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Autonomie de la Corse : Pour Andria Fazi, on est "loin de connaître le contenu définitif du projet de loi constitutionnelle"


le Lundi 24 Juillet 2023 à 10:25

Le politologue et maître de conférences en science politique à l'Université de Corte revient, pour CNI, sur les suites du vote de la délibération sur l'autonomie par l'Assemblée de Corse, le 5 juillet dernier



(Photo : Archives Michel Luccioni)
(Photo : Archives Michel Luccioni)
- Le 5 juillet dernier, l’Assemblée de Corse a adopté une délibération relative à un projet d’autonomie de l’île. Que pensez-vous du texte co-construit entre les élus nationalistes ?
- Quelques soucis formels révèlent qu’il a été élaboré rapidement, et on peut regretter l’absence d’un débat plus large et structuré au sein de la société corse. Cependant, son premier mérite est d’exister et d’avoir été voté, ce que beaucoup jugeaient improbable ou impossible il y a peu. 
Sur le fond, c’est un texte qui va sensiblement plus loin que la délibération du 8 mars 2018, conçue et adoptée par l’ancienne majorité nationaliste tripartite dans un contexte très différent. À l’époque, Emmanuel Macron avait écarté a priori toutes les grandes revendications nationalistes, et le président du Sénat se positionnait aussi en gardien implacable de l’unité de la République. Même si la majorité nationaliste ne pouvait se renier, il était compréhensible qu’elle adopte un texte relativement modéré, qui me paraît inspiré du statut polynésien.
Dans la phase actuelle, seules deux limites ont été fixées. L’une est claire : c’est le rejet de l’indépendance. L’autre n’est pas claire du tout : c’est le refus de créer deux catégories de citoyens. Au sens strict, cela interdirait toute autonomie, considérant que par principe la loi est la même pour tous et qu’elle est l’expression de la souveraineté nationale. Mais en réalité, même s’il existe un socle commun très large, la citoyenneté française est loin d’être indivisible. Certains citoyens français ont des droits différents – en Nouvelle-Calédonie, Polynésie, Guyane, etc. – mais n’en sont pas moins des citoyens français. À partir de là, on comprend mieux que la délibération du 5 juillet 2023 soit plus ambitieuse et plutôt inspirée de la situation de la Nouvelle-Calédonie. C’est désormais la position officielle de l’Assemblée de Corse, validée par 46 conseillers sur 63, mais le chemin compte toujours d’énormes embuches, et il y aura encore beaucoup de débats à mener et d’arbitrages à opérer.
Le texte se fonde sur l’idée d’une fin de conflit politique, qu’il conditionne à l’obtention d’une autonomie très large. Cependant, on remarque aussi la volonté d’apporter de la souplesse et des garanties, à travers des évaluations précises du potentiel fiscal, de la progressivité dans les transferts de compétences, des clauses de non-régression sociale et de subsidiarité, etc. Tout ça apparaît logique et même bienvenu, a fortiori dans l’optique d’une consultation populaire.
 
- Comment interpréter l’union obtenue à l’arrachée des différents groupes nationalistes autour de ce texte après plus d’une année de dissensions ? 
- C’est un signe important, démontrant que malgré des querelles récurrentes, souvent peu lisibles voire inaccessibles aux non-initiés, il leur est possible de converger. Je crois impossible que le pouvoir central valide tout ce que contient la délibération du 5 juillet. Pour autant, plus les partis nationalistes seront capables de présenter un front cohérent, plus ils seront susceptibles d’obtenir de réelles satisfactions. À l’inverse, leur division se traduirait certainement par une réforme a minima qui ne renforcerait que les plus critiques, dont ceux qui ne croient qu’à une vraie relance de la violence. 
 
