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Peri : Dans l’imaginaire d’Anne-Emmanuelle Demartini


Laurina PADOVANI le Mardi 9 Janvier 2018 à 19:32

Dans son nouvel ouvrage, « Violette Nozière, la fleur du mal. Une histoire des années 1930 », Anne-Emmanuelle de Martini revient sur le fameux fait divers qui avait défrayé la chronique. Un parricide qui avait soulevé les tabous. Rencontre avec l’historienne à Peri, dans sa maison de famille, où elle revient sur son parcours à la recherche de l’imaginaire social.



Anne-Emmanuelle Demartini a reçu le prix Malesherbes, distinction remise par l’ancien garde des Sceaux Robert Badinter (au centre)
Anne-Emmanuelle Demartini a reçu le prix Malesherbes, distinction remise par l’ancien garde des Sceaux Robert Badinter (au centre)
- Pourquoi avoir eu envie de travailler sur cette affaire?
- Ça fait longtemps que je travaille sur l’histoire du crime et ses représentations. Mon premier livre traitait de l’affaire Lacenaire, un assassin devenu poète durant les deux mois précédents son exécution. Je m’étais intéressée aux relations entre crime et littérature.
Dans l’affaire Violette Nozière, on retrouve cette problématique. Les artistes surréalistes ont écrit un recueil de poésie en hommage à la jeune femme. C’est par ce biais que j’ai bifurqué sur cette affaire qui n’avait à priori rien à voir. Une parricide de 18 ans condamnée à mort en 1934 pour avoir empoisonné son père et tenté d’assassiner sa mère. Elle sera finalement libérée puis graciée par le général de Gaulle en novembre 1945. Après avoir travaillé sur un criminel, j’avais envie de m’intéresser à une femme, ce qui ouvre à d’autres problématiques notamment sur les relations entre le genre et la justice pénale. Les femmes sont minoritaires dans les chiffres de la criminalité et cela implique un regard particulier sur elle. Cette minorité engendre une plus grande curiosité. Et puis il y a le fait que ce soit une empoisonneuse, le meurtre par empoisonnement étant considéré comme l’acte le plus vil qui soit.
Cette affaire m’a intéressé parce qu’elle joint deux tabous : le parricide, crime des crimes, et l’inceste. Cette histoire confronte les gens à la transgression de ces deux interdits fondamentaux.
 

- Quel a été votre mode opératoire?
- Quand je travaillais sur Lacenaire, affaire qui se passait sous la Monarchie de juillet entre1835 et 1836, j’avais très peu de documents. La plupart des dossiers d’instructions avaient été détruits. J’étais donc un peu frustrée parce que les historiens aiment bien avoir beaucoup d’archives (rire).
Pour l’affaire Violette Nozière en revanche, j’avais beaucoup de matière. J’ai eu accès à toute l’enquête, deux cartons de dossiers de procédures.
Ce travail m’a pris 15 années. Le premier article que j’ai écrit sur Violette Nozière remonte à 2002. J’ai bien sûr travaillé sur d’autres choses et puis j’ai eu mes enfants entre temps (rire) mais mes premières recherches sur cette criminelle remontent à cette époque-là.
C’est ma méthode. J’aime fréquenter longtemps mes objets de recherches, pour m’en imprégner bien sûr mais également parce qu’avec le temps, le regard évolue.
 

- Comment s’imprègne-t’on d’une tueuse comme Violette Nozière ?
- Moi je m’intéresse pas tant au crime en lui-même mais plus à l’imaginaire du crime, à ses représentations, à la construction des figures criminelles. Comment la société va créer un monstre criminel ? Je travaille sur les fantasmes qu’évoquent le crime et le criminel.
Ce qui m’intéresse c’est le discours que ce crime a suscité. Cela peut être le discours des gens impliqués par ce drame, la coupable ou la victime survivante (la mère). Ou alors les écrits du juge, de l’avocat, des témoins mais également l’opinion publique de l’époque, le discours de la presse. J’ai eu accès à des lettres écrites au juge d’instruction par les lecteurs des journaux pour donner leur interprétation. Car dans cette affaire, il y a un débat : pourquoi Violette Nozière a-t-elle tué son père ? Est-ce par cupidité, comme le pense le juge, ou pour se défendre ?
Elle est arrêtée une semaine après son crime et explique qu’elle a tué son père parce que ce dernier l’obligeait à des relations sexuelles depuis qu’elle avait douze ans. Le terme d’inceste à cette époque est très peu employé. La presse utilise des formules comme « la monstrueuse accusation ». Ce qui est monstrueux dans cette tournure ce n’est pas le probable acte du père mais le fait d’en avoir parlé. Il y a donc un concert d’indignation qui accueille cette accusation. Car le père, cheminot, était considéré comme l’ouvrier model, ponctuel, bien noté par ses supérieurs donc un père au- dessus de tout soupçon. Comme c’était un bon ouvrier, on considérait qu’il était un bon père.
De l’autre côté, il se trouve que Violette, elle, avait une mauvaise réputation. Une fille facile qui, selon la presse, se prostituait .Les réalités sont exacerbées et en font une créature infâme, glauque, ténébreuses.
 

