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Guerre de 14-18 : La Corse s’est vêtue de noir !


Nicole Mari le Dimanche 3 Août 2014 à 00:07

La 1ère guerre mondiale, dont on célèbre le centenaire, a été, particulièrement meurtrière. 1,4 million de Français périront dans l’enfer des tranchées. Sur les 48000 Corses mobilisés, 11 325 ne reviendront pas. Pour l’économiste, Michel Castellani, spécialiste de la démographie insulaire, également élu territorial de Femu a Corsica et conseiller municipal bastiais, le coût humain est bien plus lourd que celui annoncé par les chiffres officiels. Il explique, à Corse Net Infos, les raisons d’un tel décalage et analyse ses conséquences démographiques et économiques.



Michel Castellani, professeur d'économie à l'université de Corse, spécialiste de la démographie insulaire, également élu territorial de Femu a Corsica et conseiller municipal bastiais.
Michel Castellani, professeur d'économie à l'université de Corse, spécialiste de la démographie insulaire, également élu territorial de Femu a Corsica et conseiller municipal bastiais.
- Quel a été le véritable coût humain de la 1ère guerre mondiale pour la Corse ?
- Des chiffres les plus divers ont circulé, souvent davantage dictés par l’émotion que par des estimations fiables. J’ai, personnellement, épluché les recensements de 1911 et 1921, en comparant systématiquement les cohortes. Par rapport à la mortalité normale de l’époque, il manque, à la sortie, quinze à dix-sept mille hommes dans les classes d’âge mobilisables. A ces pertes déjà désastreuses, il convient d’ajouter celles des innombrables Corses installés sur le continent et dans l’Empire et, donc, non recensés en 1911 dans l’île. Mais, je ne voudrais pas que le débat sur les chiffres prenne le dessus et occulte l’essentiel : tant de vies brisées, de souffrances et de désespoir ! C’est à cette époque que la Corse s’est vêtue de noir. Pas une famille n’a échappé au malheur.
 
- En pourcentage, le nombre de tués corses a-t-il excédé celui de la moyenne française, comme on peut le lire souvent ?
- Oui, de beaucoup ! La France totalisait 41,48 millions d’habitants et a souffert de la disparition de 1,4 à 1,5 million de soldats, donc 35 pour mille. La Corse, si l’on accepte les 288 820 habitants officiels et l’estimation prudente des pertes, en est déjà à 52 pour mille ! Plus que probablement, l’île comptait 11 000 habitants de moins, ce qui aggrave la part relative des pertes réelles. Ce serait encore pire si l’on y ajoutait les Corses de l’extérieur…
 
- A ces disparitions s’ajoutent les blessés. Pouvez-vous les quantifier ?
- Non ! Leur quantification s’avère impossible. Les multiples témoignages attestent de leur grand nombre et de la gravité fréquente des traumatismes.
 
- Comment peut-on expliquer pareil décalage ?
- La jeunesse relative de la population a joué en partie, mais ne peut expliquer pareille disparité. Il est plus que probable que les Corses ont fait partie de ceux qui ont souffert de traitements « particuliers ». Cette guerre a été impitoyable pour tous, mais j’ai le sentiment que pour nos pauvres jeunes, jetés dans un univers inconnu et une culture, pour beaucoup, étrangère, elle a constitué un enfer total.
 
- Quelles ont été les conséquences démographiques pour la Corse ?
- Elles ont été profondes et durables. On peut même parler, sans exagérer, de rupture. La Corse a, longtemps, connu une très forte vitalité démographique. La profusion d’enfants garantissait la jeunesse de la pyramide des âges et, donc, les forts taux de natalité. Ce cercle autoentretenu a commencé à s’éroder avec la forte tendance à l’émigration induite par le non-développement de l’île, la faim de terre, un statut douanier pénalisant, l’opportunité constituée par l’Empire… D’autant que les départs touchaient essentiellement des actifs. Les prélèvements instantanés de la guerre ont cassé cette logique démographique, de type Mezzogiorno en phase de résistance, et conduit très rapidement à une démographie marquée par le recul des naissances et le vieillissement du corps social. Avant le conflit, l’île enregistrait plus de 6 000 naissances par an. 20 ans après, elle n’en affiche plus que 3 500 !
 
- Le peuplement de l’île a-t-il évolué ?
- Oui ! Fondamentalement. On est passé d’une structure de peuplement rural dense à une domination énorme de population urbaine. L’administration et l’activité portuaire d’importation ont fait émerger une ville-maîtresse par versant. La rupture a été extraordinairement rapide. Dans pratiquement tout l’intérieur de l’île, les deux-tiers, quelquefois même les trois-quarts, des volumes de population se sont évaporés en seulement deux générations. En quelques années, par exemple, Carchetu perd 60% de ses habitants, Azilone plus de la moitié, Zerubia presque autant, et ce ne sont que des exemples…
 
- L’économie de l’île a-t-elle, également, été impactée ?
- Oui ! Jusqu’au conflit de 1914, la Corse a toujours été exportatrice. Le labeur était quotidien et harassant. Elevage, agriculture, artisanat, carrières… entretenaient la production. Tout ceci a été cassé net ! En cinq ans, le maquis a tout envahi et les bras nécessaires à la reconquête ont manqué. Les pensions ont commencé à arriver dans l’île, à destination des blessés ou des veuves. Très rapidement, la Corse a basculé dans une économie artificielle. Loin de se reconstruire sur des bases productrices, volens nolens, elle a joué à fond la carte du départ, de l’administration et des aides publiques. Les grands élus politiques ont fidélisé des familles entières d’électeurs en recourant à ces artifices. Plus tard, le système d’aide à l’importation a induré ce système pervers. Je dis « pervers » parce qu’il a maintenu l’île dans un mal développement, dans une médiocrité sociale et une société à deux vitesses. La Corse, terre de travail et de production, est devenue une périphérie dépendante, puis, ce qui n’est pas contradictoire, une terre d’économie résidentielle.
 
- Comment l’opinion a-t-elle intégré pareil drame ?
- Sur le coup, évidemment, la douleur a écrasé la Corse. Puis, l’évènement a été analysé très différemment. Une partie de l’opinion a accepté l’effet intégrateur à la France, le sang mêlé… Une autre a, au contraire, insisté sur le massacre imposé. Il y a eu la prise de conscience de la marginalisation et des problèmes sociaux, la résurgence du mouvement national jusqu’à ce qu’il se brise sur les prétentions mussoliniennes et le second conflit mondial.
 
- Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
- Aujourd'hui, tout ceci n’est plus qu’un souvenir historique dramatique. Il est des malheurs sur lesquels on ne peut plus revenir. Mais, on peut essayer d’en tirer les leçons. Savoir que le recours à la guerre est toujours source de catastrophes, que le respect et la coopération des hommes et des peuples sont infiniment préférables. Pour ce qui est de la Corse, il faut garder pieusement en mémoire le sacrifice de tant de jeunes et avoir la volonté de leur rester fidèles, d’abord, sans doute, en respectant notre culture et en fortifiant notre capacité productive. Le temps passe et le combat pour notre peuple continue…
 
Propos recueillis par Nicole MARI