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Assassinat d’Yvan Colonna : Le patron des prisons assume « un échec » et parle « d’erreurs d’appréciation »


Nicole Mari le Jeudi 12 Janvier 2023 à 22:19

Second jour des auditions de la Commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna par un détenu islamiste radicalisé, Frank Elong Abe, le 2 mars 2022, à la maison centrale d’Arles. Après l’ex-directrice et l’actuel directeur de la centrale, qui ont été entendus mercredi après-midi, ce fut autour du directeur de l’administration pénitentiaire, Laurent Ridel, et du directeur adjoint Thierry Donard, de passer sous le feu nourri des questions des députés, jeudi matin, pendant plus de trois heures. Avec sur le gril : la gestion de la centrale d’Arles et le statut de DPS.



Laurent Ridel, directeur de l’administration pénitentiaire.
Laurent Ridel, directeur de l’administration pénitentiaire.
« Il est évident que l’administration pénitentiaire a failli au regard de l’article L7 du Code pénitentiaire ». Comme la veille, lors des auditions de l’ancienne directrice de la centrale d’Arles Corinne Puglierini et de l’actuel directeur Marc Ollier, le président de la Commission d’enquête parlementaire concernant l’assassinat d’Yvan Colonna, le député de la 2nde circonscription de Haute-Corse, Jean-Félix Acquaviva, ne fait pas dans la dentelle. Il va même, en ce second jour d’audition, droit au but. En face des dix députés qui composent la Commission chargée de mettre en lumière les « dysfonctionnements au sein de l’administration pénitentiaire et de l’appareil judiciaire ayant conduit à l’assassinat d’un détenu le 2 mars 2022 à la maison centrale d’Arles », deux hommes : le directeur de l’administration pénitentiaire Laurent Ridel et le directeur adjoint Thierry Donard. Tous deux déjà entendus par la Commission des lois, deux semaines après l’agression mortelle d’Yvan Colonna à la prison d’Arles par un détenu islamiste radical Frank Elong Abe. Depuis lors, l’Inspection générale de la justice (IGF) a pondu un rapport qui fait état de « manquements, d’insuffisances, de failles au niveau local, de la prison elle-même, mais aussi au niveau central au sein de l’administration que vous dirigez », précise le député nationaliste corse. Après la publication, le 28 juillet dernier, dudit rapport et l’annonce par la Première ministre de sanctions disciplinaires contre un surveillant incriminé, le syndicat UFAP UNSa Justice (Union fédérale autonome pénitentiaire) Paca Corse avait dénoncé, déjà, dans un tract « les bourdes » de l’administration pénitentiaire : « Nos politiques tentent de mettre du sang sur les mains d’un surveillant et l’accuser de manquements professionnels, alors que des hauts responsables, comme le Directeur de l’administration pénitentiaire ou le Directeur interrégional ne sont nullement inquiétés et passent tranquillement au travers des mailles du filet ! C’est visiblement plus simple de prendre les primes de responsabilité, qu’assumer des décisions et des actes afférents à la gestion de leur périmètre de compétence ! ».
 
Un échec et des erreurs
Dans ce contexte, l’exercice ne semblait guère aisé pour le patron des prisons françaises. Mais Laurent Ridel, très à l’aise, bien plus que Corinne Puglierini la veille dont il est le supérieur hiérarchique, pratique avec brio le même art de botter en touche. C’est sur un ton ferme, presque hautain, qu’il débute son exposé préliminaire en faisant part « de la très grande tristesse de l’administration pénitentiaire face à un tel drame ». S’il reconnaît d’emblée que « La mort, dans de telles circonstances, d'un homme est un échec. Et ce n'est pas acceptable. Et cet échec, en tant que directeur de l'administration pénitentiaire, je l'assume », il modère tout aussitôt en précisant « même en l’absence de fautes, l’Etat est tenu de réparer les dommages du décès d’un détenu causé par des violences commises au sein d’un établissement pénitentiaire par un autre détenu ». De là, il se livre à une longue apologie de l’administration qu’il dirige depuis deux ans, un discours essentiellement politique qui vise à déminer les attaques et qui n’est pas du goût du président de la Commission. Jean-Félix Acquaviva lui rappelle, sur la même tonalité, que : « Nous sommes là pour regarder ce qu’il s’est passé et pour faire œuvre de justice, et nous considérons que justice n’a pas été faite, que clarté n’a pas été suffisamment mise sur les dysfonctionnements ». Qualifiant le rapport de l’IGF de « édifiant, stupéfiant », il débute la salve des questions par la gestion, qui reste incompréhensible, du parcours de Frank Elong Abe et son absence d’orientation en quartier d’évaluation de la radicalisation (QER). Le député corse, lui, détaille « un dysfonctionnement très grave, un parti pris dont on ne sait pas pourquoi. Il y a une zone d’ombre béante. Pourquoi ? ». Laurent Ridel y répond en argumentant sur « la dangerosité » du détenu, coutumier d’incidents violents que « seul l’isolement était en capacité de gérer », d’autant qu' « il n’y a pas de psychiatre qui intervient en QER. A Arles, Elong Abe est un détenu difficile, compliqué, perturbé, donc son comportement n’est pas parfait, mais on note une amélioration sensible, notamment par rapport à la période de crise à Condé ». D’où, explique-t-il, la décision de le sortir de l’isolement et de le réintégrer graduellement en détention classique. « Ce n’est pas l’avis de l’IGF. Il y a une divergence d’appréciation notable », remarque le député Acquaviva. L’IGF ayant pointé « une erreur d’appréciation » de l’administration pénitentiaire.

