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Conférence sociale : Un acte 1 houleux, exutoire de la colère des Gilets jaunes


Nicole Mari le Lundi 14 Janvier 2019 à 23:45

C’est la colère des Gilets jaunes qui a dominé le lancement de la conférence sociale qui s'est tenue, lundi matin, pendant plus de quatre heures au théâtre de Bastia à l’initiative de la Collectivité de Corse. Plus d’une centaine de personnes, élus, syndicats, associations, collectifs citoyens, Gilets jaunes et acteurs économiques de la filière carburant et grande distribution devaient débattre de deux thèmes prégnants : le prix des carburants et la cherté des produits de consommation courante. Mais le débat a tourné à la catharsis. Les Gilets jaunes s’en sont pris aux élus, à l’Etat, au président Macron, à Vito Corse, aux pompistes, aux syndicats… Le président de l'Exécutif corse, Gilles Simeoni a, sur le fil, réussi a mettre en place deux groupes de travail qui se réuniront dans les prochains jours.



Conférence sociale : Un acte 1 houleux, exutoire de la colère des Gilets jaunes
« C’est compliqué ! ». Le mot lâché par un élu, mi-figue, mi-raisin, à l’issue de quatre heures de débats houleux et, au final, peu constructifs, résume assez bien l’acte 1 de la conférence sociale qui s’est tenue, lundi matin, au théâtre de Bastia. La Collectivité de Corse y avait convié, en partenariat avec l’Assemblée de Corse, le CESEC (Conseil économique, social, environnemental et culturel de Corse), la Chambre des territoires et l’Assemblea di a ghjuventu, tous les acteurs institutionnels et économiques et les collectifs citoyens, notamment les Gilets jaunes, concernés par deux problématiques majeures : les prix des carburants et des produits de consommation courante. Tous deux beaucoup plus élevés sur l’île que sur le continent : jusqu’à 13 centimes par litre pour les premiers et jusqu’à 20% de plus pour les seconds. Fait notable, les représentants des filières carburant et des grandes surfaces avaient, pour la première fois, accepté d’y participer.
 
Des solutions rapides
L’enjeu, annonce d’emblée le président de l’Exécutif corse, Gilles Simeoni, est « dans le respect des droits fondamentaux des citoyens corses, de poser sereinement les problèmes, d’analyser les causes des différentiels de prix et de chercher autant que possible à corriger ces disparités. Je forme le vœu que cette conférence sociale, qui s'inscrit dans un contexte politique global, soit un espace qui permet à chacun de s’exprimer, y compris de dire sa colère et son inquiétude, mais aussi et surtout d'entendre, d'écouter et de dégager des solutions rapides et efficaces permettant d’améliorer de façon concrète la situation économique et sociale des Corses, particulièrement de ceux qui souffrent le plus ». Il propose, pour cette première séance, deux temps distincts : d'abord un tour de table, « donner en premier la parole aux collectifs citoyens, aux associations, à tous ceux qui ont considéré, sans doute et à bon droit, que jusqu’à aujourd’hui, leurs voix n'ont pas été suffisamment entendues et prises en compte ». Ensuite, d’établir une méthode, des groupes de travail et un calendrier resserré sur deux mois. « Nous connaissons les problèmes sociaux puisque la société civile organisée que nous représentons est au cœur de ces problèmes. Nous nous sommes saisis du sujet et avions déjà averti, il y a quelques mois, Mme Gourault, de l’urgence de s’y atteler. Nous comprenons votre colère et votre douleur. Nous serons là à vos côtés pour faire avancer les choses », renchérit Paul Scaglia, le président du CESEC.

