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Fin de vie : le cardinal Bustillo met en garde contre "une société fatiguée qui propose la mort comme solution"


Christophe Giudicelli le Lundi 19 Mai 2025 à 19:18

L’Assemblée nationale a adopté, samedi 17 mai, l’article-clé de la proposition de loi instaurant un « droit à l’aide à mourir », par 75 voix contre 41. Le texte précise que les patients devront s’autoadministrer la substance létale, sauf lorsqu’ils n’en ont pas la capacité. Ce vote intervient dans le cadre de l’examen en cours de la proposition de loi sur la fin de vie, dont le vote final est prévu le 27 mai.​Au lendemain de ce vote, le cardinal François-Xavier Bustillo, évêque d’Ajaccio, s’est exprimé dans une interview accordée à Corse Net Infos. Sans ignorer la souffrance des malades, il met en garde contre une société qui, selon lui, risque de « proposer la mort comme réponse à la souffrance ». Il appelle à renforcer les soins palliatifs et redoute que cette loi n’engendre une société « plus dure, plus cruelle et moins humaine ».



(Photo : Paule Santoni)
(Photo : Paule Santoni)

L’Assemblée nationale examine en ce moment deux textes sur la fin de vie : l’un visant à renforcer les soins palliatifs, l’autre à encadrer une aide à mourir. En tant que cardinal et pasteur, comment percevez-vous cette volonté de traiter ensemble accompagnement et interruption de vie ?
Je réagis d’abord en tant qu’homme, car la question dépasse les appartenances : elle est à la fois éthique et anthropologique. Ensuite, bien sûr, je m’exprime aussi en tant que cardinal et membre de l’Église. Sur le plan humain, je considère que le développement des soins palliatifs est une excellente chose. C’est une manière juste et digne d’accompagner la douleur et la souffrance. Mais ce qui m’interpelle profondément, c’est le glissement rapide vers ce que j’appelle une forme de fatigue humaine. Une société fatiguée qui, face à la douleur, propose comme solution… la mort. Dans cette proposition de loi, le mot « mort » est à peine utilisé. On préfère parler d’euthanasie, de fin de vie, d’accompagnement. On habille un acte grave, froid, technique, avec des mots presque humanistes. Il ne faut pas se laisser piéger par cette terminologie. L’acte reste radical. Je le redis : je suis pour les soins palliatifs, pour cette présence humaine, médicale, respectueuse auprès des malades. Mais je suis contre l’idée que la réponse à la souffrance, qu’elle soit physique ou psychologique, soit la mort.

Le gouvernement assure que l’aide à mourir serait strictement encadrée, réservée à des patients majeurs, conscients, atteints de maladies graves et incurables. Ces conditions vous semblent-elles suffisantes pour distinguer cet acte d’une forme d’euthanasie ?
Je comprends qu’un encadrement médical soit nécessaire pour éviter les dérives. Mais même avec l’encadrement actuel tel qu’il est proposé, il y aura des dérives. J’ai lu avec attention les réactions de certains juristes et membres du corps médical. Ce n’est pas si simple de déterminer le moment où une personne décide, ou peut décider. La frontière est floue. Et au-delà de l’encadrement technique, il y a une question délicate sur ce que la société propose, sur ce qu’elle autorise. On parle ici de fin de vie, de suicide assisté, d’euthanasie. Ce sont des notions complexes, qui nous rapprochent de modèles belges ou suisses. Mais, pour moi, il faut faire attention, car je trouve que c’est un échec pour notre humanité que d’en arriver à légaliser la mort 

Les partisans de la loi invoquent la compassion, la dignité, et le respect de la volonté des patients. Peut-on, à vos yeux, parler d’acte de compassion lorsqu’il s’agit d’aider quelqu’un à mourir ?
C’est là que c’est paradoxal, et là que l’on pervertit les choses. La terminologie est mielleuse, mais l’acte technique, c’est de donner la mort. C’est un acte radical, cruel et sans retour. Nous ne pouvons pas parler de compassion, même si, d’un point de vue psychologique, surtout pour les proches,  quand quelqu’un souffre, on souhaite que cette souffrance s’arrête. Mais est-ce que le seul moyen d’arrêter la souffrance, c’est un acte médical qui met fin à la vie ? C’est la question. Je dis que c’est un échec pour notre humanité dite progressiste et évoluée, si nous proposons la mort comme solution à la souffrance physique ou morale.

Plusieurs soutiens du texte défendent le suicide assisté, parfois en l’envisageant pour eux-mêmes alors qu’ils sont en parfaite santé. Leur perception ne risque-t-elle pas d’évoluer face à la maladie et à la proximité réelle de la mort ?
Oui. Quand nous échangeons avec des médecins en soins palliatifs, ils constatent tous la même chose : une personne en bonne santé peut déclarer avec assurance, « le jour où j’aurai un problème, je préfère partir ». C’est une réaction fréquente, mais très théorique. Lorsqu’on est réellement malade, atteint dans son corps et son esprit, le réflexe humain profond, c’est de vouloir vivre. Le désir de mort est rare, sauf en cas de pathologie particulière.

