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Aleria 75 : Retour sur ces deux jours qui ont marqué l’histoire de la Corse


Nicole Mari le Jeudi 21 Août 2025 à 23:17

Le 22 août sera commémoré le 50ème anniversaire des Evènements d’Aleria qui sont considérés comme l’acte fondateur du nationalisme corse. On parle du « choc d’Aleria », ces deux journées chaotiques des 21 et 22 août 1975 où une simple opération politique et médiatique vire au drame par la réaction disproportionnée de l’Etat. Retour sur la genèse de ces deux jours qui sont entrés dans l’histoire. Témoignages en vidéo.



Le commando autonomiste, composé d'une douzaine de militants de l'ARC, occupe les 21 et 22 août 1975 la cave Depeille à Aleria. Crédit Photo AFP.
Le commando autonomiste, composé d'une douzaine de militants de l'ARC, occupe les 21 et 22 août 1975 la cave Depeille à Aleria. Crédit Photo AFP.
Il est très tôt, ce jeudi matin 21 août 1975, exactement 7h15, quand deux voitures pénètrent dans l’enceinte de la cave Depeille à Aleria. A leurs bords, un commando de huit hommes, huit militants autonomistes, membres de l’ARC (Azzione per a rinascita corsa). Parmi eux, leur leader, le Dr Edmond Simeoni, fondateur et porte-parole du mouvement. La cave Depeille est un vaste bâtiment en bordure de la nationale qui relie Bastia à l’Extrême Sud et qui comporte également une villa attenante où loge une douzaine de personnes dont des membres de la famille Depeille. Edmond Simeoni - comme il l’expliquera en détail dans son livre « Le piège d’Aleria » et dans une interview qu’il a accordé à CNI en 2014 - entre avec deux militants dans la villa, réveille les occupants et leur demande de quitter les lieux par mesure de précaution « pour ne pas les exposer à d’éventuelles frictions avec les forces de l’ordre ». De manière synchrone, les cinq autres militants entrent dans la cave et font de même avec l’employée qui y réside et les ouvriers immigrés qui y travaillent. Ils habillent la terrasse et les fenêtres de drapeaux à tête de maure et couvrent les murs extérieurs de leurs slogans : « Terra Corsa a i Corsi » et « Colons Fora ». L’occupation de la cave Depeille peut commencer.  
 
L’acte déclencheur
L’opération et le site n’ont pas été choisis au hasard. Ce n’est, selon le mot d’Edmond Simeoni « ni un événement fortuit, ni un coup de tête ! ». La Corse est en plein marasme. Elle est sous-développée, le retard structurel est immense, la situation économique désastreuse, la production dérisoire, la dépendance envers le continent quasi-totale. La pauvreté est endémique. L’exode rural vide les villages. La jeunesse est condamnée à l’exil pour étudier et trouver un emploi. La France met en place en 1957 un plan d’action pour le tourisme et l’agriculture qui échappe totalement aux Corses. Le schéma d’aménagement de la SETCO (Société pour l’équipement touristique de la Corse) prévoit la création de 200 000 lits touristiques à l’horizon 1985 au profit de groupes extérieurs et étrangers. La SOMIVAC (Société d’aménagement pour la mise en valeur de la Corse), qui avait pour mission de distribuer les terres fertiles aux agriculteurs locaux, les brade, à la demande de l’Etat, aux rapatriés d’Algérie arrivés massivement en Plaine Orientale en 1962. L’ARC, créée en 1967, dénonce cette discrimination et cette spoliation foncière. La contestation s’intensifie dans le Fiumorbu avec des manifestations pour la terre. En 1973, l’affaire des Boues rouges déversées par la société Montedison en Méditerranée met le feu aux poudres. L’île s’enfonce dans une situation difficile, l’inquiétude est forte et le mécontentement croissant. Les Corses se mobilisent, les revendications, telles que la corsisation des emplois, la création d’une université à Corti, la langue, l’autonomie fleurissent. Des groupes clandestins se forment, quelques attentats sont commis. C’est alors qu’éclate en plein été 1975, le scandale du négoce vinassier, une énorme entreprise de malfaçon de vin et de chaptalisation mise en place par des Rapatriés. Alors que la consommation domestique insulaire du sucre est de 4000 tonnes par an, près de 20000 tonnes supplémentaires rentrent sans contrôle, avec l’accord tacite de Paris qui laisse faire. Le scandale porte un coup terrible à la réputation de la viticulture corse. Mais l’acte véritablement déclencheur d’Aleria est la déclaration de Liber Bou. Envoyé par Paris à priori pour calmer le jeu, il assène : « Même 250 000 Corses ne pourront pas faire changer la Constitution ! ». Tout est dit !

