir que plusieurs solutions ». S’il salue « le mea culpa des Nationalistes », il n’admet pas la mise en cause des gestions passées : « Je ne connais pas d’élus qui n’ont pas essayé de faire au mieux quand ils étaient à votre place… La vertu n’appartient pas à un camp et le vice à l’autre camp, le premier au présent et le second au passé. La chose publique c’est l’expression de la condition humaine, avec une part d’ombre et une part de lumière. Elle est faite de faiblesses et de lâchetés. Tout ça n’appartient pas à un camp, mais les traverse tous ». Pour lui, la logique de solutions est une logique parteneuriale. « L’Etat a-t-il été à la hauteur ? Probablement non ! Faut-il blâmer le système judiciaire pour nous exonérer de nos propres turpitudes ? Nous vivons dans un système tribal, de proximité, d’une trop grande bienveillance, voire complaisance. Que celui d’entre nous, qui n’a pas dans son entourage quelqu’un en marge de la loi, jette la pierre ? ». Il prévient : « Nous devons nous dire les choses les yeux dans les yeux, sinon le débat sera tronqué ». Il se félicite de l’association au débat de la société civile et demande que des anciens élus et les autorités religieuses puissent également apporter leur contributions. Et conclut : « La violence s’arrêtera là où la parole sera libérée ».
 
De l’utilité et des fantasmes
Libérer la parole et définir les mots mafia et pré-mafia est tout aussi indispensable pour Me Julia Tiberi, conseillère territoriale du PNC. « Il y a un silence qui devient mortifère. Nous portons tous en nous une part de responsabilité dans ce silence. Il y a plusieurs explications, d’abord la connaissance, aussi la peur, il ne faut pas s’en cacher. On ne peut pas se plaindre de la violence et l’ignorer en la banalisant ou en la portant aux nues. La violence empoisonne la société corse. Ces modes de règlements des conflits n’ont pas leur place dans notre société démocratique ». L’avocate ajaccienne s’interroge sur l’utilité et la portée du débat. « La société corse en sortira-t-elle plus apaisée ? Malheureusement non ! Il faut rester prudent, éviter la stigmatisation, ne pas céder aux fantasmes, à la rumeur, à la peur, cela ne pourrait qu’alimenter la violence ». Elle pointe aussi du doigt l’action défaillante de l’Etat. « Il y a nombre d’enquêtes non résolues : ce sont des chiffres tristes et lamentables pour l’action de la justice. L’Etat de droit ne peut se résumer à faire respecter les AOT et à saisir les transats sur la plage ». Pour elle, la solution ne passe pas par la création de nouvelles infractions comme le demande un Collectif anti-mafia : « Les droits de la défense sont déjà très restreints, l’inflation répressive n’a jamais rien résolue. Il faut un sursaut collectif, que la Corse dans son ensemble se réveille. J’aimerais que les jeunes admirent l’agriculteur, l’infirmière…. et non le voyou ou la voyoucratie dans son ensemble. Notre salut passe par l’économie, nous sommes un territoire très pauvre : la concentration du pouvoir économique dans les mains de quelques uns n’est pas une bonne chose ».

Petr'Anto Tomasi. photo Michel Lucconi.
Petr'Anto Tomasi. photo Michel Lucconi.
Des garde-fous
L’inefficacité de l’Etat est également fustigée par Petr’Anto Tomasi, président du groupe Corsica Libera. « Pendant longtemps, on a abordé, dans cet hémicycle, la violence sous le prisme des actes de résistance. Pendant ce temps, les violences de type mafieuse ont prospéré. Chacun doit faire face à ses responsabilités, le pouvoir régalien est un pouvoir de l’Etat. Est-ce que l’administration judiciaire s’est montrée efficace dans la lutte contre ces phénomènes ? Non ! On peut s’interroger sur le silence de la préfecture de Corse si prompte à communiquer sur l’ensemble des sujets qui intéressent la vie de l’île. Il y a de quoi s’inquiéter ». Et d’interroger : « Qu’est ce que les Corses attendent de nous et que pouvons-nous apporter comme solutions ? Si nous partageons juste un constat et un pathos, nous ferons la démonstration que le pouvoir politique est inapte à apporter des réponses. Le signal, que nous devons envoyer, est qu’un pas qualitatif doit être franchi… Il ne suffit pas d’invoquer la vertu, la démocratie et l’éthique, il faut avoir des pratiques conformes à la vertu, à la démocratie et à l’éthique. Il faut des garde-fous ». Pour lui, la question foncière est au cœur des tensions qui traversent la société corse : « Il faut défendre et renforcer le PADDUC pour faire baisser les enjeux sur ces questions. Nous devons dire que le projet de société qui est le nôtre n’est pas celui de l’argent facile ou de l’argent roi. Nous devons agir pour rétablir un équilibre et des valeurs dans notre société. L’émancipation d’un peuple ne peut s’accommoder de ces dérives de type mafieuse ».
 