Au fil des débats, certains élus qualifient l’aide à mourir d’« acte fraternel », une manière d’accompagner dignement la souffrance. Que vous inspire cette vision de la fraternité dans une société confrontée à tant de crises ?
Je trouve cela profondément triste. C’est, à mes yeux, un échec collectif. Nous vivons au XXIe siècle, dans une société que je qualifierais de mortifère : on parle sans cesse de la mort de la planète, du système politique, du système économique… Et la mort est omniprésente dans notre culture, dans les films, dans l’actualité, dans les discours. Si l’on passe aujourd’hui de la simple terminologie à un cadre légal encadrant la mort, c’est bien le signe que notre société est malade. Elle semble en panne d’espérance, de joie, de lien. Si l’on en vient à demander la mort comme solution, c’est qu’un problème plus profond n’a pas été résolu. Cela révèle un manque de travail collectif sur notre désir de vivre ensemble, sur la joie partagée, sur la fraternité. D’ailleurs, entendre certains parler d’un « acte fraternel » pour qualifier l’aide à mourir me semble une perversion du sens même de la fraternité. Être fraternel, c’est soutenir les plus fragiles, accompagner les plus démunis, protéger les plus vulnérables — ce n’est pas leur proposer la mort.


Pour vous, “accompagner jusqu’au bout”, cela passe donc par un renforcement des soins palliatifs ?
D’un point de vue médical et humain, les soins palliatifs sont la réponse la plus juste pour accompagner une personne dans la douleur. Lorsqu’un malade exprime son mal-être, il ne demande pas la mort : il demande que la souffrance cesse. Et les soins palliatifs permettent justement cet accompagnement digne, dans l’écoute et la présence. C’est là que doit se situer notre priorité.
 

Pensez-vous qu’une telle loi pourrait, à terme, banaliser la mort ? Créer une forme d’injonction sociale, même implicite ?
C’est précisément le danger. On risque d’introduire une forme de pression sur les plus fragiles. Dire à une personne atteinte d’un mal incurable : « Vous risquez d’être un poids pour votre famille, pour la société », c’est l’enfermer dans une culpabilité insidieuse. Inconsciemment, on peut en arriver à faire comprendre : « Tout le monde serait soulagé si vous partiez. » C’est une idée terrible. En Corse, il existe encore une forte culture du soin, de la proximité, de la présence. On veille les malades, on accompagne les mourants, on entoure les défunts. C’est une part de notre humanité. Si nous perdons cette tradition de présence et de solidarité, alors oui, nous prenons le risque de nous déshumaniser.

Pensez-vous que si cette loi est votée, elle pourrait banaliser la mort ? Créer une forme d’injonction dans la société, favorisée par un effet de masse ?
C’est là tout le drame. On en vient à culpabiliser les plus vulnérables. Dire à quelqu’un atteint d’un mal incurable : « Vous allez être un poids pour vos proches, pour la société », c’est le pousser à s’interroger, non pas sur son espérance, mais sur sa gêne. Inconsciemment, on peut faire passer le message : « Tout le monde sera soulagé si vous partez. » C’est terrible.

En Corse, les solidarités familiales et intergénérationnelles restent fortes. Ce débat est-il vécu selon vous, différemment ici que dans d'autres régions ?

Oui, je le crois. En Corse, on n’idéalise pas la mort. On l’entoure. On accompagne la vie, on accompagne la mort. Ce qui me frappe toujours, c’est la manière dont les familles, les voisins, les villages entiers se mobilisent autour d’une personne en fin de vie. Bien sûr, ici aussi, les opinions sont partagées. Mais ce n’est pas un débat à trancher à coups de « pour » ou « contre » sur un réseau social. Cette question touche au cœur de l’humain. Elle mérite réflexion, écoute, profondeur. L’Église sera toujours du côté de la vie, de son commencement jusqu’à son terme. Même dans les épreuves, nous devons rester aux côtés de ceux qui souffrent. L’accompagnement médical, les soins palliatifs sont des réponses humaines. Ce n’est pas un geste technique pour mettre fin à la vie. C’est un geste de douceur, de dignité, d’attention.

Enfin, que diriez-vous à une personne qui, à bout de forces, exprime le souhait d’en finir avec la vie ?
D’abord, je lui dirais que je comprends la fatigue et la souffrance. Mais je ne peux pas accepter comme seule solution : « Parce que je souffre, il faut m’éliminer. » Si j’avais cette personne en face de moi, je lui dirais que sa valeur ne dépend pas de son état physique. Une personne reste une personne, qu’elle soit en bonne santé ou malade. Elle mérite le respect et la dignité, au-delà du physique ou du psychologique. Ce sont les familles et les personnes autour qu’il faut mobiliser, pour que la personne ne soit pas découragée ou culpabilisée. Une personne qui atteint l’âge de 90 ans, elle est fatiguée… Et on lui dit : « Il n’y a plus rien à faire. » Je me dis que cette personne, pendant 90 ans, a donné son temps, ses talents… Et la solution qu’on lui propose, c’est de l’éliminer de manière froide, médicale, technique ? Quel dommage. Pourquoi ne pas célébrer la vie jusqu’au bout ? Pourquoi ne pas lui dire : « Aujourd’hui, on vous soutient, on va soulager vos souffrances » ? Dans la majorité des hôpitaux, il n’y a pas un développement suffisant des soins palliatifs. Au lieu de proposer la mort comme solution, nous devrions proposer la compassion.