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107 ans après l’Armistice, la Corse reste marquée par la Grande Guerre


Léana Serve le Lundi 10 Novembre 2025 à 11:55

En ce 11 novembre 2025, la France commémore le 107e anniversaire de l’Armistice de 1918. Durant la Première Guerre mondiale, plus de 11 000 Corses ont perdu la vie, le taux le plus élevé du pays. Un bilan qui a profondément marqué l’histoire, l’économie et la mémoire collective insulaire.



Sylvain Gregori, historien et conservateur du musée de Bastia
Sylvain Gregori, historien et conservateur du musée de Bastia

En ce 11 novembre 2025, la Corse, comme le reste du pays, commémore le 107e anniversaire de l’Armistice de 1918. Partout sur l’île, les cérémonies réunissent plusieurs dizaines de personnes autour des monuments aux morts. Mais derrière la solennité des commémorations, se cache l’histoire d’une île qui, dès 1914, a vu partir près de 40 000 hommes pour le front, soit la quasi-totalité des hommes en âge de combattre. « On les retrouve sur tous les fronts : dans l'est ou le nord de la France, en Afrique du Nord avec un régiment qui va partir pour surveiller les éventuelles rébellions des tribus, dans les Balkans et en Italie », explique Sylvain Gregori, historien et conservateur du musée de Bastia.
 

Une mobilisation qui s’est faite « de manière assez particulière », car des hommes trop âgés et des pères de familles nombreuses ont quand même été envoyés au front. « On a mobilisé des hommes qui n'étaient pas forcément en âge d'être mobilisés, même si la situation va se régulariser, parce que la population et les élus vont monter au créneau. Dans les mois qui suivent la mobilisation, on va avoir quand même une régularisation de ces abus. » Cette mobilisation massive entraîne des difficultés économiques : l’agriculture et l’élevage perdent leur main-d’œuvre, et la production viticole et bovine est largement affectée.
 

Les rotations maritimes sont réduites, et avec elles, l’approvisionnement des villages et des villes. « On a une île qui est très marquée déjà par l'isolement géographique du fait de la faiblesse des rotations maritimes. L’économie s'effondre, malgré l'utilisation d'une main-d'œuvre composée de prisonniers de guerre, mais qui est limitée à 4 000 prisonniers, qui ne remplacent évidemment pas les 40 000 mobilisés. L'île va être aussi privée de la main-d'œuvre italienne, du fait de l'entrée en guerre de l'Italie entre 1915 et 1918. On a la plupart des usines qui vont fermer, sauf celles qui sont utilisées par l'effort de guerre. Au sortir de la guerre, la Corse sera quasiment vidée de toutes ses forces productives. »
 

« 5 millions de francs ont été versés à l’État en 1917 »
En plus de ces contraintes matérielles, les Corses participent activement à l’effort financier de la guerre. Selon l’historien, « 5 millions de francs ont été versés à l’État en 1917 ». Dans une île déjà considérée comme l’une des régions les plus pauvres de France, ces contributions représentent une part importante des économies locales. « On voit que cet effort de guerre témoigne certes de leur patriotisme français, mais derrière se cache aussi la volonté de hâter la guerre pour que les mobilisés rentrent au pays. Plus vite on écourte la guerre, moins il y a de morts et plus on peut voir revenir les Poilus mobilisés. »
 

Le retour difficile des Poilus corses
 

L’annonce de l’Armistice, le 11 novembre 1918, parvient aux Corses par la presse locale et le télégraphe, quasiment les seuls moyens de communication de l’époque. Pour la population, « c'est plus un sentiment de soulagement que de joie ». Le bilan humain, lui, est lourd : plus de 11 000 Corses ont perdu la vie, soit un soldat sur quatre mobilisés, « le taux le plus élevé de France ». Les célébrations et le retour des Poilus se font dans des conditions difficiles, notamment parce que la démobilisation n’est pas immédiate. « Elle va se produire dans les mois qui suivent, selon les classes d'âge. Mais on a aussi des difficultés concernant la démobilisation : avec moins de rotations maritimes, on se retrouve avec des Poilus démobilisés qui ne peuvent pas prendre le bateau, et qui vont rester pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, à Marseille, au fameux American Park, où ils ne sont pas pris en charge. Cette absence de prise en charge par les autorités va être un des scandales de cet immédiat après-guerre, et là encore, la population et les parlementaires vont faire pression pour que cette situation soit régularisée. »
 

Malgré le soulagement lié à la fin de la guerre, l’île apparaît épuisée, et son économie est profondément affectée. « Cette guerre a accéléré l'effondrement d'une économie traditionnelle agropastorale », détaille Sylvain Gregori. « Elle a vraiment porté un coup d'accélérateur aux problèmes économiques. Et progressivement, on va voir dans cet après-guerre un phénomène migratoire, déjà lancé dans les années 1880, s'accélérer. On va avoir une perte démographique qui est l'une des conséquences de cet après-guerre. »
 

Le mythe des 40 000 morts, reflet d’un traumatisme collectif
 

La fin de la guerre apporte également « un véritable traumatisme » pour les familles : « avec un poilu sur quatre qui a été tué, tout le monde a un père, un frère, un mari, un cousin, un oncle qui n’est jamais revenu ». De ce traumatisme collectif va naître le mythe des 40 000 morts. « Dans l'opinion de l'époque, tout le monde est persuadé qu'il y a eu beaucoup plus de morts que les 11 000 tués. C’est un mythe populaire, mais qui va être aussi diffusé et reconnu politiquement par l'ensemble des élites politiques corses. Pour les Corses, ça va vraiment être quelque chose qui témoigne de ce traumatisme, et qui symbolise aussi la participation des Corses à la Grande Guerre : pour la droite et la gauche radicale socialiste, une participation sacrificielle et patriotique ; un sacrifice voulu par les industriels pour le Parti communiste ; et le fait que les Corses ont servi de chair à canon à la France pour les autonomistes. Et de ce traumatisme va naître, d'un point de vue politique, le Parti autonomiste corse, créé par Petru Rocca, ancien combattant. »

Le mythe, qui perdure pendant plusieurs décennies, va finalement être abandonné au cours des années 2000. « On va commencer à se poser la question du nombre de tués, et pour trancher ce débat, on va recenser tous les morts qui sont présents sur les monuments aux morts dans chaque commune », indique Sylvain Gregori. Aujourd’hui, la mémoire de la Grande Guerre est « un moment très consensuel », où « la communauté se retrouve, sans distinction idéologique, dans le respect évidemment des morts ». « Tout le monde se retrouve pour honorer les ancêtres, parce qu'il y a quand même encore ce côté affectif qui est très fort dans les familles corses. On est dans une mémoire qui reste à la fois très populaire, mais aussi de plus en plus difficile à se prolonger et se transmettre, et de plus en plus marquée par la trace de l'officialité avec les autorités nationales. Par contre, Internet et les réseaux sociaux vont dans le sens d'une certaine forme de transmission, et on retrouve d’ailleurs les traces de cette présence du mythe des 40 000 morts. C'est intéressant de voir que, malgré le fait qu'on sache vraiment le nombre de tués, on voit que ce mythe est toujours présent, et que c'est très difficile de le déraciner de l'imaginaire où il a été ancré depuis maintenant plus d'un siècle. »