Edmond Simeoni multiplie les interviews. Crédit photo AFP.
Edmond Simeoni multiplie les interviews. Crédit photo AFP.
L’heure de la mobilisation
Le 17 août, le congrès de l'ARC sonne la radicalisation de la mobilisation. Devant 8000 personnes, Edmond Simeoni galvanise ses troupes, invoque « la légitime défense du peuple corse » et appelle la jeunesse à assumer la lutte. La décision de passer à l’action est prise, le soir même, par l’Exécutif de l’ARC après de longues discussions. Le choix se porte sur la cave Depeille, qui est au centre du scandale viticole et qui incarne, aux yeux des autonomistes, le colonialisme agricole et la spoliation des terres fertiles. Le rendez-vous est donné le 21 août à 6h30 du matin. « Pour des raisons de sécurité, l’opération est circonscrite à une vingtaine de personnes, des militants éprouvés et des dirigeants d’organisation syndicale ou professionnelle. Comme nous ne voulons pas être expulsés par trois grenades lacrymogènes et deux gifles, nous prenons des fusils de chasse avec la conviction certaine et partagée que nous ne les utiliserons pas. Ils sont un élément de dissuasion vis-à-vis des forces de l’ordre », commente Edmond Simeoni. Le programme est simple et les objectifs clairs : occuper la cave pendant trois jours et communiquer tous azimuts pour « dénoncer une situation coloniale en matière d’agriculture, faire cesser la dépossession de la terre et la malfaçon viti-vinicole, dire notre refus d’accepter l’arbitraire, expliquer aux Corses de l’île et de la diaspora qu’il faut changer de politique et sortir de cette situation coloniale hyper-centralisée. Il fallait donner le ton d’une opposition très déterminée ». Un grand meeting populaire avec toutes les forces vives de l’île est prévu le dimanche avant de quitter les lieux. Le commando s’attend à être interpellé le lundi 25 août pour occupation illégale de propriété et troubles à l’ordre public.
 
Le premier jour
A 9 heures du matin, Edmond Simeoni alerte la presse locale et nationale, les journalistes français et italiens affluent, les interviews se multiplient. L’affaire se répand. La photo d’un groupe d’hommes armés de fusils de chasse, autour d’une table au 1er étage de la cave avec vue panoramique sur l’archipel toscan, tourne en boucle. Des sympathisants et des militants commencent à arriver. Une vingtaine d’entre eux assurent la logistique à l’extérieur. L’atmosphère est détendue. Edmond Simeoni assure aux médias que l’occupation n’est que « temporaire. Nous ne resterons que trois jours ». Personne, côté pouvoirs publics ou forces de l’ordre ne se manifestant, le commando est persuadé que l’Etat va laisser pourrir la situation. A midi, les choses changent brutalement. Un communiqué du ministre de l’intérieur annonçant : « Un commando d’hommes armés de fusils mitrailleurs et commandés par le Dr Edmond Simeoni s’est emparé, ce matin, d’une villa avec des personnes à l’intérieur… », commence à inquiéter les militants. « En entendant ce discours de guerre, de coercition, on comprend que l’affaire est prise très au sérieux par Paris », indique leur leader. Mais nul n’imagine alors qu’elle est destinée à préparer l’opinion publique à l’assaut du lendemain. Des négociations s’ouvrent avec les forces de l’ordre qui demandent au commando de capituler. Autre signe inquiétant : la ligne téléphonique est coupée pour isoler les manifestants. Des militants vont faire des démonstrations de force dans des fermes vinicoles pieds-noirs voisines pour marteler que la fraude doit cesser. La pression monte. A 16 heures, un communiqué du Préfet Gilly, qui les accuse de tremper dans les scandales et d’être responsables de la déroute de la viticulture corse, déclenche la colère des militants. La crainte d’une répression brutale se dessine, mais personne encore ne veut croire à une attaque en force. Une longue et difficile nuit de veille débute, silencieuse, comme le calme avant les tempêtes.