Laurent Marcangeli.
Laurent Marcangeli.
Une solidarité de corps ?
Le rapporteur de la Commission, député de la 1ère circonscription de Corse du Sud, Laurent Marcangeli, embraye sur la détention d’Yvan Colonna et la radicalisation d’Elong Abe. « Yvan Colonna était un détenu dont le comportement pénitentiaire peut être qualifié de très correct, qui entretenait des relations plutôt cordiales avec son entourage… Un comportement adapté que l’on peut qualifier de satisfaisant », affirme Laurent Ridel. Avant de retracer succinctement le parcours d’Elong Abe de la petite délinquance au terrorisme islamiste, sans rien révéler de nouveau. Le député RN, Romain Baudry, met le premier les pieds dans le plat des dysfonctionnements de la centrale d’Arles en visant Corinne Puglierini : « l’affectation en 2018 de la directrice adjointe avait pour but de placer une personne de confiance sur cet établissement… qui n’hésite pas à parler d’un problème d’autorité de la part de Mme Puglierini et explique qu’elle devait servir de filet de sécurité ». Donc, conclut-il, la hiérarchie « était informée des carences… Pourquoi ne pas avoir mis fin à ces pratiques bancales qui mettent en danger l’ensemble des détenus, personnels… ? ». La question dérange visiblement Laurent Ridel qui défend néanmoins la gestion de l’ex-directrice d’Arles qui « a fait l’objet d’observations extrêmement satisfaisantes… C’était une bonne directrice qui a géré au mieux l’établissement ». Jean-Félix Acquaviva intervient : « Je suis très étonné des louanges que vous faites de Mme Puglierini aujourd’hui, depuis que l’on connait un certain nombre de choses. Mme Puglierini a menti devant la représentation nationale. Ce n’est pas contestable, et vous le savez ! Vous êtes en train de nous présenter une allocation fonctionnelle normale de Mme Puglierini, alors que l’IGF parle de sanctions disciplinaires et de manquements graves ». Pour le député insulaire, c’est le premier point grave de l’échange : « On ne va pas pouvoir avancer de manière intelligible et sérieuse si on est dans la relativisation de la solidarité de corps, or la solidarité de corps explose devant les faits ».
 
Des louanges mal accueillies
Le second concerne la dangerosité d’Elong Abe : « On est sur la feuille route et les mêmes propos que Mme Puglierini », taclant « une marche en avant qui ne s’arrête pas… D’un côté, on relativise très fortement, de manière scandaleuse, un coup de tête d’Elong Abe, on a menti sur ce fait devant la représentation nationale. C’est très grave parce qu’on parle d’un assassinat. Et de l’autre, on nous parle d’un détenu normal, Yvan Colonna, qui a eu des sanctions disciplinaires parce qu’il avait un baladeur MP3. Tout ça ne colle pas. Je suis très choqué sur le fait qu’on ne fasse pas un constat clair sur ce qui est factuel ». Et, assène Jean-Félix Acquaviva, « On ne peut pas dire que Mme Puglierini n’a pas commis de faute ! ». Laurent Ridel affirme livrer seulement le parcours de l’ex-directrice : « qui a été décorée des plus hautes distinctions de la République. Je n'ai aucunement l’intention de faire du corporatisme, notamment face à des faits aussi graves. J’ai parlé, comme vous, d’erreurs d’appréciation. Je ne nie absolument pas les conclusions de l'Inspection ». Tout comme, il nie relativiser le comportement d’un individu radicalisé : « A aucun moment, un signal d’alerte concernant Elong Abe n’a été émis. Ce qui était, début 2022, plutôt signalé comme préoccupant, c’était sa libération prochaine fin 2023. La demande de passage en QER début 2022 était plutôt tournée vers une évaluation en vue de sa sortie ». Cela ne convainc Laurent Marcangeli qui enfonce le clou : « Ce n’est pas vous qui avez relativisé, c’est Mme Puglierini ! De l’avis général, hier, Mme Puglierini a été plutôt à la peine ». Il indique « partager l’étonnement sur les qualificatifs plutôt élogieux, respectueux dont elle bénéficie. Les conclusions du rapport ne permettent pas de dire que son travail est exempt de tout reproche. On est, ici, à peu près tous d’accord sur les failles visibles, les manquements professionnels, notamment sur le cas d’Elong Abe. Mme Puglierini a menti ». Laurent Ridel élude.

