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Budget supplémentaire : L’Exécutif corse refuse de payer les 86,3 millions € à la Corsica Ferries


Nicole Mari le Lundi 15 Novembre 2021 à 21:04

Sans surprise, le Conseil exécutif de Corse a décidé de ne pas inscrire au budget supplémentaire de la Collectivité, qui sera débattu lors de la session des 18 et 19 novembre prochains, les 86,3 millions d’euros dus à la Corsica Ferries au titre du contentieux concernant le service complémentaire de la SNCM. Il a engagé deux procédures contentieuses contre l’Etat qu’il juge responsable de la dette après le refus du gouvernement d’en assumer la responsabilité et la charge financière : une mise en demeure et une plainte devant la Commission européenne.



Gilles Simeoni, président du Conseil exécutif de la Collectivité de Corse. Photo Michel Luccioni.
Gilles Simeoni, président du Conseil exécutif de la Collectivité de Corse. Photo Michel Luccioni.
« C’est une décision mûrement réfléchie, mûrement pesée, difficile à prendre et lourde de conséquences ». Comme il le martèle depuis l’arrêt du Conseil d’Etat, le président du Conseil exécutif, Gilles Simeoni, a réaffirmé, avec gravité, lundi après-midi, que la Collectivité de Corse (CDC) ne paierait pas l’amende de 86,3 millions € due à la Corsica Ferries et qu’en conséquence, cette somme ne sera pas inscrite au budget supplémentaire qui sera examiné jeudi à l’Assemblée de Corse. La compagnie maritime a obtenu, le 22 février dernier, de la Cour administrative d’appel de Marseille, réparation d'un préjudice lié au subventionnement illégal entre 2007 et 2013 du service complémentaire au bénéfice de l'ex-SNCM. La CDC se pourvoit aussitôt en cassation en « soulevant de nombreux arguments juridiques parmi lesquels le caractère totalement disproportionné de la somme allouée à la Corsica Ferries ». Un pourvoi rejeté sans examen au fond par le Conseil d’Etat le 29 septembre dernier, ce qui rend l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Marseille définitif en droit interne. Cette décision du Conseil d’Etat déchaine les réactions et fait l’unanimité contre elle, en raison notamment de l’impact financier très lourd qu’il fait peser sur les finances de la CDC. Le montant de l’amende revêt, en effet, le caractère de dépense obligatoire, au sens du droit interne, et aurait dû, à ce titre, être inscrit au budget supplémentaire de la CDC. « Nous avons pris la décision de ne pas inscrire cette somme au budget supplémentaire, car nous considérons que faire aujourd’hui supporter à la Collectivité de Corse le paiement de cette condamnation est totalement injuste juridiquement, politiquement, et moralement », déclare Gilles Simeoni.
 
Une impasse financière
Cette lourde condamnation financière plonge, en effet, la Collectivité de Corse dans une impasse. A plus d’un titre. « Accepter de payer cette somme reviendrait à accepter que le budget et l’action de la CDC soient très lourdement impactés, aussi bien en fonctionnement qu’en investissement. Mobiliser 86,3 millions € sur notre budget freinerait notablement le déploiement et la poursuite des politiques publiques mises en œuvre par le Conseil exécutif de Corse depuis son arrivée aux responsabilités », explique Gilles Simeoni. Il rappelle que 86,3 millions € représentent environ le montant total de l’aide aux territoires - aide aux communes et intercommunalités, eau et assainissement, Comité de massif -, ou encore presque un tiers de l’investissement total de la CDC sur une année. L’Exécutif refuse également d’assumer un malencontreux héritage, issu « d’un système vicié » et mis en place en toute connaissance de cause par les protagonistes de l’époque. En premier lieu, l’Etat, comme l’a récemment confirmé Paul Giacobbi, à la tête de la Collectivité de 2010 à 2015. « Accepter de payer cette somme reviendrait, aussi, à accepter que la Corse de 2021 paye pour les errements du passé, évalués au surplus à un coût exorbitant et totalement disproportionné. Accepter de payer cette somme reviendrait, enfin, à accepter que l’Etat n’assume pas la lourde responsabilité qui est la sienne dans ce dossier. L’Etat a été l’initiateur principal du service complémentaire, pour assurer la survie financière d’une compagnie dont il était actionnaire principal, et pour défendre, à titre principal, des intérêts extérieurs à la Corse », assène Gilles Simeoni.

