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Langues régionales : Une petite décision qui en dit long


le Vendredi 24 Mai 2019 à 07:22

Les langues régionales ? Mais la France les adore, voyons... sauf quand il s'agit de passer aux actes. Illustration en Corse…
Michel Feltin-Palas, rédacteur en à L'express, publie un excellent article sur les langues régionales. Il le soumet à la lecture des abonnés de CNI. Nous vous laissons l'apprécier.



Langues régionales : Une petite décision qui en dit long
Je l'admets volontiers : l'histoire qui va suivre est un peu ancienne. Mais elle est si incroyable et si riche d'enseignements que j'ai eu envie d'y revenir. La voici.  

En mai 2008, une entreprise de la région de Porto-Vecchio publie une offre d'emploi précisant qu'elle recherche des candidats ayant une bonne maîtrise de la langue corse. Enfin, publie... Pôle Emploi, qui en ces temps reculés s'appelle encore l'ANPE, s'y oppose formellement. Motif ? La formulation est jugée discriminatoire à l'égard des non-Corses.

La plupart des Français, biberonnés dans une culture monolingue depuis leur plus tendre enfance, estimeront sans doute que ladite administration a simplement défendu le beau principe d'égalité devant la langue française. Or il se trouve que cette analyse est à mon sens totalement erronée, et ce pour plusieurs raisons que je vais maintenant exposer.

En premier lieu, cette mesure est en fait... totalement inégalitaire. La France, on l'oublie souvent, est un pays historiquement et fondamentalement plurilingue, dont les habitants ont longtemps pratiqué et pratiquent encore des langues germaniques (alsacien, platt, flamand), celtique (le breton), latines (normand, gascon, catalan, picard, etc.), une langue non indo-européenne (le basque), sans oublier l'infinie richesse linguistique des outre-mer. Privilégier, parmi toutes ces langues, une seule d'entre elles, est donc une conception de l'égalité digne de surréalistes ayant sérieusement abusé de substances hallucinogènes (pléonasme ?). "C'est comme si on disait à un juif qu'il doit devenir catholique pour devenir fonctionnaire", note justement le sociolinguiste Philippe Blanchet, dans une formule qui me paraît parfaitement résumer cette contradiction.

Le service public a commis ce jour-là une autre erreur de raisonnement. Le rejet de l'annonce suppose en effet que seuls les Corses peuvent parler le corse. Ce qui, pardonnez-moi de l'écrire aussi brutalement, est tout simplement stupide. Le cerveau humain est ainsi fait que chacun d'entre nous peut apprendre n'importe quel idiome, qu'il s'agisse de l'espagnol, du mandarin, du wolof ou l'araméen occidental (la langue du Christ). "Demander la maîtrise du corse dans un emploi, ce n'est pas demander un Corse, c'est demander une compétence en corse", rappelle Romain Colonna, dans un excellent livre consacré à la coofficialité (1) que j'ai déjà chroniqué dans cette lettre. Que l'on sache, lorsqu'un hôtelier embauche un salarié anglophone, il n'exige pas de recruter un natif de Londres ou de Liverpool ! On peut même pousser le raisonnement un peu plus loin. En s'opposant à cette annonce, l'administration française réserve de fait l'usage du corse aux seuls Corses. C'est elle qui, en réalité, fait preuve d'une logique "ethniciste" et antirépublicaine.

Troisièmement : notre pays se trompe de priorité. Réclamer une bonne maîtrise d'une langue étrangère ? Aucun problème. Souhaiter une aptitude en corse ? Pas question ! Quelqu'un pourrait-il informer nos dirigeants que la menace pour le français, si menace il y a, se situe davantage du côté de l'anglais que du provençal ou du gallo ?

La dernière leçon de cette triste histoire est que la France a toutes les chances de récolter le Molière du meilleur acteur pour son rôle dans Tartuffe. Officiellement, tous les présidents de la République, tous les ministres, tous les hauts fonctionnaires défendent à l'envi la "beauté" de ces "magnifiques" langues régionales qui "enrichissent" tant notre "patrimoine". Malheureusement, tout se gâte dès lors qu'il s'agit d'adopter les mesures concrètes qui changeraient effectivement la donne.

Répétons-le : les individus ne décident pas un beau jour d'abandonner la langue de leurs ancêtres. Ils "choisissent" de passer au français (ou à l'anglais, ou au chinois, ou à l'arabe) parce que lui seul permet l'accès aux diplômes, à l'emploi et à la réussite sociale. Il s'agit toujours d'un choix sous contrainte. Agir comme l'a fait l'ANPE en Corse, et comme le font à peu près toutes les administrations sur le territoire national, c'est, à terme, condamner l'existence de toutes les langues minoritaires de notre pays.

Si l'on avait l'esprit mal tourné (cela arrive, parfois, aux journalistes), on en viendrait presque à se demander si, au fond, ce n'est pas là ce que désire l'Etat...

(1) Pour une reconnaissance politique des langues, Albiana, 12 €