La puissance de l’Etat
Jean-Charles Orsucci, président du groupe Andà per Dumane, avoue avoir attendu les propos de Corsica Libera pour réagir. Ce qu’il fait à travers un vibrant plaidoyer en faveur de l’Etat, redisant son attachement à la République et à ses valeurs. «  Allons-nous entamer un débat sur la violence légitime ou pas ? On risque de se chamailler pour rien. ! Tout doit être mis sur la table. Si nous voulons rester dans un ensemble plus vaste qui s’appelle la République française, c’est justement à cause de cette proximité. Le peuple corse est un peuple méditerranéen qui ressemble aux Siciliens, aux Napolitains… la force du clan a fait certains territoires. Il y a une corrélation entre cette violence ancestrale et le fait que nous soyons le territoire le plus pauvre d’Europe. Le terreau de la violence, là où les bandits recrutent, est dans les territoires pauvres. La lutte contre la précarité est indispensable… ». Pour lui, l’autonomie doit s’accompagner d’un renforcement des fonctions régaliennes de l’Etat « plus de contrôle de légalité, de contrôle judiciaires… A situation exceptionnelle, il y a juridiction exceptionnelle. Si nous devions exercer ces fonctions de police et de justice, ce serait encore plus catastrophique ! Nous devons travailler main dans la main avec l’Etat si nous voulons sortir de l’ornière. Il faut interroger l’institution judiciaire pour savoir pourquoi ces chiffres de résolution d’enquête sont si faibles. Le président de l’Exécutif a la responsabilité de trouver les voies et moyens de sortir de cette situation par une collégialité et des relations apaisées avec l’Etat ».

Gilles Simeoni. Photo Michel Luccioni.
Gilles Simeoni. Photo Michel Luccioni.
Pas de solution magique
Ses responsabilités, Gilles Simeoni entend les assumer pleinement tout en avertissant : « Il ne peut pas y avoir d’homme providentiel, de solutions toutes faites ». L’enjeu, pour lui, est « d’initier ensemble un chemin qui permet aussi vite que possible de rompre définitivement avec les logiques criminelles et mortifères et de faire triompher les forces de la vie. Je ne doute de l’intégrité d’aucun élu dans cette salle, je n’ai aucune raison objective de le faire. J’ai confiance en vous et j’ai confiance en nous, je veux que les Corses, dans la diversité de leurs opinions, nous fassent confiance ». Il récuse, en tant qu’avocat, les lois de circonstance ou les juridictions d’exception. « Sommes nous dans une tendance liberticide ? A l’évidence oui ! Y-a-t-il des dérives mafieuses ou pré-mafieuses en Corse ? A l’évidence oui ! Si la mafia, c’est d’avoir un interlocuteur qui représente un lobby occulte et qui dispose d’une réserve de violence, alors vous savez que ce risque existe ou peut exister. Cela ne veut pas dire que nous allons y céder ». Il explique que la situation a changé depuis 2015 : « L’aspiration à un changement profond laisse place à une absence de perspective avec des actes graves qui se multiplient : incidents criminels, mitraillages, menaces, assassinats… Ce contexte d’ensemble nous amène vers des jours sombres. Y a-t-il la place pour un autre chemin ? Oui ! Mais il n’y a pas de solution magique ».
 
Un autre chemin
Le président de l’Exécutif revient sur sa proposition d’une session spéciale sur le thème : Violence mafieuse et pré-mafieuse : que faisons-nous pour la combattre ? « Peut-on ensemble envoyer le signal que nous sommes d’accord pour nous battre pour que la démocratie réelle existe dans ce pays. Je me bats pour l’autonomie et une Corse libre, je ne veux plus d’une Corse où on va aux enterrements de gens assassinés et où les familles pleurent. Je ne dirais pas ce que je pense de la responsabilité de l’Etat dans ce pays. Je rappelle qu’entre 2005 et 2013, il y a eu 94 assassinats avec un taux de poursuite de 4% et un taux de résolution judiciaire voisin de zéro. Il y a, donc, 92 ou 94 familles qui ne savent pas pourquoi leurs proches sont morts. C’est inacceptable ! Notre pays subit une violence depuis 50 ans, la violence d’avoir en face de nous un Etat qui refuse de reconnaître ce que nous sommes, cette violence –là fait aussi partie de l’équation. Nous, Nationalistes, nous avons su changer et tirer les leçons ». Il entend se concentrer sur ce qu’il peut faire : « Définissons une méthode, listons les comportements et les mécanismes que nous ne voulons plus et donnons-nous ensemble la force de les combattre. Le chemin de la démocratie existe, prenons-le ! ».
 
N.M.