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Ange-Pierre Vivoni : “Être maire en Corse, c’est avancer avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête”


Léana Serve le Samedi 7 Juin 2025 à 12:27

Face à des risques naturels croissants, amplifiés par le changement climatique, les maires corses sont en première ligne mais disposent de peu de moyens. À l’occasion du congrès de leur association ce samedi à Sisco, son président Ange-Pierre Vivoni dénonce une accumulation de charges et une perte de considération, jusqu’à l’effondrement des vocations.



Ange-Pierre Vivoni
Ange-Pierre Vivoni

Pourquoi avoir choisi le thème des risques naturels pour ce congrès ? En quoi cette problématique touche-t-elle particulièrement les communes corses ?
Ce sujet ne concerne pas uniquement la Corse, mais bien l’ensemble des communes françaises. Malheureusement, les risques naturels sont encore largement sous-estimés. On connaît les lois, mais beaucoup ignorent les conséquences concrètes que ces événements peuvent avoir sur le quotidien des élus locaux, et notamment sur celui des maires, qui se trouvent toujours en première ligne. C’est précisément pour cela que nous avons choisi d’y consacrer le dernier congrès de notre mandature. Il est essentiel que chacun prenne la mesure de ce que représente une inondation, un incendie ou un glissement de terrain : non seulement en termes de sécurité, mais aussi de responsabilités juridiques et humaines. C’est inimaginable tant qu’on ne l’a pas vécu. Et cela vaut également pour les plans de prévention des risques ou les documents d’urbanisme : leur mise en œuvre sera complexe, mais elle s’imposera à nous, car la loi nous y contraindra.
 

Face à ces risques, souvent amplifiés par le changement climatique, comment les maires peuvent-ils agir concrètement, notamment dans les petites communes où les moyens sont parfois limités ?
Les moyens dont disposent les maires sont en effet très limités, c’est pourquoi il est nécessaire d’avoir des assurances, notamment pour les opérations d’indemnisation. Il faut savoir que toutes les communes touchées par des inondations ne sont pas automatiquement classées en catastrophe naturelle, et avec le changement climatique, ces phénomènes vont s’intensifier. On risque de connaître des inondations ou des grands incendies comme en Californie ou au Canada, avec des millions d'hectares brûlés. Ici, un feu peut partir de l'extrême nord du Cap Corse et arriver à Bastia, en parcourant 20 000 ou 25 000 hectares sans problème, parce que le maquis atteint les trois à quatre mètres de haut.

À vos yeux, la fonction de maire est-elle devenue plus difficile qu’il y a dix ou quinze ans ? Quels aspects du mandat ont le plus évolué ?
Il y a eu, au cours de la dernière décennie, un changement d’une importance capitale. D’abord dans le comportement des administrés, ensuite dans la nature des responsabilités qui pèsent sur nous. Aujourd’hui, tout repose sur les maires, mais les petites communes, elles, n’ont pas les moyens de suivre. Il faut s’adapter, repenser notre façon de faire, mais aussi notre façon de réfléchir. Ce qui frappe, c’est l’augmentation de l’incivisme, de l’incompréhension. Certains situent ce basculement après le Covid, moi je l’ai ressenti dès 2010. Le maire n’est plus vu comme il l’était. Autrefois, c’était une figure respectée — et respectable. Il l’est toujours, mais beaucoup moins reconnu. Les gens ne comprennent plus qu’on leur impose des choses. Or, nous ne faisons que relayer ce que l’État nous impose à nous. Prenons l’exemple des plans de prévention des risques d’inondation, les PPRI : les habitants pensent que nous avons la main, que nous décidons de tout. C’est faux. Les règles viennent de l’État, et nous devons les appliquer dans nos documents d’urbanisme. Mais leur application, sur le terrain, ne va pas de soi. Elle est souvent mal acceptée.


Quelles sont aujourd’hui les principales difficultés rencontrées au quotidien par les maires de Corse : sur le plan administratif, financier, ou dans la relation avec les citoyens ?
La première difficulté, sans surprise, reste financière. Avec la suppression de la taxe d’habitation et la baisse continue des dotations de l’État, les communes accusent une perte de recettes estimée entre 25 et 30 %. Comment faire face à cette diminution ? On nous répète qu’il faut réduire les dépenses, mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Les services publics, eux, ne peuvent pas être supprimés.
Le maire est souvent le premier à devoir répondre aux besoins essentiels : organiser les transports scolaires, maintenir les écoles en fonctionnement, éviter la fermeture de la poste. Ce sont des attentes légitimes de la population. Les habitants exigent des services publics de proximité, et c’est normal. Mais ces services coûtent cher, et quand les recettes diminuent, il devient très difficile de maintenir l’équilibre. Faire plus avec moins, mathématiquement, c’est intenable.
Et ce n’est pas seulement l’État : les financements européens, les aides de la Collectivité de Corse… tout se raréfie. Aujourd’hui, il faut se battre pour obtenir des subventions, même pour l’investissement. Cela dit, sur ce point, la Corse reste relativement préservée. Lorsqu’un projet est solide, on parvient encore à obtenir des financements à hauteur de 80 %, ce qui est rare ailleurs. Mais cette exception ne concerne que l’investissement. En matière de fonctionnement, en revanche, il n’y a pas un centime de plus.


