Ghjiseppu Turchini, professeur de langue et de culture corses, auteur de « Mille ! Mille ! 1000 induvinelle à bisticci, motti è parafanfule ».
- Ecrire des devinettes en corse sans traduction, est-ce un pari ?
- C’est vrai. C’est un pari. Après deux recueils de stalvatoghju, qui est la forme reine de l’oralité, j’ai commencé, en manipulant la matière humoristique orale transcrite à l’écrit, à modeler quelque chose qui allait au-delà de la langue que j’utilisais. J’ai travaillé sur la matière linguistique, sur les virtualités potentielles de la langue qui, de ce fait, devient un sujet de création humoristique, notamment par les jeux de mots, les calembours, les mises en miroir, les proverbes détournés, les expressions usuelles…
- Est-ce un vrai travail de création ou vous êtes-vous inspiré d’un patrimoine existant ?
- Non. C’est un vrai travail de création sur la langue. L’ouvrage ne se compose pas d’aphorismes, de saillies ou de bons mots, mais d’induvinelle, c’est-à-dire de questions-réponses, de 1000 devinettes qui, elles, comportent des bisticci, des calembours qui sont des jeux de mots basés sur l’homophonie, des motti, des bons mots, et des parafanfule, des propos absurdes.
- La langue corse se prête-t-elle facilement à ce jeu sur les mots ?
- Une des grandes richesses de la langue française est d'être bourrée d’homophones. Par exemple, au seul son « ver » correspond 13 mots différents avec leur pluriel respectif. Cette ressource n’existe pas dans la langue corse. En termes d’homophones directs, c’est-à-dire 2, 3 ou 4 mots qui ont la même prononciation ou une prononciation qui se ressemble, le corse n’a pas le même potentiel que le français. J’ai l’impression que, dans la tradition insulaire, la veine du jeu de mots, en général, et, plus particulièrement, du calembour n’était pas exploitée. Il n’y a pas beaucoup d’exemples écrits ou transcrits dans la littérature.
- Le calembour n’est, donc, pas un genre insulaire ?
- Non. Un des rares calembours connus est le fameux jeu de mot sur « u trinighellu » qui veut dire « petit train » et « trinnighellu » avec 2 n, qui signifie « qui secoue, le secoueur ». Des personnes ont certainement du pratiquer le calembour, mais il y en a peu de traces. Le calembour est un jeu de mot gratuit, gratifiant pour celui qui le pratique et pour celui qui l’apprécie, ce qui n’est pas donné à tout le monde et le rend parfois indigeste à d’autres. C’est un genre qu’il faut priser.
- Comment expliquer son inexistence ?
- Il faut distinguer deux choses, comme je l’ai expliqué dans la préface d’un de mes livres « Ci hè da ride ». Dans les campagnes, dans la société agropastorale en général, que ce soit en Italie, en Espagne ou en France, la tradition judéo-chrétienne a toujours dénoncé le rire comme diabolique, contraire à l’esprit posé, à la mesure chrétienne parce qu’il débouche rapidement sur la moquerie, la déstabilisation de l’individu ou la trivialité. Un proverbe corse le résume en disant : « A risa sta in bocca a i scemi » (Le rire est dans la bouche des fous).
- Peut-on en conclure que le Corse n’aime pas rire, comme on le prétend parfois ?
- Non. C’est le 2ème aspect. On s’aperçoit en écoutant I Chjami e Rispondi que les chants électoraux sont des délices d’ironie et de cruauté, i scherzi magnificu. Rien que Grossu Minutu ou les surnoms collectifs des villageois qui sont toujours affublés d’un défaut majeur : arrubà a moglia, scarza muti… prouve que le rire existe sous plusieurs formes et était omniprésent dans la société corse. Notre littérature compte nombre d’auteurs comiques ou qui ont travaillé l’humour : Mgr De la Foata, Prete Gentili, Prete Guglielmu, etc. Mais, le regard des écrivains romantiques sur la femme corse, austère, style Colomba, nous a plombés !
- Votre travail est donc assez inédit. Comment avez-vous trouvé ces calembours ?