Des cris de colère
La parole, les Gilets jaunes vont la saisir immédiatement dans un flux libératoire et quelque peu désordonné et ne plus la lâcher. Les mots jaillissent en cohorte furieuse dans des cris de colère et de désespoir. « J'ai 60 ans, je n'ai droit à rien, ni au chômage, ni à la retraite. Vous dites que vous connaissez les problèmes, mais vous ne faites rien ! Vous nous laissez sur le bord de la route ! La charité, je n'en veux pas ! Vous nous entendez tous, mais il n'y a aucun qui nous comprend ! », lance une femme. Des propos repris par sa voisine : « J'ai en face de moi des élus qui découvrent la précarité en Corse. Nous venons ici pas pour entendre du blabla. Il y a une souffrance que vous n'imaginez même pas ! Il y a des rapports depuis 2014. Qu'avez vous fait pour remplir le frigidaire des gens ? Il n'y a pas que les carburants, il y a la maladie… Ceux qui meurent de faim ou qui sont malades ne vont pas attendre 6 mois ou un an. Nous voulons des solutions rapides et pérennes ». L’apostrophe violente n’est pas du goût du président de l’Assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni, qui réplique : « Vous avez le droit d'être injustes, mais vous ne pouvez pas dire que nous découvrons la précarité, nous avons travaillé sur un plan contre la pauvreté et la précarité que nous avons voté à l’unanimité. Nous pouvons faire mieux, mais il nous manque l'argent pour cela. Dire que nous n'avons pas fait assez, nous l'entendons, dire que nous pouvons faire mieux, nous l'entendons, mais dire que nous ne connaissons pas la pauvreté, nous ne vivons pas sur la lune ! ». Ni même des autres Gilets jaunes qui prennent majoritairement la défense de l’Exécutif : « Vous nous avez écoutés, vous avez mis en place des politiques, quand on vous demande des rendez-vous, vous nous recevez ». Gilles Simeoni liste les mesures déjà prise par la collectivité depuis trois ans.

Le ras-le-bol
Un habitant de l’Extrême-Sud prend, ensuite, à partie le préfet de Haute-Corse, Gérard Gavory : « Mr Macron a dit qu'il fallait faire des économies, mais il les fait sur le dos du peuple. Il faut faire 150 kms pour aller à la CAF. On en a marre, on ne se laissera pas faire ! ». Le président de la République est, sans surprise, leur cible privilégiée : « Macron augmente la CSG, ne veut pas revenir sur la suppression de l’ISF, supprime la taxe pour les exilés fiscaux. Quand les riches volent le pauvre, on appelle ça des affaires, quand le pauvre refuse de se laisser voler par les riches, on appelle ça de la violence. Il y en a marre ! », ajoute un autre. Les prises de parole se succèdent comme des mitraillettes : « Vous nous égorgez financièrement, on meurt de faim, jusqu'où nous devons aller pour nous faire entendre ! ». Un Bastiais des quartiers Sud lâche : « Là-bas, le mot d'ordre, c’est : « On ne s'en sortira pas ! ». Ils sont désespérés. Une autre urgence, c'est la pression sur les précaires. Il faut arriver à des solutions concrètes. On s'étonne que la CdC ne fasse pas appel à la direction de la concurrence pour enquêter sur des positions de monopole et sur l'entente sur les prix ».
 
Pas de miettes !
Le représentant de l’Etat tente prudemment une avancée : « Il y a bien sûr une urgence sociale en Corse que l'on présente comme l'île de la pauvreté, il faut en faire l'île de la solidarité. Nous devons construire une stratégie territoriale pour traiter le problème à la base, mieux coordonner les actions qui existent. Il faut, ensuite, avoir pour objectif le développement du pouvoir d'achat. Il y a des mesures qui ne sont pas connues, donc pas utilisées… On peut prendre des initiatives comme une banque alimentaire… ». L’initiative fait hurler les Gilets jaunes qui le huent copieusement. « On ne veut pas la charité ! Macron démission ! État policier basta ! ». Ou encore : « On est là pour travailler et vivre dignement de notre travail. Je suis une maman inquiète, ma facture de gaz à augmenté de 200% en 10 ans… Qu'est-ce qui nous reste à la fin du mois ? Rien ! ». Une femme renchérit : « Avant, je n'avais pas besoin d'aide. Avec mon salaire, je vivais et j'élevais mes enfants, maintenant, il faut avoir des aides. Les associations c'est bien, mais je veux que mes enfants et mes petits enfants vivent de leur salaire. On ne veut pas travailler pour 600 € ou 800 € par mois ». Une autre enchaîne : « Merci pour les miettes ! On n'en veut pas des miettes ! Comment on fait pour retrouver notre dignité, notre pouvoir d'achat ? Il faut produire local. L'autonomie alimentaire, c'est indispensable. Nous essayons de créer une coopérative alimentaire pour faire baisser le prix des denrées alimentaires. La production locale, c’est la clé de tout, on essaye de la mettre en place. On a besoin d'aide ».
 
