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Pr Laurent Lantieri : "Le paysage de la santé aura radicalement changé dans 10 ans"


Nicole Mari le Jeudi 24 Janvier 2013 à 23:32

L’Institut universitaire de santé (IUS) organise, les 24 et 25 janvier, deux sessions d’information sur les métiers de santé destinées aux étudiants de 1ère année. A cette occasion, des professionnels reconnus, comme les professeurs Lantieri, Bertrand et Pellat sont venus raconter leur parcours et partager leur expérience. Le Pr Lantieri, premier en France à avoir réalisé une greffe totale du visage, revient, pour Corse Net Infos, sur cette expérience unique dont il dresse un bilan positif. Il évoque, également, l'avenir de la profession médicale et estime que le système actuel ne perdurera pas sans une réforme en profondeur.



Pr Laurent Lantieri : "Le paysage de la santé aura radicalement changé dans 10 ans"
-  Quel bilan tirez-vous, 2 ans après, de cette expérience unique de greffe sur le visage ?
- Cette expérience et les autres aussi... Il ne faut pas oublier qu'avec mon équipe, nous avons fait au total 7 greffes de face, ce qui représente plus que n'importe quelle autre équipe au monde. Même l'équipe de Boston, qui a beaucoup plus de moyens, en a fait moins que nous. Nous commençons, maintenant, à mesurer les réels bénéfices, les potentielles complications et les difficultés. Je l'avais dit d'emblée : cette chirurgie n'est pas une chirurgie de l'immédiat, mais de long terme. 
 
- Quels ont été les résultats ?
- Pascal, gravement défiguré par la maladie de Von Recklinghausen, une neurofibromatose, ne pouvait pas travailler. Il a eu une greffe partielle en 2007. Aujourd'hui, il a un travail, il a acheté son appartement, va très bien et vient de fêter sa 6éme année de greffe. Jérôme, qui a été greffé il y a 2 ans, c'était une première, va bien. Il vient d'être hospitalisé pour un bilan car une greffe de peau reste quelque chose de lourd à porter toute sa vie avec un traitement permanent comme pour une greffe de foie ou de cœur. Le bilan est donc très positif à plusieurs titres. 
 
- Quels sont les aspects les plus positifs ?
- On a vraiment pu apporter un bénéfice très important à tous ces patients, une qualité de vie très nettement supérieure à ce qu'on attendait et une satisfaction intense. Les traitements ne sont pas pires que ce que l'on prévoyait. Les difficultés et les complications se sont révélées standard par rapport à l'immunologie alors que certains pensaient que toutes ces greffes finiraient dans le drame et que tous ces patients mouraient. Un autre aspect positif a été de faire comprendre au grand public ce qu'était la défiguration et la chirurgie plastique qui ne se limite pas à remonter les seins et aspirer les fesses. Également de sensibiliser la population au don d'organes. Ces patients ont eu des greffes parce que d'autres, décédés, ne se sont pas, de leur vivant, opposés au don d'organes et que des familles ont fait preuve de l'altruisme et de la solidarité nécessaires pour que tout le monde puisse bénéficier d'une vie correcte.
 
- Ces greffes sont-elles toujours au stade expérimental ?
- Oui, car il s'agit de recherche clinique. Les patients ont accepté de rentrer dans cette recherche. Ils n'en sont pas les objets, mais les sujets. Ils nous ont aidés et ont aidé la médecine.
 
- Réaliser la première greffe totale du visage est un risque personnel et professionnel. Quand vous êtes-vous dit : j'y vais ?
- Ce n'est pas un processus immédiat. D'abord, des risques, le chirurgien en prend tous les jours. Certains en prennent plus que d'autres. J'ai décidé de faire une pratique chirurgicale à risque avec des patients compliqués. C'est ce qui me plait ! Faire des choses difficiles que les autres, peut-être, ne veulent pas tenter parce que le risque effraie, qu'il s'accompagne forcément d'un certain nombre d'échecs très pénibles à supporter. Je n'ai pas peur de l'échec. J'en ai une sainte horreur, je ne le supporte pas, je fais tout pour ne pas l'avoir mais, malheureusement, en médecine et en chirurgie, il existe. Ensuite, c'est le patient qui décide, pas moi. Quand l'alerte est donnée, c'est-à-dire qu'il y a un donneur, on a des moments d'hésitation, on se dit : "Fais-je bien ? Est-ce que vraiment tout est prêt ?" Et, puis quand c'est parti, on ne se pose plus de question. Comme lorsqu'on décide de gravir une montagne, ce n'est pas au milieu du chemin qu'on se pose des questions métaphysiques sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire.
 
