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Aleria 75 : Que reste-t-il, 50 ans après, de cet évènement qui a changé le destin de la Corse ?


Nicole Mari le Jeudi 21 Août 2025 à 16:40

Les évènements d’Aleria, ce sont seulement deux journées, deux longues journées, les 21 et 22 août 1975, qui ont changé l’histoire contemporaine de la Corse, une poignée d’hommes, de militants autonomistes, qui a ouvert un nouveau chemin, celui de l’émancipation.



Le 21 août 1975, Edmond Simeoni et une douzaine de militants autonomistes de l'ARC occupent la cave Depeille à Aleria pour dénoncer un scandale viticole. Crédit Photo AFP.
Le 21 août 1975, Edmond Simeoni et une douzaine de militants autonomistes de l'ARC occupent la cave Depeille à Aleria pour dénoncer un scandale viticole. Crédit Photo AFP.
Le 21 août 1975, une douzaine de militants autonomistes armés de fusils, emmenés par leur leader, le Dr Edmond Simeoni, investissent la cave Depeille à Aleria pour dénoncer un scandale viticole. Une poignée d’hommes qui ne savent pas, à ce moment-là, qu’ils vont faire l’histoire. Pour eux, la cave Depeille est, à la fois, le symbole honni de la spoliation agricole et de la malfaçon du vin pratiquée dans certains domaines de Plaine orientale appartenant à des Pieds noirs rapatriés d’Algérie, et tolérée par Paris. Son occupation est avant tout un coup médiatique pour attirer l’attention sur ces fraudes vinicoles et la chaptalisation qui menacent de ruiner les petits viticulteurs corses, mais aussi une opération politique au symbolisme fort. Elle est pensée comme le symbole de la lutte contre la colonisation agricole et touristique, la dépossession de la terre, le combat pour l’identité, le refus de l’arbitraire et du centralisme parisien. La stratégie initiale est de multiplier les interviews, de secouer l’opinion publique insulaire et d’organiser un grand rassemblement à l’issue de la troisième journée d’occupation avant une paisible levée de camp. Ces militants s’attendent à une réaction judiciaire post-opération pour occupation illégale d’une propriété et troubles à l’ordre public. Rien de plus.
 
Une affaire d’Etat
Pourtant, les choses prennent rapidement une autre tournure, et cette attention qu’ils réclament, l’Etat va la leur accorder d’une manière inattendue et totalement disproportionnée. A cette occupation politique et pacifique, il répond en envoyant sur place une véritable armada - 1200 gendarmes et une unité de véhicules blindés légers – et lance, le lendemain, dans l'après-midi, un assaut brutal et désordonné qui fait deux morts et un blessé. En quelques heures, l’opération médiatique d’Aleria devient une affaire d’Etat. Comment ? Pourquoi un tel déploiement de forces pour une simple occupation de cave ? Pour quelles raisons, Michel Poniatowsky, alors ministre de l’Intérieur, qui assure l’intérim en l’absence du Président de la République et du Premier ministre, donc seul maître à bord en cette trêve estivale, va-t-il prendre une décision aussi stupéfiante, aussi aberrante, aussi démesurée par rapport à la réalité de la situation ? Quelques attentats ont déjà été commis sur l’île. Paris voulait-il éradiquer le mouvement autonomiste qui commençait à se structurer et à se radicaliser, à l’instar d’autres mouvements de même ordre dans le monde de ces années 60-70 ?
 
Un destin à l’œuvre
50 ans après, les raisons, qui ont dicté ce choix, demeurent toujours aussi absconses, aussi incompréhensibles. Peut-être faut-il chercher la raison ailleurs ! Il y a parfois, dans la vie d’un pays, d’un peuple ou d’un homme, des moments suspendus où le destin se met en marche avec une intensité étourdissante. Porté par les circonstances, il joue sur l’enchaînement imprévisible des faits, l’emballement fou des choix et des actes, le drame, les pertes humaines, et tisse, en quelques heures, le canevas d’un évènement historique. Ce fut le cas d’Aleria. Si l’Etat n’avait pas pris la stupéfiante décision d’envoyer une armada et de donner l’assaut contre une poignée d’hommes et si, cette poignée d’hommes n’avait pas farouchement résisté, et, si, dans cette poignée d’hommes, un homme, Edmond Simeoni, ne s’était pas levé et n’avait pas marché, seul, les mains levées, vers les forces de l’ordre, imprimant à jamais cette image dans l’histoire et dans la légende, entrainant derrière lui un sursaut et un soutien populaire inédits, commémorerait-on 50 ans plus tard les évènements d’Aleria ? On peut supposer que l’occupation de la cave Delpeille ne serait restée qu’un fait d’armes parmi d’autres dans la mémoire collective insulaire, dans l’inventaire des actions et combats menés par les nationalistes, derrière l’Argentella, les Boues rouges ou l’Université.
 
