La contestation prend forme en Corse. Ce mardi matin, à l’appel d’un mouvement national, des internes en médecine ont exprimé leur rejet du projet de loi Garot devant l’hôpital de Bastia. Le texte, déjà partiellement adopté à l’Assemblée nationale, prévoit de restreindre la liberté d’installation des jeunes médecins, afin de lutter contre les déserts médicaux. Une mesure vécue comme une « injustice » par les futurs praticiens. “On s’engage pendant une dizaine d’années, avec beaucoup de sacrifices, et on nous dit qu’on ne pourra pas s’installer où on veut”, déplore Christian Raffalli, interne en médecine polyvalente. “Je connais un interne qui a un projet d’installation à Cervione depuis le début de ses études, et il ne pourra pas s’y installer, parce que selon les cartes de l’ARS, il y a suffisamment de médecins pour la population.”
Pour les étudiants, il n’est pas envisageable de s’installer durablement dans une zone considérée comme un désert médical. “Si un médecin s’installe dans une commune sans épicerie, sans boulangerie, sans crèche… comment va-t-il faire avec sa vie de famille”, s’interroge Christian Raffalli. Une réflexion que se pose également Léa Salord, interne à l’hôpital de Bastia. “Quand on termine nos études, on a à peu près trente ans, la plupart ont des conjoints et certains ont des enfants. On vient de passer dix ans de sacrifices pour qu’on nous mette encore dans un trou, où il n’y aura pas de travail pour notre conjoint et pas d’école pour nos enfants. Si j’avais su qu’on allait, au terme de mes études, me dire que je n’allais pas pouvoir m’installer où j’ai grandi et où je projetais de m’installer, j’aurais réfléchi à deux fois.”
Si le projet de loi concerne principalement les médecins généralistes, les médecins spécialistes sont aussi concernés. Léa Cesari, interne en spécialité endocrinologie, indique que cette loi va “toucher à notre liberté d'installation sans compter le principe de spécialité et de sous-spécialité”. “S’il y a déjà un spécialiste dans une région, par exemple un dermatologue, un autre dermatologue ne pourra pas s’installer, même s’ils ne font pas les mêmes sous-spécialités.”
Des internes favorables mais prudents face à la solidarité territoriale
Ce vendredi, le Premier ministre François Bayrou a présenté le “pacte de lutte contre les déserts médicaux” que le gouvernement souhaite instaurer. La proposition repose sur la création d’une “solidarité territoriale”, qui obligerait tous les médecins à consacrer deux jours par mois à des consultations dans les zones sous-dotées. Une idée que les internes comprennent, bien qu’ils émettent des réserves. “Dans le principe, on n’est pas contre, mais l’obligation est-elle nécessaire”, indique Christian Raffalli.
Pour Léa Salord, c’est aussi le principe d’obligation qui dérange. “Bien sûr qu’on peut faire des consultations avancées dans des zones reculées, on est là pour offrir du soin à la population, mais il faut que ce soit sur la base du volontariat, et je suis sûre que beaucoup d’internes seront volontaires. Il ne faut pas obliger les internes à pallier des problèmes qui datent de trente ans.” Léa Cesari est quant à elle plus critique. “Cette année, on dit deux jours par mois, mais l’année prochaine, ce sera quoi ? Trois jours, et ensuite une semaine ? Si c’est bien discuté, je ne suis pas contre, mais il faut voir les conditions, si on doit investir nous-mêmes dans le matériel sur place, et aussi le temps de trajet. Il faut que ce soit cadré.”
Une réforme du remplacement qui inquiète
Autre point abordé lors de la manifestation : le principe de remplacement. “Il y a également dans cette loi une interdiction de faire plus de quatre ans de remplacement pour les jeunes médecins”, explique Xavier Pieri, médecin libéral. “Si je veux prendre une semaine de vacances et que je n'arrive pas à trouver de remplaçant, je suis obligé de fermer mon cabinet. On ne résout pas le problème, on le déplace.” Léa Cesari détaille cette proposition présente dans la loi : “Aujourd’hui, on est autorisé à être médecin remplaçant même si on n'a pas encore fini notre internat, ce qui permet une continuité des soins. Pour les médecins généralistes, c'est à partir d’un an et demi, et pour les spécialistes, c'est à partir de la troisième année. Mais maintenant, ils veulent attendre le docteur junior, c'est-à-dire la quatrième année, avant de pouvoir effectuer des remplacements. Je trouve ça dommage, parce que ça fera des internes en moins pour remplacer les médecins qui partent en vacances, par exemple.”
Pour Xavier Pieri, il est avant tout nécessaire de former plus de médecins. “Il n’y a pas assez de médecins formés en France actuellement. Il faudrait ouvrir un petit peu ce numerus clausus pour former plus de médecins, d’autant plus que la population générale vieillit avec de plus en plus de pathologies, et donc un besoin de soins.”
Tous craignent maintenant que cette loi, si elle est adoptée, fasse fuir les jeunes étudiants voulant s’orienter en médecine. “On tire sur la corde, et certains vont peut-être aller dans d’autres pays, comme la Suisse, où ça se passe différemment, parce qu’ils ne se sentent pas soutenus”, indique Christian Raffalli. “On étudie pendant dix ans sur le continent, loin de notre famille, pour ne pas pouvoir revenir dans notre région à la fin, et forcément ça peut décourager les plus jeunes”, précise Léa Cesari. Xavier Pieri conclut : “Comment voulez-vous attirer des jeunes collégiens, des jeunes lycéens dans cette filière qui est longue et difficile ? On veut soigner l'ensemble de la population, et en particulier nos aînés qui ont le plus besoin de nous, mais pour ça il faut les inciter. Pour inciter les jeunes à découvrir ce métier formidable, il ne faut surtout pas les contraindre. Les internes ont déjà un poids énorme, il ne faut pas leur en rajouter.”