Des recours contre l’Etat
Pour trouver une solution rapide, l’Exécutif corse propose, donc, deux schémas juridiques sous la forme de deux procédures contentieuses lancées contre l’Etat. La première est une mise en demeure préalable en vue d’engager un procès pour l’obliger à reconnaître sa responsabilité et « à payer les sommes dues au titre de ce contentieux, eu égard à la responsabilité qui est celle de l’Etat dans la définition du contenu et dans la mise en œuvre de la DSP (Délégation de service public) illégale ». Elle s’appuie sur trois arguments : « D’abord, l’Etat avait intérêt à mettre en place le service complémentaire, il a donc demandé cette surcompensation illégale. Ensuite, il n’a pas exercé son autorité de contrôle de légalité, alors qu’il était dûment informé que la DSP maritime était illégale. Enfin, preuve supplémentaire, il n’a pas notifié le contrat de DSP maritime à la Commission européenne alors qu’il avait obligation de le faire ». La seconde est un appel devant la Commission européenne pour suspendre la condamnation « du fait des violations manifestes par l’Etat des dispositions des articles 107 et 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) intervenues dans le cadre de cette procédure ». A savoir : « la non réponse par la Cour administrative d’appel et le Conseil d’Etat à une question préjudicielle posée par la Collectivité de Corse : le fait d’allouer une somme manifestement disproportionnée à une compagnie maritime n’est-il pas constitutif d’une distorsion de concurrence ? ». Les avocats de la CDC estiment que « cet appel peut fournir à l’Etat un moyen sérieux de droit, l’argument juridique pour refuser d’exécuter juridiquement la décision de la Cour d’appel ». La décision serait suspendue, et les intérêts - 15 000 € par jour – ne couraient plus. « Ces deux actions juridiques sont engagées à titre conservatoire : elles visent à accélérer le règlement politique de ce dossier, et à obtenir de l’Etat les engagements concrets permettant une issue par le haut dans ce dossier, comme dans l’ensemble du dossier maritime », précise Gilles Simeoni.
 
Une détermination totale
Sa coresponsabilité, si l’Etat veut bien l’admettre en filigrane, il refuse, pour l’instant, d’en assumer la charge financière. Le président de la République et le Premier ministre, lors de leurs derniers entretiens successifs avec le président de l’Exécutif corse, se sont voulus rassurants, mais peu engageants, reportant les discussions à plus tard. Dans la foulée, la montée au créneau des députés nationalistes s’est soldée par le même message compatissant à « l’inquiétude » corse et une fin de non-recevoir. « Nous savons que la Collectivité attend davantage, les discussions continuent sur le sujet. Il faut que l’état d’esprit de chacune des parties soit constructif » a averti, en séance publique, à l’Assemblée nationale, Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales. Sans préciser ce qu’elle entendait par « un état d’esprit constructif » ! A priori, le gouvernement accepterait, tout au plus, l’étalement des charges et pousserait, donc, la CDC à inscrire la somme dans une ligne budgétaire. Ce qui reviendrait pour la CDC à payer intégralement la facture. « Il en est hors de question ! », réplique l’Exécutif corse. La non-inscription de ces 86,3 millions € au Budget supplémentaire et les deux procédures judiciaires sont, pour lui, un moyen, de forcer le gouvernement à discuter autrement. « Notre détermination est totale, mais aussi notre volonté forte de dialogue sur ce dossier, aux fins de dégager de concert une solution conforme à l’équité, au droit et aux intérêts de la Corse. La discussion avec le gouvernement doit désormais se concrétiser dans des délais très courts pour permettre de régler définitivement ce contentieux ».
 
Une poupée gigogne
Le règlement de ce problème est d’autant plus indispensable que, souligne le président de l’Exécutif corse : « C’est un problème en forme de poupée gigogne ». Au-delà de cette première lourde condamnation financière, plane en effet le spectre de condamnations futures liées à d’autres recours de la Corsica Ferries, notamment contre la DSP maritime de l’ère Giaccobbi. Cette DSP a déjà été jugé illégale en première instance et est en cours d’examen par la Cour administrative de Marseille. S’y ajoute l’épée de Damoclès que la Commission européenne brandit sur le service public maritime en remettant en cause le principe même de la compensation. Bruxelles demande en clair à la CDC de renoncer au service public maritime à partir de 2022 sous peine d’aller au bout de la procédure d’examen formel de la DSP 2018-2020 et d’exiger le remboursement des sommes octroyées. « Ce serait catastrophique » lâche Gilles Simeoni, qui ne cache son inquiétude. « Au-delà de la question des 86,3 millions €, il y a la nécessité de définir et de sécuriser aussi bien avec l’Etat qu’avec l’Union européenne le périmètre du service public maritime de la Corse, conforme là encore aux intérêts de la Corse et des Corses ». Pour lui, c’est avant tout une question d’ordre politique qui permettra de juger sur pièces la réelle volonté du gouvernement d’avancer sur les dossiers corses. « Au même titre que la question des prisonniers politiques ou que celle de la lutte contre la spéculation foncière, de l’énergie, ou du PTIC, la problématique des transports maritimes est un domaine où l’Etat peut aisément donner des signes clairs et publics de sa volonté de construire une solution politique en Corse ». Le temps, donc, pour le gouvernement de passer des paroles aux actes… ou pas ! En pleine campagne présidentielle, il y a fort à parier qu’il va surtout chercher à gagner du temps.
 
N.M.