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Aleria est “une action paroxystique, pas un acte fondateur” soutient l’historien et écrivain Pierre Dottelonde


Léana Serve le Mercredi 20 Août 2025 à 18:06

L’historien et écrivain Pierre Dottelonde publie "Corse, la déflagration", un livre qui revient sur les événements d’Aleria au mois d’août 1975. À l’occasion du cinquantenaire de l’événement, il aborde à la fois la portée internationale de ces deux jours de tension et le paradoxe qu’ils représentent dans la construction du nationalisme insulaire.



Aleria est “une action paroxystique, pas un acte fondateur” soutient l’historien et écrivain Pierre Dottelonde

Alors que les événements d’Aleria sont souvent cités comme une date fondatrice de l’histoire contemporaine corse, ils restent pourtant très peu documentés : c’est ce manque que l’historien Pierre Dottelonde a voulu combler en publiant Corse, la déflagration, un ouvrage qui a pour but de reconstruire le récit de ces deux journées d’août 1975. “J’ai choisi de parler des événements d'Aleria parce que ce sont des événements dont tout le monde parle, mais en réalité, pratiquement jamais rien n'a été publié sur le sujet.” Une absence de documentation d’autant plus étonnante quand on la compare à d’autres événements. “Pour les quarante et les cinquante ans de mai 1968, il y a eu beaucoup d’ouvrages, mais sur cette histoire contemporaine corse, il n’y a presque rien.”
 

En s’appuyant notamment sur le dossier d’instruction du procès d’Edmond Simeoni devant la Cour de sûreté de l’État, ainsi que sur les témoignages d’acteurs et sur la presse régionale, nationale et internationale, l’historien restitue presque minute par minute le déroulé des événements, aussi bien du côté des militants que des forces de l’ordre. “Mon travail consiste quand même à alimenter une mémoire, lui donner des repères et des consistances. Pour autant, l’un des problèmes avec les événements d'Aleria, c'est que les acteurs ne se livrent pas forcément complètement, parce que ça reste un événement traumatique. Il est encore compliqué, cinquante ans après, de dépasser cette pudeur, cette crainte, et quelques zones d'ombre persistent encore.”
 

Une portée au-delà de la Corse
 

Si Pierre Dottelonde a choisi d’intituler son livre Corse, la déflagration, c’est avant tout pour illustrer la portée exceptionnelle des événements d’Aleria. Pour lui, le terme “déflagration” va au-delà de la simple explosion physique. “De façon figurée, quand on parle d'une déflagration mondiale, il s'agit d'un conflit généralisé. J'ai choisi d'utiliser ce terme pour illustrer un peu la violence de la secousse qui a traversé la Corse entière, mais également bien au-delà.” Selon lui, jusqu'en août 1975, la Corse restait souvent perçue comme un sujet lointain. “À l'époque, on était sur le continent, et on entendait parler de la question corse, mais de façon très lointaine. C’était avec des images de meetings, il était question des premiers attentats. En plus, depuis la fin de la guerre d’Algérie en 1962, il n'y avait jamais eu de confrontation à visage découvert entre des manifestants et des forces de l’ordre.”
 

Mais la confrontation entre une vingtaine de militants autonomistes occupant une cave et plus de 1 200 hommes des forces de l’ordre a provoqué un véritable électrochoc. “On ne pouvait plus ignorer l'existence de ce qu'on a appelé la question corse, et ça a été perçu par le grand public, à travers les médias français et internationaux. L’une des choses qui m'a le plus marqué, c'est la distorsion extrême entre le nombre d'occupants de la cave et les forces qui sont mobilisées par Michel Poniatowski, qui était ministre de l'Intérieur. Il y a quelque chose qui dépasse presque l'entendement et qui ne s'est jamais observé à aucun autre moment, et c'est extrêmement frappant. Par ailleurs, une chose qui est frappante dans le déroulé, c'est la mauvaise appréciation de part et d'autre de la réaction attendue de la partie en face : du côté de la cave, à aucun moment on n'a imaginé qu'il pourrait y avoir une réponse de cette envergure, et du côté de Paris, à aucun moment on n’a imaginé que les occupants de la cave puissent riposter. Les conséquences ont un peu échappé à tout le monde.”
 

Un événement paradoxal
 

Selon l’historien, malgré son retentissement et sa violence, Aleria reste pourtant un événement paradoxal dans l’histoire contemporaine corse. “On entend très souvent dire qu’Aleria est l’acte fondateur du nationalisme corse, et que c’est le début de ce qu’on pourrait appeler la “nouvelle Corse”. Personnellement, ça fait très longtemps que je m'inscris en faux sur cette qualification d'Aleria.” Pour lui, l’acte fondateur du nationalisme insulaire remonte plutôt à 1964, avec la publication du manifeste du comité d'étude et de défense des intérêts de la Corse (CEDIC), signé notamment par Max Simeoni. “Pour moi, c’est un acte fondateur, parce que dans ce texte, tous les fondements de ce que va devenir le nationalisme corse sont posés avec des mots.”
 

L’historien décrit Aleria comme une “action paroxystique”, un événement unique et brutal qui n’a pas amorcé le processus nationaliste mais l’a plutôt révélé au grand public. “C’est une action qui ne se reproduit pas après, sauf quand Max Simeoni fait une sorte d’Aleria bis l’année suivante en occupant une cave d’un rapatrié impliqué dans le même scandale. À part ça, c’est surtout un événement singulier, qui n’est en réalité pas le début de quelque chose. J'évoque aussi dans le livre la création du FLNC en mai 1976, mais en réalité, le processus était déjà enclenché avant les événements d'Aleria, et ceux-ci ont interrompu le processus qui a redémarré à la fin de l’année 1975.”

Pour Pierre Dottelonde, Aleria marque surtout le point de départ d’un long processus politique encore en cours aujourd’hui. “Cet événement va enclencher le long processus qui débouchera peut-être bientôt sur une autonomie de la Corse : les statuts particuliers de 1982 et 1991, le processus de Matignon, et maintenant celui de Beauvau.” Il souligne aussi que le paradoxe ne s’arrête pas là, notamment avec les commémorations. “Il y avait au départ de petites commémorations, avec peu de gens qui participaient, et ce n’est que depuis 2014 qu’il y a un rassemblement commémoratif tous les ans autour d'une stèle. C’est un événement qui, sans doute, n'est toujours pas complètement assumé. À mon sens, c'est un événement qui n'a pas encore trouvé sa place dans ce qu'on va appeler le narratif corse et il faudra peut-être pas mal d'années avant qu'il y ait une distance suffisante entre la Corse et cette partie de son histoire, sûrement parce que la mort des deux gendarmes continue de peser sur l’événement.”