- Aujourd'hui, les patients n'hésitent pas à ester en justice pour chercher les responsabilités. N'y a-t-il pas plus de pression pour un médecin ?
- Peut-être. Mais la judiciarisation de la société existe à tous les niveaux. Une famille fait un procès à un maire d'un petit patelin à cause du panneau de basket de l'aire de jeu de l'école du coin. Le médecin a plus de pressions parce que le niveau d'exigence est plus important. La pression, pour moi, est quotidienne car je ne supporte pas l'échec. Elle est insupportable en cas d'échec ! C'est pour cela que j'enseigne à mes collaborateurs qu'ils doivent être excellents, qu'ils doivent viser le mieux, qu'ils ne peuvent pas se contenter d'être bon à 80%, qu'ils doivent toujours l'être à 100%. C'est le seul moyen de vivre correctement et de ne pas avoir de problèmes. 
 
- On parle beaucoup d'éthique, mais sait-on exactement ce que c'est ! Quelle définition en donnez-vous ?
- L'éthique, c'est un équilibre difficile à trouver entre ce que l'on peut, ce que l'on veut et ce que l'on doit faire.
 
- Est-ce un problème plus prégnant qu'avant ?
- Oui. Beaucoup plus, à cause de la complexité de la médecine, des possibilités thérapeutiques de plus en plus importantes et des moyens, à la fois conséquents et limités. Parfois, comme pour ces greffes, on dispose de moyens colossaux. De temps en temps, l'absence de moyens rend le quotidien difficile. Aussi le débat éthique est-il constant ! Mais il existe aussi dans l'ensemble de la société. A partir du moment où nous sommes dans une société où nous vivons bien, mieux et vieux, sans guerre, ni problèmes d'alimentation, ce sont les problèmes de ce que nous voulons, pouvons et devons faire qui nous portent tous les jours.
 
- Vous dites que le paysage de la santé aura changé dans 10 ans. En quoi ?
- Il va y avoir un changement radical du fait de la pression économique. Nous ne pouvons pas aujourd'hui maintenir le système tel qu'il est, ni nous contenter de simples petites réformes de façade, comme de modifier le dépassement d'honoraires ou mettre un médecin ici ou là. Il faut une réforme en profondeur que les gens devront assumer. Elle passe, soit par une disparition de notre système de santé, ce qui me parait hautement improbable. Il est difficile de penser que les Français reviendront en arrière et rejetteront un système où la collectivité nationale paye et où la santé est considérée comme un bien collectif et qu'ils diront que la santé est un bien individuel que chacun doit payer soi-même. Soit, le médecin de demain sera un médecin salarié, peut-être dans des structures privées, mais de moins en moins isolé dans une activité libérale. Je pense qu'il n'y a plus beaucoup d'avenir pour ce type de pratiques.
 
- Pourquoi le salariat ? Pour une rémunération assurée ou la sécurité de l'emploi ?
- Il y a plusieurs réponses. D'abord, la féminisation de la profession. 60% des étudiants sont des étudiantes qui vont avoir une vie de famille et des enfants. Une pratique salariée protège beaucoup et permet de retrouver son emploi après une maternité. Ce qui est un aspect non négligeable. C'est vrai aussi que dans une activité libérale, on peut avoir une rémunération supérieure, mais aussi inférieure à cause des charges à payer. Les recettes sont très variables d'une année sur l'autre. Tout le monde souhaite une stabilité financière pour pouvoir, d'abord et avant tout, se consacrer à son métier. Maintenant, cela ne veut pas dire que tous les salaires soient égaux, des médecins doivent être plus payés que d'autres parce qu'ils prennent plus de responsabilités ou travaillent plus.
 