Un problème politique
La proposition préfectorale ne sied pas plus au Docteur François Pernin, président de la CLÉ Pumonte, coordination associative de lutte contre l'exclusion : « Ce n'est pas en créant une banque alimentaire qu'on va répondre à la pauvreté. Nous prenons en charge les conséquences de la pauvreté, mais ce n'est pas suffisant. Il faut des mesures de prévention pour empêcher les gens de tomber dans la pauvreté et des mesures pour sortir les gens de la pauvreté. Aujourd’hui, on ne leur donne que de la becquée ! ». Il fait la part des choses et appelle au calme : « Ces propos qui s'expriment avec violence, parfois avec injustice, sous forme d'amalgame ou de propositions, nous les entendons, nous sommes au contact au quotidien. Nous voyons cette misère augmenter. La classe moyenne s'appauvrit et parle aujourd'hui. Notre classe politique n'a pas à rougir parce qu’elle est bien en avance sur la France : elle a déclaré la pauvreté, problème politique majeur. Elle a le courage de se mettre en face de nous et de nous répondre ». Un avis partagé par le Secours populaire : « Il y a beaucoup de gens qui sont juste à la limite et qui peuvent basculer. Il ne faut laisser personne sur le bord de la route. Ces 20% de la population, qui vivent sous le seul de pauvreté, sont dans un tel état de misère, ils n'arrivent pas à accéder aux différents organismes d’aide parce que tout est déshumanisé. Sans bénévoles pour les aider, ils perdent leurs droits. Le renoncement des droits est du à la déshumanisation des services. La misère est reproductible. II faut s'occuper de la petite enfance, mais si on s'arrête là, on a donné un coup de pied dans l'eau parce que le petit enfant, quand il rentre chez lui, retombe dans la misère de sa famille. Peu arrive à s'en sortir ». Une situation de non-retour.
 
Les syndicats sur la sellette
D’autres Gilets jaunes interpellent les associations et les syndicats : « Quand on vous a appelé, vous étiez où ? Pourquoi n'êtes-vous pas venus ? Je vous demande de venir avec nous dans la rue. Seuls, on n'arrivera à rien, ensemble, nous les ferons tomber ». Jean-Pierre Battestini, secrétaire général de la CGT réagit : « Cet appel, je le prends à mon compte, qu'on se réunisse et qu'on définisse des mots d'ordre ». Tout en précisant : « Cela fait plus de 30 ans que nous menons la lutte contre la vie chère. Beaucoup de choses ont été acquises, beaucoup restent à faire. Il y a la misère en Corse alors que c'est la région qui détient le record du dépôt bancaire par habitant, le record de gens qui payent l'ISF. C'est aussi la région où les écarts de salaire sont les plus importants. L'Etat, dans sa logique capitaliste, a laissé faire. Nous sommes la région où les transports en commun sont inexistants. Il faut un prix administratif sur l’essence et la suppression de la TVA sur tous les produits alimentaires de première nécessité ». Son homologue du STC, Jean Brignole rappelle aussi que le chemin est long : « En 2007, il y a 12 ans, les syndicats avaient réussi à lever ce lièvre sur la vie chère et les carburants. Mais nous n'avons pas réussi à savoir pourquoi ces différences de prix existent. Ici, il n’y a aucune règle. Il y a un maillage territorial de 150 stations service et des difficultés de transport. La précarité est permanente. Les gens n'ont pas la possibilité de vivre, de travailler, de se déplacer. En Corse, le SMIC est la règle de calcul. Depuis des mois, dans le cadre du CESEC, nous auditionnons des dizaines de gens pour savoir où sont les leviers ». Et d’interroger : « La CdC a t-elle les moyens de faire pression sur l'Etat ? ».