La villa Depeille. Crédit photo AFP.
La villa Depeille. Crédit photo AFP.
Le jour J
Aux premières lueurs de l’aube qui éclairent cette journée du 22 août, le silence est brutalement brisé par le vrombissement assourdissant des hélicoptères Puma. A partir de là, tout s’enchaine très vite. En une demi-heure, 1200 gendarmes et gardes mobiles lourdement armés et des véhicules blindés légers, quatre automitrailleuses, encerclent complètement la propriété. « On a été surpris, on ne les attendait pas », confirme Jacques Fieschi, membre du commando. A 6 heures, un haut-parleur prévient : « Que les bons citoyens se retirent. L’assaut va être donné ». La journée va sombrer dans la confusion. Edmond Simeoni se souvient : « L’intervention immédiate des hélicoptères PUMA, le bruit effrayant des pales au-dessus de nos têtes, un bateau de la marine nationale, qui mouille au large… nous causent un grand trouble. Nous tirons des coups de feu dans les pales pour éloigner les PUMA qui prennent de la hauteur ». Dans l’espoir de retarder l’assaut, le commando prend de faux otages parmi ses militants : « Nous leur bandons les yeux et les poignets. Puis, nous les emmenons sur la route en les menaçant de mort devant les caméras de télévision et les engins blindés ». Le sous-préfet de Bastia, Jacques Guérin, et les hauts gradés de la police, ne sont pas dupes. Alors, le commando persuade quatre ouvriers immigrés de jouer les otages : « Nous prenons quatre autres faux otages, des ouvriers émigrés qui se trouvent dans le champ de la confrontation. Nous leur donnons à manger et nous payons leur journée de travail perdue ». Le sous-préfet n’apprécie pas du tout cette provocation. « L’Etat s’empare, à son profit, de ces otages immigrés pour répandre dans les médias que nous sommes racistes, prêts à tout, que nous montrons notre vrai visage… Jamais, il ne demande leur libération car il pense que ces otages nous enfoncent et sont très préjudiciable à notre image ». L’étau semble cependant se desserrer. A 9 heures, les palabres avec le sous-préfet reprennent sans succès, car avoue le leader de l’ARC, « il n’avait jamais rien de précis à dire ». Vers 11 heures, le représentant de l'Etat fait pourtant une proposition : « Les occupants de la cave rendent leurs armes, déclinent leur identité, et s’en vont momentanément libres, mais la justice ensuite suivra son cours ». C’est une proposition de capitulation immédiate, sans condition que le commando ne peut accepter.
 
L’inquiétude monte
Les deux autres frères Simeoni, Roland et Max, qui, de l’extérieur, ont une meilleure vue de la situation et de l’ampleur de l’arsenal déployé par Paris, sont très inquiets. Ils tentent une négociation qui s’avère inutile. L’aberrante décision de donner l’assaut, prise, dès le début de l’opération, par le ministre de l’Intérieur, Michel Poniatowski, semble irrévocable. « Tout de suite, je comprends que l’affaire prend un tour surdimensionné par rapport à ce que nous avons imaginé. Nous voulons nous rendre sur place, mais toutes les routes sont bloquées. Finalement, j’arrive par la mer en canot. Je me suis trouvé à proximité de la cave, sur le côté, quelques minutes avant l’assaut », révèle Max Simeoni. A 11h30, le Préfet Gilly convoque la presse pour développer ses accusations de la veille. Max Simeoni réplique à 13 heures par une autre conférence de presse et annonce qu’il va porter plainte pour diffamation contre ledit Préfet. Entre temps, la circulation reprend normalement sur la nationale, tout le monde, presse et militants, croit à l’apaisement. A 14 heures, la rumeur se répand alentour que l’assaut sera donné à 16 heures. Elle se révèlera juste, mais personne ne veut encore y croire. Sympathisants, curieux et touristes affluent tranquillement. Des élus, des syndicalistes agricoles, des socioprofessionnels tentent en vain une médiation. Edmond Simeoni rencontre une quinzaine de journalistes. Cinq minutes avant l’assaut, un proche l’avertit, mais il n’y croit toujours pas. « Tu te trompes ! Ils veulent seulement nous intimider. Il ne faut pas céder ! », lui répond-il. « J’ai la conviction absolue qu’ils ne vont pas donner l’assaut ». S’ensuit un échange stérile avec le sous-préfet : « Il me dit : « Vous savez bien que vous n’allez pas tirer sur les forces de l’ordre ! Vous allez vous rendre. Vous avez fait la Prima Donna, vous avez fait les intéressants, vous avez eu tous les médias, tout le monde vous connaît… maintenant, ça suffit ! Rendez-vous ! ».  Je lui rétorque : « Je ne peux vous dire qu’une seule chose : si vous avancez vers la table et que vous tirez, je vous préviens qu’on ripostera ! ». Il reprend : « Vous ne le ferez pas ! ». Le commando libère les otages.