- N'y-a-t-il pas inadéquation entre le numerus clausus des étudiants et la pénurie de médecins ?
- Aujourd'hui, non. Dans les années 90, ce numerus clausus est descendu beaucoup trop bas et nous le payons chèrement aujourd'hui. D'où les problèmes. Je n'aime pas le terme "déserts médicaux", parce que je considère qu'il n'y en a pas vraiment ! Il y a des problèmes d'insuffisance de couverture médicale dans certains secteurs et dans certains endroits, pas forcément là où on croit. On parle toujours de l'absence de médecin généraliste dans les villages, mais il n'y a pas que ça. Il y a aussi, parfois, un nombre insuffisant de spécialistes dans une grande ville qui génère des files d'attente qui ne sont pas acceptables. Certains, devant la pression du nombre de patients, choisissent un exercice différent, plus confortable. Je ne crois pas que le problème soit le numerus clausus qui est en nombre suffisant. Il faut juste gérer ce passage difficile.
 
- Comment ?
- En augmentant les réseaux sociaux pour donner plus d'efficacité et permettre au médecin de se consacrer au cœur de son métier qui est de soigner et non plus, comme aujourd'hui, faire son secrétariat, remplir ses papiers, etc. Être aidé par un réseau social permet de traiter des problèmes qui ne sont pas des problèmes médicaux, mais des problèmes sociaux pour beaucoup de patients. Par exemple, le transport, les soins quotidiens, les patients âgés qu'il faut voir tous les jours pour savoir comment ils vont, mais n'ont pas besoin d'un médecin au quotidien. C'est le rôle des agences régionales de santé de gérer ce passage en attendant que la crise passe. Elle devrait être relativement courte sur un territoire comme la Corse qui est, contrairement à ce que l'on pourrait penser, relativement bien lotie en médecins.
 
- Que diriez-vous aux étudiants qui veulent embrasser la carrière médicale, plus particulièrement celle de chirurgien ?
- C'est un métier fantastique qui donne des motifs de satisfaction quotidiens. Je me lève le matin. Je sais ce que j'ai à faire. Je sais pourquoi je me lève. A un étudiant qui me demandait si le choix se faisait en fonction de la rémunération ou de ce qu'il voulait faire, je lui ai répondu de choisir en fonction de ce qu'il veut faire. Si on choisit en fonction de la rémunération, très rapidement, on va s'ennuyer et on va trouver sa rémunération insuffisante !
 
- Ce souci de la rémunération est-il plus important pour un étudiant de 2013 que pour un étudiant de votre époque ?
- Oui. C'est sûrement plus important parce que les rémunérations des médecins et les consultations médicales n'ont pas augmenté. C'est une angoisse permanente, mais il n'y a pas de chômage dans notre métier. Un étudiant, qui passe la première année et poursuit ses études de médecine, est quasiment sûr d'avoir du travail et une rémunération tout à fait décente. Alors, dans la crise actuelle, s'angoisser parce qu'on n'aura pas un salaire fantastique est exagéré ! 
 
Propos recueillis par Nicole MARI
 

Intervenants
 
Le Pr Laurent LANTIERI est chirurgien plasticien. Il est actuellement professeur d’université-praticien hospitalier à l’université Paris-Descartes où il dirige la 1ère plate- forme de chirurgie reconstructrice de France. Il effectue, en juin 2010, la première greffe totale de visage française sur un patient atteint de la maladie de Von Recklinghausen. Il a obtenu la Victoire de la médecine (2010) et a été élu personnalité de l'année 2010 par les votes des lecteurs du Parisien / Aujourd'hui en France et les auditeurs de RTL. Son ouvrage, « Chaque visage a une histoire » est paru en 2012 chez Flammarion.
 
Le Pr Dominique BERTRAND exerce actuellement les fonctions de professeur d’université-praticien hospitalier à Paris-Diderot et de conseiller médical au Centre National de Gestion des Praticiens Hospitaliers et des Personnels de Direction de la Fonction Publique Hospitalière.
 
Le Pr Bernard PELLAT est actuellement professeur émérite de biochimie à l’université Paris Descartes et coordonnateur national de la filière odontologie pour la PAES. Son activité de recherche porte sur les pathologies, l’imagerie et les biothérapies oro-faciales.