J'avais participé en avril 2010 à un comité technique avec des représentants de l'I.N.R.A (Centre de Recherches Agronomiques de Corse) et du Syndicat pour la Défense et la Promotion des Charcuteries de Corse, dans la perspective d'une demande auprès de l'INAO (http://www.corsematin.com/ article/papier/au- commencement-est-le-porc- nustrale.649211.html ).
Ma tâche consistait à préparer une note relative à la protection en langue corse de divers produits. Concernant notamment "prisuttu" et "lonzu" il s'agissait de "traiter la question de l’origine des mots, de leur sens spécifique, et de l’usage actuel des termes permettant de désigner les produits".
Note linguistique (Jean Chiorboli, 3 mai 2010)
Les mots prisuttu et lonzu ne figurent sous cette forme dans aucune langue (statutaire ou officielle) hormis en corse, qui bénéficie du statut officiel de « langue de France » (http://www.culture.gouv.fr/ culture/dglf/lgfrance/ lgfrance_presentation.htm ).
1) Prisuttu
Bien entendu la plupart des langues romanes « officielles » connaissent des termes proches de prisuttu issus d’étymons latins similaires (par exemple italien prosciutto).
La forme prisuttu est bien attestée en calabrais et en sicilien ; cependant ces variétés, contrairement au corse, n’ont pas de statut linguistique officiel mais sont définies comme des « dialetti italiani ».
Il s’agit de mots formés à partir du verbe latin SUGERE (sens propre « sucer ») dont le participe passé SUCTUS a donné en corse suttu (couramment employé en corse contrairement à ce qui se passe en italien où suggere (variante littéraire de succhiare) n’a pas ou plus de participe passé.
La forme prisuttu correspond à « (jambon) sec » , comme le suggère aussi l’étymon PRAESUCTUS « (complètement) sec » ou « (as)séché ». Dans le préfixe PRAE semble subsister (en corse comme en calabrais ou en sicilien) une notion de renforcement qui a disparu dans les autres langues (G.Rohlfs).
2) Lonzu
Des remarques analogues s’appliquent au cas de lonzu qui correspond (en tant que terme de charcuterie) à l’italien lonza issu du français longe qui continue LUMBEA du latin populaire (lui-même correspondant du latin classique LUMBUS « reins, dos, échine » qui a donné les termes anatomique lombes, lombaire).
La spécificité du terme corse réside dans son genre masculin. En italien lonzo n’est guère employé qu’au sens de « mou », « indolent » ; ce qui correspond à lonzu en corse où le masculin est employé aussi bien pour le terme de charcuterie que pour l’adjectif (mais ici l’origine est non pas le latin mais le germanique LUNZ « paresseux ».
Quant au mot lonzo, il n’est pas attesté dans les dictionnaires comme terme de charcuterie mais représente le plus souvent une tentative (maladroite voire aberrante) d’italianisation du corse lonzu.
Le mot lonzo apparaît de manière sporadique dans certains menus « régionaux », par exemple à Milan ou Florence; on a même « Salsiccia sarda; Lonzo » dans certains menus sardes. Cependant c’est le féminin lonza qui est considéré comme le terme italien approprié. S’agissant du domaine corse, et quelle que soit la langue en question, la forme hybride lonzo apparaît comme superflue et son emploi, bien qu’attesté, ne s’impose pas pour autant. En outre la forme appropriée est prisuttu et non pas prizuttu avec un z (aberration due à l’interférence du système graphique du français).
3) Usage
Le linguiste corse Falcucci, né en 1835, inclut prisuttu dans son son dictionnaire corse et note comme terme proche dans le domaine italien la forme persutto dont il souligne qu’elle ne correspond pas à la norme italienne.
Il semble bien que le terme prisuttu n’ait pas besoin de spécification d’origine : dans notre base textuelle en langue corse, les expressions prisuttu corsu ou prisuttu di Corsica n’apparaissent jamais.
Quant à la question de savoir si prisuttu peut se référer à autre chose que le produit corse traditionnel, le problème ne s’est posé que récemment, après l’introduction de produits similaires d’importation, cuits ou crus. C’est alors qu’apparaissent des expressions du type prisuttu nustrale pour conjurer tout risque de confusion avec un produit non corse, alors qu’auparavant les seules spécifications éventuelles étaient du type prisuttu vechju (« vieux »), magru (maigre) etc.
Les références littéraires sont nombreuses. On relève même des allusions au « syndrome du prisuttu », c'est-à-dire aux « présents » qu’on offre à un élu influent pour obtenir un emploi ou une faveur (http://www.anazione.com/ ).
Au même titre que l’odeur du maquis chère à « Nabulione », le prisuttu fait donc partie éléments symboliques et identitaires corses par excellence. Pour signifier la perte de tous les repères traditionnels on emploie en corse l’expression scurdà si di a filetta (« oublier la fougère »). Mais, dit-on, si les Corses qui s’éloignent de leur île peuvent oublier le nom de l’arbousier ou de la fougère, ils n’oublient jamais le prisuttu et le figatellu (nous avons conservé la graphie originale de la revue corse A Muvra dans la citation suivante) :
“Un s'hanu mai da scurdà di u nomu di u prisuttu e di u figatellu, s'elli si scordanu di quillu di l’arbitru e di a scopa” (Simonu di San Ghjorghju, 1930)
En conclusion, il semble bien que l’emploi de prisuttu et lonzu sans autre spécification renvoie bien aux produits corses traditionnels, et ne nécessite de spécification ultérieure que lorsqu’il s’agit de produits exogènes : dans ce dernier cas c’est souvent le mot français (jambon ou jambonneau par exemple) qui apparaît dans le discours en langue corse.