- A l’intérieur de la phrase, en combinant des mots, en les titillant, parfois de manière fortuite, en discutant, en lisant, en écoutant la télé… Autant le propos est ludique, léger, autant je me suis efforcé de soigner l’écriture littéraire. A partir de là, tout bois est bon pour faire du feu ! J’ai détourné beaucoup de proverbes et d’expressions idiomatiques, parfois en changeant simplement une lettre à un mot. Un exemple : « Cumu si ricunnosce u martellu di l’usciu felice ? » (Comment reconnaît-on un marteau de porte heureux ?) : « Hé cuntentu cum’è u pichju » (content comme un pic-vert). Au final, j’en ai compilé 1000 pour en faire un recueil et j’en ai encore quelques milliers en réserve.
- Comment savez-vous que ces cacciate fonctionnent ?
- D’abord, il arrive qu’on se fasse rire soi-même. Et, puis, on les teste. Comme j’ai pris du plaisir à les faire, j’espère que le lecteur en prendra à les lire ! Il faut une certaine tournure d’esprit pour les apprécier. Certains détestent, d’autres ne comprennent pas tout. Il faut, quand même, avoir un certain niveau de pratique de corse pour les comprendre ou, du moins, connaître les proverbes et les expressions usuelles.
- Sont-elles traduisibles ?
- Non. L’écrasante majorité des « cacciate » ne fonctionne qu’en corse ! Le jeu de mots et surtout le calembour ne fonctionnent qu’avec leur propre matière linguistique. Dans mon livre, j’ai utilisé des thèmes et une matière universels, mais le jeu de mots passe par le prisme corse. Par exemple : « Quale essu hè u mottu di u ghjattu di Shakespeare ? » (Quel est le slogan du chat de Shakespeare ?) : « Tupini ou not tupini ! ». Ça ne marche qu’en corse !
- Pensez-vous que ces bisticci puissent être une passerelle vers l’apprentissage ou le perfectionnement du corse ?
- Je l’espère ! Je prône et je mets en œuvre cet aspect didactique du rire pour faire accéder la langue corse à une modernité et une réactivité contemporaine. Ces jeux de mots inutiles et sans prétention peuvent rendre le corse plus attractif, y compris pour les jeunes. Il faut prendre du plaisir à ce qu’on fait, à ce qu’on lit. Sans ce plaisir, la langue est condamnée à disparaître. Même si on obtient un statut de coofficialité et son application pleine et entière, si les gens ne s’épanouissent pas en parlant leur langue, si la langue corse n’occupe pas tous les espaces du plaisir, de la création, de l’échange, de l’interactivité et du cognitif, le pari est perdu d’avance.
Propos recueillis par Nicole MARI
- C’est vrai. C’est un pari. Après deux recueils de stalvatoghju, qui est la forme reine de l’oralité, j’ai commencé, en manipulant la matière humoristique orale transcrite à l’écrit, à modeler quelque chose qui allait au-delà de la langue que j’utilisais. J’ai travaillé sur la matière linguistique, sur les virtualités potentielles de la langue qui, de ce fait, devient un sujet de création humoristique, notamment par les jeux de mots, les calembours, les mises en miroir, les proverbes détournés, les expressions usuelles…
- Est-ce un vrai travail de création ou vous êtes-vous inspiré d’un patrimoine existant ?
- Non. C’est un vrai travail de création sur la langue. L’ouvrage ne se compose pas d’aphorismes, de saillies ou de bons mots, mais d’induvinelle, c’est-à-dire de questions-réponses, de 1000 devinettes qui, elles, comportent des bisticci, des calembours qui sont des jeux de mots basés sur l’homophonie, des motti, des bons mots, et des parafanfule, des propos absurdes.
- La langue corse se prête-t-elle facilement à ce jeu sur les mots ?
- Une des grandes richesses de la langue française est d'être bourrée d’homophones. Par exemple, au seul son « ver » correspond 13 mots différents avec leur pluriel respectif. Cette ressource n’existe pas dans la langue corse. En termes d’homophones directs, c’est-à-dire 2, 3 ou 4 mots qui ont la même prononciation ou une prononciation qui se ressemble, le corse n’a pas le même potentiel que le français. J’ai l’impression que, dans la tradition insulaire, la veine du jeu de mots, en général, et, plus particulièrement, du calembour n’était pas exploitée. Il n’y a pas beaucoup d’exemples écrits ou transcrits dans la littérature.
- Le calembour n’est, donc, pas un genre insulaire ?