Des bénéfices indécents
Le défouloir dure plus de deux heures. Le président de l’Exécutif finit, non sans peine, par ramener le débat sur la question des prix des carburants. Frédéric Poletti, porte-parole du Collectif contre la cherté du carburant en Corse, livre une première analyse. « L'écart de prix entre la Corse et le continent remonte à 1985. La situation de monopole a pesé dans l'augmentation de cet écart. Le groupe Rubis, qui possède Vito, contrôle 75% des dépôts pétroliers de l’île et peut prendre, seul, toutes les décisions. Il dégage des bénéfices qui, au regard de la situation économique de la Corse, sont indécents. Il a encaissé 20 millions € de dividendes en quelques années d'exercice. Ce qui nous pose problème, c’est comment l'autorité de la concurrence a validé l'entrée de Rubis comme actionnaire minoritaire, devenu majoritaire. Il faut qu’elle se prononce sur ce niveau de monopole. La préfète de Corse a commandé une enquête, mais sans moyens humains suffisants pour la mener à bien dans les plus brefs délais ». Il exige la transparence et la régulation des prix. « Les prix dans les DOM sont régulés par un décret qui les impose aux différents acteurs de la distribution. La régulation doit être imposée. La question n'est plus de savoir si on peut baisser les prix des carburants, on doit baisser le prix des carburants ». Un Gilet jaune de Castagniccia témoigne que dans le rural : « le coût des carburants, c'est la double peine ! Pourquoi le peuple ne se révolte-t-il pas ? C'est un assassinat social ! ».
 
Une guerre civile
Vincent Perfettini, directeur de Vito Corse, un peu crispé, tente de jouer fairplay et accepte « l’enquête sur la composition du prix, les différents mécanismes, et voir ce qu'il y a lieu de faire. Je rappelle que nous sommes un acteur économique et que nous appliquons les règles imposées par l'autorité publique. Nous ne sommes pas là pour faire des profits sur le dos de la population. Sur le continent, la majorité des volumes sont faits par les GMS pour qui le carburant est un produit d'appel. Il faut s'interroger sur la pertinence de ce modèle. La Corse ne dispose pas des dispositions fiscales qui s'appliquent dans les autres îles françaises et les DOM TOM. Elle n’a pas de dérogation de la TGAP ou de la TVA… Le prix du carburant à la Réunion est le moins cher de France ». Les Gilets jaunes lui demandent de baisser immédiatement de 5 centimes le prix des carburants. Son refus met le feu aux poudres : « La Réunion, ils ont fait une guerre civile et mis l’île à feu et à sang pour tomber à ce prix. Voulez-vous qu'on fasse pareil ? Vos stations vont prendre cher, vous nous traitez comme de la merde, parce que c'est nous qui remplissons vos comptes en  banque » hurle une jeune Ajaccienne. « La Réunion ne nous a pas appris à faire la guerre ! On a toujours été du côté du peuple, ça ne va pas changer. Il faut se rendre compte que des gens meurent de faim et que la situation va dégénérer. C'est l'histoire qui se répète. Le triste constant qu'on fait depuis 30 ans, c’est qu'ici, on n'a pas le droit de vivre bien, de vivre en paix. Dites nous sincèrement : avons nous le droit de vivre dignement en casa Nostra ? », demande un Bastiais.
 
Une promesse
Tentant de canaliser les colères, le président de l’Exécutif bataille pour établir des règles et une méthode. « L'exigence de transparence, portée depuis des semaines par votre mouvement, est légitime, elle s'exprime aussi par la colère. Aucun sujet n'est tabou, mais il faut qu'on se donne des règles : la courtoisie, des réponses partagées, et faire l'effort de se respecter. Il faudra se mettre d'accord sur l'analyse exacte du différentiel et comprendre le mécanisme de formation des prix. En deux mois, nous voulons avoir fait le tour de la question et dégager des solutions. Ensuite, nous verrons tout le reste : le prix de l'eau, du logement.... On ne peut pas tout résoudre, vue la multiplicité des problèmes, mais on peut essayer d'avancer ». Les Gilets jaunes renâclent sur le délai. « Encore deux mois », murmure quelqu'un dans la salle. Gilles Simeoni assure qu’on peut aller encore plus vite si tout le monde se met autour de la table. Les groupes de travail sont constitués et une réunion programmée dans les prochains jours. Deux mois, c’est une promesse…
 
N.M.