J. CHIORBOLI, 17 Juillet 2013
Ma tâche consistait à préparer une note relative à la protection en langue corse de divers produits. Concernant notamment "prisuttu" et "lonzu" il s'agissait de "traiter la question de l’origine des mots, de leur sens spécifique, et de l’usage actuel des termes permettant de désigner les produits".
Note linguistique (Jean Chiorboli, 3 mai 2010)
Les mots prisuttu et lonzu ne figurent sous cette forme dans aucune langue (statutaire ou officielle) hormis en corse, qui bénéficie du statut officiel de « langue de France » (http://www.culture.gouv.fr/
1) Prisuttu
Bien entendu la plupart des langues romanes « officielles » connaissent des termes proches de prisuttu issus d’étymons latins similaires (par exemple italien prosciutto).
La forme prisuttu est bien attestée en calabrais et en sicilien ; cependant ces variétés, contrairement au corse, n’ont pas de statut linguistique officiel mais sont définies comme des « dialetti italiani ».
Il s’agit de mots formés à partir du verbe latin SUGERE (sens propre « sucer ») dont le participe passé SUCTUS a donné en corse suttu (couramment employé en corse contrairement à ce qui se passe en italien où suggere (variante littéraire de succhiare) n’a pas ou plus de participe passé.
La forme prisuttu correspond à « (jambon) sec » , comme le suggère aussi l’étymon PRAESUCTUS « (complètement) sec » ou « (as)séché ». Dans le préfixe PRAE semble subsister (en corse comme en calabrais ou en sicilien) une notion de renforcement qui a disparu dans les autres langues (G.Rohlfs).
2) Lonzu
Des remarques analogues s’appliquent au cas de lonzu qui correspond (en tant que terme de charcuterie) à l’italien lonza issu du français longe qui continue LUMBEA du latin populaire (lui-même correspondant du latin classique LUMBUS « reins, dos, échine » qui a donné les termes anatomique lombes, lombaire).
La spécificité du terme corse réside dans son genre masculin. En italien lonzo n’est guère employé qu’au sens de « mou », « indolent » ; ce qui correspond à lonzu en corse où le masculin est employé aussi bien pour le terme de charcuterie que pour l’adjectif (mais ici l’origine est non pas le latin mais le germanique LUNZ « paresseux ».
Quant au mot lonzo, il n’est pas attesté dans les dictionnaires comme terme de charcuterie mais représente le plus souvent une tentative (maladroite voire aberrante) d’italianisation du corse lonzu.
Le mot lonzo apparaît de manière sporadique dans certains menus « régionaux », par exemple à Milan ou Florence; on a même « Salsiccia sarda; Lonzo » dans certains menus sardes. Cependant c’est le féminin lonza qui est considéré comme le terme italien approprié. S’agissant du domaine corse, et quelle que soit la langue en question, la forme hybride lonzo apparaît comme superflue et son emploi, bien qu’attesté, ne s’impose pas pour autant. En outre la forme appropriée est prisuttu et non pas prizuttu avec un z (aberration due à l’interférence du système graphique du français).
3) Usage
Le linguiste corse Falcucci, né en 1835, inclut prisuttu dans son son dictionnaire corse et note comme terme proche dans le domaine italien la forme persutto dont il souligne qu’elle ne correspond pas à la norme italienne.
Il semble bien que le terme prisuttu n’ait pas besoin de spécification d’origine : dans notre base textuelle en langue corse, les expressions prisuttu corsu ou prisuttu di Corsica n’apparaissent jamais.
Quant à la question de savoir si prisuttu peut se référer à autre chose que le produit corse traditionnel, le problème ne s’est posé que récemment, après l’introduction de produits similaires d’importation, cuits ou crus. C’est alors qu’apparaissent des expressions du type prisuttu nustrale pour conjurer tout risque de confusion avec un produit non corse, alors qu’auparavant les seules spécifications éventuelles étaient du type prisuttu vechju (« vieux »), magru (maigre) etc.
Les références littéraires sont nombreuses. On relève même des allusions au « syndrome du prisuttu », c'est-à-dire aux « présents » qu’on offre à un élu influent pour obtenir un emploi ou une faveur (http://www.anazione.com/ ).
Au même titre que l’odeur du maquis chère à « Nabulione », le prisuttu fait donc partie éléments symboliques et identitaires corses par excellence. Pour signifier la perte de tous les repères traditionnels on emploie en corse l’expression scurdà si di a filetta (« oublier la fougère »). Mais, dit-on, si les Corses qui s’éloignent de leur île peuvent oublier le nom de l’arbousier ou de la fougère, ils n’oublient jamais le prisuttu et le figatellu (nous avons conservé la graphie originale de la revue corse A Muvra dans la citation suivante) :
“Un s'hanu mai da scurdà di u nomu di u prisuttu e di u figatellu, s'elli si scordanu di quillu di l’arbitru e di a scopa” (Simonu di San Ghjorghju, 1930)
En conclusion, il semble bien que l’emploi de prisuttu et lonzu sans autre spécification renvoie bien aux produits corses traditionnels, et ne nécessite de spécification ultérieure que lorsqu’il s’agit de produits exogènes : dans ce dernier cas c’est souvent le mot français (jambon ou jambonneau par exemple) qui apparaît dans le discours en langue corse.
J. CHIORBOLI, 17 Juillet 2013