Anticor vient de classer la Corse parmi les régions françaises les plus touchées par des faits de corruption ou d’atteintes à la probité. Comment accueillez-vous ce constat ? Est-ce un sujet que les maires osent aborder entre eux ?
Oui, on en parle entre nous. En tant que président de l’association des maires de Haute-Corse, beaucoup me disent que ce ne sont pas des menaces directes, mais des menaces sournoises. Par exemple, vous avez un projet pour la commune, et quelqu'un va vous dire de faire attention à ce projet. Ce n'est pas une menace, c'est un conseil, mais que cache-t-il derrière ? Les maires, même dans les petites communes, vivent, ces mises en garde.


Plusieurs maires corses ont déjà fait état de menaces ou de violences. Est-ce un phénomène isolé ou sous-estimé ? Y a-t-il un climat d’intimidation plus fort qu’ailleurs ?
C’est ce que nous a dit le ministère de l’Intérieur, qu’en Corse, il existe un climat particulier. Mais ce climat, nous le connaissons bien. Personnellement – et cela n’engage que moi – je ne pense pas qu’il soit plus lourd ici qu’ailleurs, ni moins. En Corse, nous sommes environ 320 000 habitants, et tout le monde se connaît plus ou moins. Les violences dont on parle ne sont pas forcément directes, elles sont souvent sournoises. Bien sûr, il y a des gens qui sont menacés. Mais on ne peut pas dire que tous les maires ou élus communaux sont menacés. En revanche, il y a toujours une suspicion : dès que vous êtes élu, certains vous assimilent à la mafia, ce qui est totalement faux. Il faut arrêter de tout ramener à la violence. Dès qu’un acte a lieu en Corse, on le monte en épingle. Et moi je pense exactement l’inverse : pour faire baisser la violence, il faudrait peut-être qu’on en parle moins. Cela ne veut pas dire qu’il faut bâillonner la liberté d’expression – ce n’est pas ce que je dis – mais qu’il n’est pas nécessaire de réagir systématiquement à la moindre chose, car cela revient à désigner des cibles. Même si la personne est innocente, elle est exposée.
Et s’il y a une faute, alors il y a la gendarmerie, la police, puis la justice. Mais on ne peut pas jeter l’opprobre sur n’importe qui, n’importe comment. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont en train de tuer la démocratie. Un élu n’est pas au-dessus des lois, mais il n’est pas en dessous non plus. Il est à égalité avec les autres citoyens. On doit gérer des problèmes importants sans toujours savoir comment les résoudre, et on vit en plus avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Il est très facile d’envoyer une lettre anonyme à un préfet ou à un magistrat, mais ensuite, c’est à vous de prouver votre innocence. Pas plus tard qu’aujourd’hui, je discutais avec un élu qui a signé un contrat avec une entreprise. Cette entreprise est accusée, dans une enquête publique, de lui avoir acheté un appartement à Paris. On sait que c’est faux, mais c’est écrit. Ce sont des situations que l’on vit au quotidien. Avant, ça ne se produisait pas. Ce genre de choses ne traversait même pas l’esprit des gens.


Quand il s’agit de pressions d’origine mafieuse, constatez-vous un certain tabou ? La parole commence-t-elle à se libérer chez les élus ?
La parole est en train de se libérer, oui. Même un peu trop vite, parfois. Aujourd’hui, tout le monde a peur des réseaux sociaux, qui diffusent souvent n’importe quoi. Les jeunes vivent avec ça en permanence, et certains redoutent d’être traînés dans la boue.
Regardez ce qu’il s’est passé avec Pierre Bérégovoy, qui était Premier ministre. Pour un prêt d’un million de francs qu’il avait pourtant remboursé à l’État, il a été tellement attaqué qu’il a fini par se suicider. Il faut comprendre que certaines personnes sont plus fragiles que d’autres. Et c’est normal. Tout le monde ne réagit pas de la même manière. Certains n’ont tout simplement pas envie d’être accusés à tort, de faire l’objet de soupçons sans fondement. Un élu n’est pas au-dessus des lois, mais il n’est pas en dessous non plus.