Jean-Félix Acquaviva.
Jean-Félix Acquaviva.
Pas de signes avant-coureurs
Le député LR, Meyer Habib, revient sur les neuf minutes de l’agression d’Yvan Colonna et du délai d’intervention des secours : « Peut-être si l’intervention avait été plus rapide, Yvan Colonna aurait pu être sauvé. Ne pensez-vous pas qu’il y a des disfonctionnements majeurs ? Et pensez-vous que les radicalisés doivent être mélangés avec des droits communs ? ». Laurent Ridel reconnait que « Oui, c'est vrai, le dispositif mis en place a conduit à l'échec. Cela n'avait jamais été le cas, mais un échec qui se traduit par la mort d'un homme est insupportable. Même si aucun élément ne relève un antagonisme ou une volonté de violence de la part d’Elong Abe. C’est ce qui sans doute conduit à une forme de banalisation de la surveillance. Ces deux détenus entretenaient des relations que je qualifierais de correctes. Cette carence, il faut la corriger ». Le député Modem, Mohamed Laqhila, insiste sur le manque de surveillance de deux DPS : « Yvan Colonna était toujours accompagné d’un autre détenu corse, sauf ce jour-là. Etait-il menacé ? ». Pour Laurent Ridel, « Yvan Colonna n’avait pas d’ennemis déclarés. C’est assez rare en détention. C’est un milieu irrigué par la violence. Yvan Colonna n’avait pas de crainte particulière. Il les aurait exprimées auprès de son entourage et même du personnel, c’était quelqu’un de très apprécié par le personnel. Il devait partir le 28 février pour une évaluation au centre d’Aix-Luynes dans le cadre de sa demande d’aménagement de peine. Il serait parti, l’histoire aurait été différente. Il a renoncé deux jours avant en estimant qu’il était trop tôt pour sa demande ». La réponse ne convainc pas le député de la NUPES, Thomas Portes, qui allègue : « Comment se fait-il que ces détenus soient restés 15 minutes sans aucune surveillance humaine ? Quand à la vidéosurveillance, on parle d’une agression qui a duré neuf minutes. Comment se fait-il que personne n’ait regardé ces écrans-là pendant neuf minutes ? Ces deux questions, pour lesquelles je n’ai toujours pas de réponse, interrogent sur le déroulement des faits ». Il n’obtiendra pas de réponse, Laurent Ridel rebondit sur une question précédente d’ordre général sur les meurtres entre codétenus.
 
La question du DPS
Après deux heures et demi d’échanges, les députés restent largement dubitatifs. « Nous avons encore de grandes interrogations à ce stade », commente Jean-Félix Acquaviva. L’heure supplémentaire que durera l’audition ne lèvera pas vraiment les zones d’ombres. Le député autonomiste, qui ne lâche rien, enchaine sur le refus obstiné de lever le statut de DPS d’Yvan Colonna. « Les juridictions estiment qu’il y a abus de pouvoir. Le critère du maintien en DPS est une surveillance accrue qui n’a pas eu lieu. On est obligé de remarquer la différence de traitement entre l’accompagnement à la réinsertion d’Elong Abe et l’énergie qu’a mis l’administration pénitentiaire à produire de faux documents, de l’aveu du tribunal, pour Yvan Colonna. Cela veut dire qu’il y avait une intention de nuire ». Laurent Ridel avoue que l’affectation DPS d’Yvan Colonna est lié à d’autres critères que son comportement carcéral. « Il n'y a pas eu de volonté, en tout cas de l'administration pénitentiaire, d'appliquer à Yvan Colonna un régime particulièrement répressif concernant l'aspect pénitentiaire des choses. Donc, un régime classique concernant le DPS ». Le député Acquaviva insiste sur les pressions politiques pour le maintien en DPS et lui demande s’il a reçu des consignes à ce sujet. Le député Thomas Portes appuie : « Cette décision de refus est-elle une décision administrative, basée sur des critères objectifs ou est-ce une décision politique ? C’est ça qui nous interroge aujourd’hui, qui sème le doute ? ». Laurent Ridel affirme : « Je n’ai reçu aucune consigne concernant Yvan Colonna et cette question de DPS ». Le débat finit par tourner en rond autour de la question et se conclut sans que le doute soit levé.
Les auditions se poursuivront la semaine prochaine.
 
N.M.