Le réveil d’un peuple
Ce qui rend Aleria unique, c’est qu’il y a un avant et un après Aleria. L’onde de choc est énorme et l’émotion considérable. Dans la foulée, Bastia est le théâtre de violents affrontements qui font, encore, des victimes, des blessés… En deux jours de chaos, la Corse bascule dans une autre histoire. Aleria stoppe net la colonisation agricole et touristique de l’île planifiée par Paris, donne naissance en 1976 à un mouvement nationaliste radical et clandestin : le FLNC (Front de libération nationale de la Corse) et à un puissant mouvement de revendication autonomiste. C’est le temps du Riacquistu, de la reconquête politique, culturelle et linguistique. Les Corses reprennent leur destin en main et s’émancipent, les relations avec l’Etat central ne seront jamais plus les mêmes. La question Corse, totalement ignorée jusque-là, est désormais sur la table. Paris doit, bon gré, mal gré, l’admettre et lâche, quelques années plus tard, dans la douleur et la violence, trois statuts particuliers, frileux, inachevés, qui ne règlent rien. Il y a eu, depuis Aleria, d’autres faits marquants, comme l’affaire Bastelica-Fesch, l’assassinat du Préfet Erignac ou celui d’Yvan Colonna. Mais aucun n’a eu l’importance historique de ces deux jours d’août 1975. Aleria est l’acte fondateur du nationalisme corse, c’est le réveil d’un peuple, de son identité, « une fracture contre le colonialisme, l’acte fondateur de la résistance contemporaine », dira bien plus tard Edmond Simeoni. Aleria, c’est l’aspiration à la liberté, la matrice de tout ce que la Corse a vécu depuis un demi-siècle et ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Un demi-siècle de combat, de turbulences, de drames, d’erreurs terribles, de violence politique, de vies brisées, sacrifiées, d’espoirs déçus, un demi-siècle, à la fois, tragique, sombre, douloureux, mais aussi fécond avec d’indéniables avancées politiques.
 
Les enfants d’Aleria
50 ans après, les enfants d’Aleria sont au pouvoir et leurs idées ont infusé toutes les strates et les générations de la société insulaire. Les Nationalistes sont largement majoritaires en Corse. Et pourtant, 50 ans après, qu’est-ce qui a vraiment changé ? Les problèmes de dépossession et de spoliation, qui ont été les éléments déclencheurs d’Aleria, se sont aggravés sous le joug d’une spéculation foncière et immobilière effrénée, l’identité corse est menacée par une autre colonisation de peuplement, la langue est en désespérance. Jusqu’à peu, l’Etat et ses représentants dans l’île opposaient aux revendications nationalistes le même autisme, le même refus total de dialogue et de démocratie, le même arbitraire, la même logique répressive, le même schéma de dénégation et d’ostracisme. 50 ans après les premières revendications d’autonomie, la Corse est toujours en butte au même centralisme parisien. Elle reste la seule île de Méditerranée à n’être pas autonome. Il aura fallu un autre drame en mars 2022, l’assassinat d’Yvan Colonna, et la révolte populaire qu’il a déclenchée pour que Paris consente enfin à considérer la question Corse. 50 ans après, les enfants d’Aleria arrachent, dans un bras de fer, la promesse d’une réforme constitutionnelle et l’octroi d’un statut d’autonomie. Le projet de loi sera débattu devant les deux Chambres parlementaires à l’automne. Mais l’avenir reste incertain. Le vieil Etat, jacobin et sclérosé, qui a délégué pratiquement tout son pouvoir à Bruxelles, demeure, en dépit de toute logique et de toute raison, farouchement enchainé au dogme quasi-métaphysique de l’uniformité de la République française et d’une idéologie d’un autre âge. Il suffit de regarder la frilosité et la peur qui agitent les partis nationaux et les institutions parisiennes, parlementaires, juridiques et médiatiques devant le projet d’écritures constitutionnelles pour le vérifier.

Alors 50 ans après, que reste-t-il d’Aleria ? Un évènement qui a changé l’histoire d’un petit peuple qui a beaucoup souffert, d’une petite île en proie à d'avides convoitises, et la mémoire d’hommes déterminés, prêts à se battre et à mourir pour la Corse. Aleria, c’est, pour les nouvelles générations, une leçon de courage et de volonté, une prise de conscience. Un appel à ne pas baisser les bras, à poursuivre démocratiquement le combat. C’est plus que jamais une question de survie.
 
N.M.