La proposition de loi instaurant la parité obligatoire sur les listes électorales des communes de moins de 1 000 habitants vient d’être adoptée. Est-ce, selon vous, une avancée ou une contrainte supplémentaire pour les équipes municipales ? 
À mes yeux, c’est une bonne loi. Elle permettra d’avoir davantage de femmes élues, et j’estime qu’en France comme en Corse, cela pourrait représenter entre 20 et 30 % de maires femmes en plus. Ce n’est pas que les femmes ne soient pas capables d’être élues, loin de là, mais elles abordent la vie publique différemment des hommes – et je le dis dans le bon sens du terme, dans une vision noble et politique de l’engagement. C’est une avancée, même si certains élus vont rencontrer des difficultés pour constituer des listes paritaires. Ce que je ne souhaite pas, en revanche, c’est que le mari soit remplacé automatiquement par sa femme ou sa fille, simplement parce qu’elles sont de la même famille. Si elles souhaitent s’investir, bien sûr, il faut les y encourager. La parité est aujourd’hui indispensable dans notre société. Les femmes ont autant de responsabilités que les hommes, et elles doivent pouvoir les exercer. Il ne s’agit pas de les contraindre, mais de leur permettre de prendre toute leur place. Et je peux vous assurer qu’elles sont parfaitement capables de gérer des communes, au quotidien. Être maire, ce n’est pas uniquement une affaire de budget : c’est aussi du management, du lien humain. On fait un peu tous les métiers – juge, avocat, parfois même gendarme. Et dans bien des cas, lorsqu’un administré s’adresse à une femme maire, il va spontanément modérer son langage, contenir sa colère. Ce n’est pas anodin. Aujourd’hui, un maire est souvent vu comme la cinquième roue de la charrette, et je pense que la féminisation de la fonction peut contribuer à rééquilibrer cette perception.


Le nombre de maires qui ne veulent pas se représenter en 2026 est en hausse. Est-ce une tendance que vous observez aussi en Corse ? La fonction de maire est-elle devenue trop lourde pour des communes rurales ou de montagne, souvent gérées par des élus bénévoles ou presque ?
Oui, c’est une réalité que nous constatons en Corse. À dix mois des élections municipales, beaucoup d’élus affirment déjà qu’ils ne se représenteront pas. Évidemment, certains reviendront peut-être sur leur décision une fois la campagne lancée, portés par l’ambiance électorale, mais aujourd’hui, nombreux sont ceux qui disent stop. Je discutais encore récemment avec un maire d’une grande commune, bien dotée financièrement. Il m’a confié qu’il ne tiendrait pas un mandat de plus. Cela fait onze ans qu’il est en poste, il termine son deuxième mandat, et malgré l’absence de problèmes de trésorerie, il n’en peut plus. Ce n’est pas une question d’argent, c’est une question de responsabilités. Il est aussi chef d’entreprise, et il me disait très clairement qu’il ne peut plus gérer les deux. Il faut choisir.
Le vrai problème, c’est l’absence d’un véritable statut de l’élu. Aujourd’hui, les gens ont des familles à nourrir, des métiers à exercer. S’engager en tant que maire implique un investissement énorme, souvent au détriment de sa vie personnelle ou professionnelle. Et dans les années à venir, si rien ne change, on risque de se retrouver avec des fonctions municipales occupées uniquement par des retraités, faute de mieux. Le désengagement vient aussi d’un manque de reconnaissance. Les citoyens se déplacent moins, ils croient de moins en moins dans l’action publique. Pourtant, être maire, ce n’est pas une fonction qu’on exerce à moitié. Mais tant qu’on n’aura pas instauré un vrai statut qui permette à chacun d’exercer ce mandat dans de bonnes conditions, les vocations continueront de s’effondrer.


Craignez-vous un effondrement des vocations ? Que faudrait-il changer pour redonner envie de s’engager dans la vie publique à l’échelle locale ?
Oui, c’est une crainte bien réelle. Il y aura de moins en moins de candidats, car être maire, c’est un véritable sacerdoce. On s’engage pour servir les autres, et c’est une belle chose. Mais quand, en retour, on s’expose à des coups de bâton, à la critique permanente ou à des soupçons injustes, on finit par se dire qu’on ferait mieux de faire autre chose. Cela pousse à réfléchir à deux fois avant de s’engager. Le problème ne concerne pas uniquement la Corse. Il ne s’agit pas simplement de vouloir « changer la société », ce serait trop facile à dire. Mais il faut retrouver une forme de civisme, renouer avec les valeurs que nous avons héritées de nos anciens. Cela commence très tôt, dès la maternelle. Il faut éduquer, apprendre aux enfants ce que signifie le respect d’autrui, l’importance de vivre ensemble. Le respect doit aller dans les deux sens. Comprendre les règles de la vie en société, savoir pourquoi les lois existent et à quoi elles servent — notamment à protéger les plus faibles —, c’est fondamental. Quand ces bases sont acquises, on avance dans la bonne direction. Redonner confiance dans l’engagement public, cela passe aussi par là.