- Comment une telle affaire serait-elle traitée aujourd’hui ?
- Je ne suis pas juge d’instruction mais je pense qu’aujourd’hui nous avons une sensibilité aux violences sexuelles et en particulier à la violence incestueuse qui est tout autre.
Depuis les années 1970, les représentations du viol ont changé. Certaines affaires ont permis de faire en sorte que les victimes soient plus écoutées. De nos jours, même si la victime a une mauvaise réputation, sa parole reste crédible.
A l’époque de l’affaire Nozière, les victimes ne portent pas plainte, on cache les violences sexuelles et surtout, ce n’est pas considéré comme le pire des crimes. Le pire c’est le parricide. Aujourd’hui le pire dans la hiérarchie criminelle, c’est le crime sur enfant. Cette affaire est intéressante car elle montre comment une société traite la question de l’inceste et de la parole dénonciatrice. C’est une histoire sur le tabou de l’inceste, un tabou qui a énormément reculé depuis. Le moment clé c’est dans les années 1980, quand Eva Thomas, victime d’inceste, témoigne dans l’émission les dossiers de l’écran. La parole dénonciatrice prend alors sa place dans l’espace public.
 
- Aimeriez-vous travailler sur un fait-divers qui se serait passé en Corse ?
- Je n’ai pas encore de projet précis de ce point de vue-là. Je me suis beaucoup intéressée à la Corse plus jeune. Mon premier travail de recherche dans le cadre de ma maitrise portait sur le clanisme politique de la belle époque jusqu’à la seconde guerre mondiale au travers du le clan d’Adolphe Landry. Comment marche une société clanique ?
Puis pour mon DEA, j’ai travaillé sur la violence en Corse au XIX e siècle, la vendetta et le banditisme. Il y a un lien entre mes précédents travaux et ce que j’ai fait ensuite. En travaillant sur ce sujet, j’ai pu rendre compte des représentations que les magistrats et les préfets se faisaient de la Corse et des Corses.
Une île « monstrueuse » dont la violence était considérée comme hors norme alors que le système de la vendetta n’est pas monstrueux pour les Corses et fait partie de leur culture. Donc c’était deux systèmes de normes et de valeurs qui se rencontraient.
Je me suis aussi intéressée à la Corse par le biais de mon père ; il avait passé toute sa vie à faire des recherches sur les familles nobles de Corse. Il avait le projet de faire un armorial de la Corse. A sa mort en 1996, j’ai repris son travail et j’ai terminé ses recherches afin de les publier.
J’ai également travaillé sur les représentations du paysage et du peuple corse dans les guides de voyages au XIXe siècle. Toujours mon goût pour l’histoire des représentations ! J’ai eu dans l’idée d’écrire un livre dessus et puis...on n’a pas dix vies (rire). Mais bon, on ne sait jamais, peut-être qu’à la retraite je retournerais aux archives d’Ajaccio...
 

Biographie express
Née d’un père professeur d’art plastique originaire de Vico et d’une mère conseillère d’éducation dont le village est Peri, Anne Emmanuelle De Martini passe toute son enfance à Saint Germain en Laye
Elle fait ses classes préparatoires au lycée Henry IV puis intègre l’école normale supérieure en 1987. Elle obtient sa maitrise à Paris IV puis son DEA à l’école des hautes études en sciences sociales.
Anne-Emmanuelle Demartini est maître de conférences en histoire contemporaine à l'université Paris-VII. Elle est auteure et co-auteur d’ouvrages sur les représentations et l’imaginaire social.
En décembre dernier, elle reçoit le prix Malesherbes, distinction remise par l’ancien garde des Sceaux Robert Badinter, initiateur de l’abolition de la peine de mort.