- Non. Un des rares calembours connus est le fameux jeu de mot sur « u trinighellu » qui veut dire « petit train » et « trinnighellu » avec 2 n, qui signifie « qui secoue, le secoueur ». Des personnes ont certainement du pratiquer le calembour, mais il y en a peu de traces. Le calembour est un jeu de mot gratuit, gratifiant pour celui qui le pratique et pour celui qui l’apprécie, ce qui n’est pas donné à tout le monde et le rend parfois indigeste à d’autres. C’est un genre qu’il faut priser.
- Comment expliquer son inexistence ?
- Il faut distinguer deux choses, comme je l’ai expliqué dans la préface d’un de mes livres « Ci hè da ride ». Dans les campagnes, dans la société agropastorale en général, que ce soit en Italie, en Espagne ou en France, la tradition judéo-chrétienne a toujours dénoncé le rire comme diabolique, contraire à l’esprit posé, à la mesure chrétienne parce qu’il débouche rapidement sur la moquerie, la déstabilisation de l’individu ou la trivialité. Un proverbe corse le résume en disant : « A risa sta in bocca a i scemi » (Le rire est dans la bouche des fous).
- Peut-on en conclure que le Corse n’aime pas rire, comme on le prétend parfois ?
- Non. C’est le 2ème aspect. On s’aperçoit en écoutant I Chjami e Rispondi que les chants électoraux sont des délices d’ironie et de cruauté, i scherzi magnificu. Rien que Grossu Minutu ou les surnoms collectifs des villageois qui sont toujours affublés d’un défaut majeur : arrubà a moglia, scarza muti… prouve que le rire existe sous plusieurs formes et était omniprésent dans la société corse. Notre littérature compte nombre d’auteurs comiques ou qui ont travaillé l’humour : Mgr De la Foata, Prete Gentili, Prete Guglielmu, etc. Mais, le regard des écrivains romantiques sur la femme corse, austère, style Colomba, nous a plombés !
- Votre travail est donc assez inédit. Comment avez-vous trouvé ces calembours ?
- A l’intérieur de la phrase, en combinant des mots, en les titillant, parfois de manière fortuite, en discutant, en lisant, en écoutant la télé… Autant le propos est ludique, léger, autant je me suis efforcé de soigner l’écriture littéraire. A partir de là, tout bois est bon pour faire du feu ! J’ai détourné beaucoup de proverbes et d’expressions idiomatiques, parfois en changeant simplement une lettre à un mot. Un exemple : « Cumu si ricunnosce u martellu di l’usciu felice ? » (Comment reconnaît-on un marteau de porte heureux ?) : « Hé cuntentu cum’è u pichju » (content comme un pic-vert). Au final, j’en ai compilé 1000 pour en faire un recueil et j’en ai encore quelques milliers en réserve.
- Comment savez-vous que ces cacciate fonctionnent ?
- D’abord, il arrive qu’on se fasse rire soi-même. Et, puis, on les teste. Comme j’ai pris du plaisir à les faire, j’espère que le lecteur en prendra à les lire ! Il faut une certaine tournure d’esprit pour les apprécier. Certains détestent, d’autres ne comprennent pas tout. Il faut, quand même, avoir un certain niveau de pratique de corse pour les comprendre ou, du moins, connaître les proverbes et les expressions usuelles.
- Sont-elles traduisibles ?
- Non. L’écrasante majorité des « cacciate » ne fonctionne qu’en corse ! Le jeu de mots et surtout le calembour ne fonctionnent qu’avec leur propre matière linguistique. Dans mon livre, j’ai utilisé des thèmes et une matière universels, mais le jeu de mots passe par le prisme corse. Par exemple : « Quale essu hè u mottu di u ghjattu di Shakespeare ? » (Quel est le slogan du chat de Shakespeare ?) : « Tupini ou not tupini ! ». Ça ne marche qu’en corse !
- Pensez-vous que ces bisticci puissent être une passerelle vers l’apprentissage ou le perfectionnement du corse ?
- Je l’espère ! Je prône et je mets en œuvre cet aspect didactique du rire pour faire accéder la langue corse à une modernité et une réactivité contemporaine. Ces jeux de mots inutiles et sans prétention peuvent rendre le corse plus attractif, y compris pour les jeunes. Il faut prendre du plaisir à ce qu’on fait, à ce qu’on lit. Sans ce plaisir, la langue est condamnée à disparaître. Même si on obtient un statut de coofficialité et son application pleine et entière, si les gens ne s’épanouissent pas en parlant leur langue, si la langue corse n’occupe pas tous les espaces du plaisir, de la création, de l’échange, de l’interactivité et du cognitif, le pari est perdu d’avance.