L'assaut. Crédit photo AFP.
L'assaut. Crédit photo AFP.
L’assaut brutal
Il est 4h05, la première sommation tombe. A 4h10, deuxième sommation, l’assaut est immédiatement donné, un assaut bref brutal qui va durer à peine 3 minutes. Les forces de l’ordre ouvrent le feu avec des rafales d’armes automatiques, des fusils mitrailleurs, et tirent des grenades lacrymogènes... Pendant deux minutes, elles sont les seules à tirer, puis le commando riposte avec des fusils de chasse. Une minute après, on compte deux victimes chez les forces de l’ordre et un blessé chez le commando, Pierrot Susini a le pied arraché par une grenade. « Quand l’un d’entre nous a été blessé, nous avons riposté », justifie Edmond Simeoni. Il sort un drapeau blanc à la main pour demander une ambulance afin d’évacuer son compagnon dans un état critique. Il l’obtient, soigne au passage un gendarme mobile gravement blessé et retourne à l’intérieur de la cave où une trentaine de militants, dont ses frères, a rejoint le commando. L’assaut, confus, désordonné, échoue à déloger les occupants. Edmond Simeoni demande une trêve qui est immédiatement acceptée, mais chacun campe sur ses positions. A 16h45, il ressort pour rencontrer le Préfet et les deux responsables des forces de l’ordre qui l’informent de la mort des deux gendarmes et de leur volonté de mettre un terme à l’affrontement. Edmond Simeoni négocie la liberté totale du commando et, en échange, se constitue prisonnier. Paris cède. Le commando rechigne, mais finalement part en camion et en chantant à travers les vignes vers le Sud. Edmond Simeoni se rend calmement, prend le temps de s’adresser aux journalistes avant de monter dans un hélicoptère, sans être interpellé. « Un hélicoptère m’amène au camp de Borgu où j’ai failli être lynché par les forces de l’ordre de retour d’Aleria. Ensuite, commence le plus terrible : la garde-à-vue de 6 jours, le procès en 1976, la prison haute sécurité jusqu’en février 1977 », évoque-t-il des années plus tard.
 
Le dénouement
Le soir même, des manifestations de soutien tournent à l’émeute à Bastia. La colère remonte d’un cran, le 27 août, quand le Conseil des ministres dissout l’ARC. Une nouvelle nuit d’émeutes fait une nouvelle victime chez les policiers et plus de dix blessés. Huit mois après Aleria, Edmond Simeoni est condamné à 5 ans de prison dont trois d'emprisonnement ferme. L’enquête balistique démontre que les deux gendarmes ont été tués, par balles, à partir d’une arme située dans un autre axe que celui de la maison. Quelques jours après sa condamnation, le 5 mai 1976, des militants indépendantistes, dont des jeunes du commando, créent le FLNC (Front de libération nationale de la Corse) et le baptise par une nuit bleue d’attentats dans l’île et sur le continent. Dans la foulée, dix négociants en vin, dont Henri Depeille, sont condamnés pour infraction aux lois sur les sociétés, banqueroutes et malversations financières. Ce dernier s’exile en Argentine. En 1987, Edmond Simeoni fait publiquement un mea culpa : « Je n’aurais pas dû occuper la cave d'Aleria en 1975 où sont morts deux hommes jeunes et où un de mes amis, de mes frères, a été gravement blessé ». Lors du 39ème anniversaire devant la stèle commémorative qui vient d’être déposée devant la cave, il déclare : « Aleria est l’acte fondateur de la résistance contemporaine, une étape sur le chemin de l’émancipation ».
 
N.M.

Témoignages des membres du commando d'Aleria