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Livia : A tumbera


Simon Dominati le Samedi 1 Mars 2014 à 23:11

Souvenez-vous de notre cochon dans la porcherie. L’hiver était à ses débuts, la date « di a tumbera » était imminente et variait au gré de la disponibilité des voisins et des amis, un moment toujours très attendu.



Le jour du dernier voyage, c’était l’ébullition dans tout le quartier : une mobilisation générale. Les couteaux étaient affutés, les bottes de mise…chacun s’apprêtait à tenir un rôle bien défini. Grand branle-bas de combat du côté de la porcherie pour passer un nœud coulant à la patte postérieure de l’animal. Gesticulations, bousculades, cris d’humains et de cochon mêlés… et puis tous derrière et lui devant, direction la petite place en face de la maison. Des mouvements de bras et des ordres à hue et à dia pour indiquer le chemin à la bête tenue en laisse par la patte, peu habituée à faire plus de quatre pas. L’animal se dandinait la tête basse rasant le sol pour le sonder comme un instinct de fouisseur- laboureur qui revenait au galop. Les oreilles larges et pendantes ondulaient à chaque pas. On se demandait quelle était l’utilité d’avoir de si grands pavillons si ce n’est pour améliorer le croquant du fromage de tête.  
Les femmes étaient prêtes, les bassines d’eau bouillonnaient sur un feu de bois. Les hommes faisaient les fiers à bras, les casquettes de travers pour se donner un air plus viril. Des matamores d’un jour, moins vaillants s’ils n’étaient encouragés par l’ambiance générale de circonstance. Le spécialiste de la mise à mort attendait avec son pointeau (u stoccu). Le moment de sonder l’animal en pliant sa patte avant gauche pour situer l’endroit du cœur et planter sa pointe fatale sans aucun état d’âme était imminent. Tous les autres se tenaient autour du cochon, prêts à le basculer sur le dos offrant sa poitrine au ciel : Allez ! Allez ! On y va ? Puis c’était la prise de judo pour un ippon à plusieurs. Un long cri strident, des enfants qui fuyaient dans les maisons, des femmes qui détournaient le regard puis les derniers soubresauts et…le calme.    

Le poinçonneur de service sortait un bout de bois pointu de sa poche pour le ficher dans la blessure faisant office de bouchon afin  que le sang ne s’échappe du corps. Sans attendre, le porc était placé sur deux grosses buches, pattes avant et arrière posées dessus perpendiculairement comme s’il était au grand galop. Très rapidement, il était enveloppé de fougère sèche (il n’y avait pas de chalumeau à l’époque) puis venait la mise à feu pour brûler toutes les soies. Certains, tenant des torches, enflammaient les parties inaccessibles pour terminer le travail. Les onglons (i sciughjoli) étaient surchauffés et immédiatement déchaussés d’un tour de main rapide pour éviter de se brûler. Une odeur plaisante de couenne grillée faisait le tour des narines comme pour annoncer bonne charcuterie.
Lorsque la peau était bien débarrassée de ses soies, on procédait au lessivage à grande eau en frottant avec des pierres et raclant avec un couteau sans entamer la couenne. La bête était pendue à la treille, le boucher d’un jour pouvait entrer en lice. Le sang était récupéré rapidement à la louche puis les femmes s’affairaient avec vinaigre et sel pour préparer l’ingrédient des boudins. D’autres filaient à la rivière pour nettoyer les boyaux de fond en comble pour envelopper figateddu, salcicettu, coppa et lonzu censés assurer quelques mois de nourriture. La carcasse n’était débitée que plus tard, pendue en attente avec un bâton qui maintenait le thorax et l’abdomen bien ouverts à l’air frais de saison.

L’heure était à la fête, les verres de vin tintaient les uns contre les autres, des voix s’élevaient… ceux qui avaient estimé le poids de l’animal au plus près devenaient les vedettes du jour. La vessie était gonflée sans attendre car en séchant elle perdait son élasticité. Ce ballon de baudruche revenait au garçon de la famille ou à tout autre garçon que l’on cherchait à valoriser lorsqu’il était encore jeune. Pour les adolescents c’était plutôt un sujet de moquerie… (A biscica hè pà Lulu ! Lulu prononcé à la française) La matinée s’achevait autour d’un bon repas dans un brouhaha de fête. La nuit venue, lorsque les boudins sortaient fumants de la bassine qui bouillonnait gentiment sur le trépied de la cheminée, nous étions chargés de porter aux personnes âgées du quartier cette offrande encore chaude. Il y en avait pour tous les goûts : aux gros raisins secs de Malaga, aux oignons… jusqu’aux plus gras et plus poivrés.
Les jours suivants consacrés à la charcuterie n’étaient pas de tout repos. Du salage des grosses pièces en passant par la confection du figateddu, salcicettu et du fromage de tête, la transformation d’une partie du gras en saindoux… Ce n’est que quelques jours plus tard que tout devenait plus calme lorsque le plafond de la cuisine ou de la salle à manger était  garni de toute cette charcuterie mise à sécher. Suspendue à des gros clous ou des échalas maintenus à l’horizontale par des fils de fer solides, elle exhalait dans toutes les pièces l’odeur des épices ou de la pointe d’ail savamment dosées par la grand-mère. Bientôt un porcelet allait  devenir le nouveau locataire « di u purcili » sans se douter qu’un an plus tard, bien en chair et bien en gras, il sera le centre d’attraction « di a tumbera ».
Simon Dominati