Propos recueillis par Nicole MARI
Ghjiseppu Turchini, Mille ! Mille ! 1000 induvinelle, Editions Albiana (2013)
Ce n’est pas toujours facile de comprendre les « cacciate » de Ghjiseppu Turchini. Il en convient lui-même ! Il faudrait, pour cela, maîtriser a lingua nostra aussi bien que ce professeur et spécialiste de langue corse, écrivain et ciseleur de mots le fait, autant par passion que par conviction.
Son recueil de 1000 devinettes est un concentré de calembours, de contrepèteries, de jeux de mots, d’expressions et de proverbes détournés, d’absurdités, d’humour insulaire, de cette macagna, si consubstantielle à notre culture qu’elle en est devenue un point de référence !
Ghjiseppu Turchini est assurément un faiseur de bons mots, de perles burlesques, de lazzi singuliers, de traits d’esprit qui volent brefs, légers, aiguisés, subtils, parfois déroutants, souvent absurdes, quelquefois amoraux ou scabreux, mais toujours plaisants et drôles. Il manie la langue avec une gourmandise contagieuse qui séduit dès la première phrase et donne envie de s’y coller. Entre deux éclats de rire, on s’y attache. Perdu dans un double sens ou une référence qui nous échappe, on s’y accroche. Au fil de cette mécanique percutante et concise, irrévérencieuse et malicieuse, on se laisse prendre au jeu. Et si on abandonne, de temps à autre, lâchement, sur le bord de notre ignorance, quelques saillies plus retorses, si agaçantes dans leur hermétisme, on n’en démord pas. On ressent un plaisir d’autant plus grand qu’on peut le partager, que chaque trouvaille se déguste et se décrypte en famille ou entre amis, rassemblant toutes les générations, des plus jeunes aux plus anciens, autour d’un mot, d’une idée, d’une devinette ou d’un grain de sel. On rit ensemble, on s’interroge, on discute, on se dispute, on se passionne… Chemin faisant, on ranime les tisons ardents d’une langue et d’une culture en sursis dont l’auteur est un défenseur acharné. Et ce n’est pas le moindre des mérites de Ghjiseppu Turchini de faire pétiller comme des bulles de champagne, comme autant de bulles d’espoir, toute la vivacité et la modernité di a lingua nostra.
A savourer pour les fêtes de Noël sans modération…
N.M.
Son recueil de 1000 devinettes est un concentré de calembours, de contrepèteries, de jeux de mots, d’expressions et de proverbes détournés, d’absurdités, d’humour insulaire, de cette macagna, si consubstantielle à notre culture qu’elle en est devenue un point de référence !
Ghjiseppu Turchini est assurément un faiseur de bons mots, de perles burlesques, de lazzi singuliers, de traits d’esprit qui volent brefs, légers, aiguisés, subtils, parfois déroutants, souvent absurdes, quelquefois amoraux ou scabreux, mais toujours plaisants et drôles. Il manie la langue avec une gourmandise contagieuse qui séduit dès la première phrase et donne envie de s’y coller. Entre deux éclats de rire, on s’y attache. Perdu dans un double sens ou une référence qui nous échappe, on s’y accroche. Au fil de cette mécanique percutante et concise, irrévérencieuse et malicieuse, on se laisse prendre au jeu. Et si on abandonne, de temps à autre, lâchement, sur le bord de notre ignorance, quelques saillies plus retorses, si agaçantes dans leur hermétisme, on n’en démord pas. On ressent un plaisir d’autant plus grand qu’on peut le partager, que chaque trouvaille se déguste et se décrypte en famille ou entre amis, rassemblant toutes les générations, des plus jeunes aux plus anciens, autour d’un mot, d’une idée, d’une devinette ou d’un grain de sel. On rit ensemble, on s’interroge, on discute, on se dispute, on se passionne… Chemin faisant, on ranime les tisons ardents d’une langue et d’une culture en sursis dont l’auteur est un défenseur acharné. Et ce n’est pas le moindre des mérites de Ghjiseppu Turchini de faire pétiller comme des bulles de champagne, comme autant de bulles d’espoir, toute la vivacité et la modernité di a lingua nostra.
A savourer pour les fêtes de Noël sans modération…
N.M.