- Malgré tout, l’Assemblée n’est pas parvenue à un consensus, la droite ayant décidé d’envoyer son propre texte au Gouvernement, malgré le rejet de celui-ci par l’hémicycle. Le fait que plusieurs projets soient présentés au Gouvernement n’est-il pas de nature à biaiser l’issue du processus ?
- Il est normal que chacun puisse exprimer sa vision de l’intérêt commun et être écouté. Si un parlementaire, une association des maires, le conseil économique et social ou un comité anti-mafia souhaitent apporter une contribution, ils peuvent le faire aussi, et je dirais même qu’ils doivent le faire. Il vaut toujours mieux avoir des acteurs impliqués que des spectateurs passifs. Il est aussi normal que les acteurs les plus représentatifs, ceux dont la légitimité démocratique est la plus forte, soient plus écoutés que les autres.  
 
En quoi cette séquence politique diffère-t-elle du processus de Matignon ?
- En plusieurs aspects essentiels. D’abord, les équilibres politiques, avec une représentation nationaliste qui est infiniment plus puissante. En 2000, les nationalistes ne comptaient que huit conseillers territoriaux sur 51, aucun parlementaire et aucun maire de commune importante… Aujourd’hui, ils comptent 46 conseillers territoriaux sur 63, quatre parlementaires sur six, les maires des deuxième, troisième et cinquième communes de Corse, etc. De même, les situations des autres forces politiques étaient fort différentes. En 2000, l’Assemblée de Corse était bien plus plurielle, avec un exécutif en majorité relative, et de fortes divisions internes à gauche comme à droite. Cela étant, les deux camps se sont entendus pour ne pas émettre de vote d’opposition, et les deux motions présentées le 10 mars 2000 ont obtenu 26 et 22 voix sur 51 conseillers.  
Ensuite, la séquence de 1999-2000 a été plus riche en discussions, avec une consultation de la société civile menée par le conseil économique, social et culturel, et des réunions de travail plus nombreuses entre les principaux élus de la Corse et les trois préfets représentant le gouvernement. Bien sûr, cela doit être interprété à l’aune du pluralisme et des clivages déjà mentionnés. Intrinsèquement, la tenue de ces échanges était positive, mais ils ne fondaient aucune garantie. Le contenu de l’avant-projet de loi, qui était le fruit du fameux « processus », a été très largement amputé par le gouvernement, le Parlement puis le Conseil constitutionnel, faisant de la loi du 22 janvier 2002 une véritable déception.
Enfin, les structures territoriales françaises ont été sensiblement assouplies, notamment grâce à la révision constitutionnelle de mars 2003. Par exemple, en 2000 il était constitutionnellement impossible de fusionner des autorités départementales et régionales. Depuis, les outre-mer sont devenus un véritable archipel institutionnel, avec des exceptions de plus en plus confondantes aux principes unitaires. Or, même si la Corse fait officiellement partie de la métropole, rien n’interdit au pouvoir constituant de lui donner un statut équivalent à celui des territoires les plus lointains. Selon le Conseil constitutionnel, le pouvoir constituant est souverain. Sur le fond, l’unique limite est de ne pas remettre en cause la forme républicaine de gouvernement. Toutefois, cette limite est assez théorique, puisque le Conseil a aussi affirmé, en 2003, qu’il « ne tient ni de l'article 61, ni de l'article 89, ni d'aucune autre disposition de la Constitution le pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle ».
 
- Qu’attendre au final du discours du Président Macron ?
- Cela dépend de quel point de vue on se place… Je crois probable qu’il écartera certaines demandes, tout en laissant le champ ouvert sur d’autres, notamment sur la question du pouvoir législatif régional. En tout cas, nous resterons loin de connaître le contenu définitif du projet de loi constitutionnelle. Quand bien même le voudrait-il, le Président n’aurait guère d’intérêt à être précis.
 
- Un statut d’autonomie pour la Corse serait-il à même de récolter le vote des 3/5ème du Gouvernement ?
- Cela dépend d’abord du contenu de ce statut. On peut croire que plus l’on s’éloignera du droit commun, plus il sera difficile de convaincre un nombre d’acteurs suffisant.
Au niveau comptable, à l’exception du Parti communiste, le programme de la NUPES prévoyait de donner à la Corse un « statut garanti par l’article 74 de la Constitution », c’est-à-dire à l’instar de la Polynésie. En théorie, la somme de la majorité présidentielle, de la NUPES et d’autres groupes et parlementaires modérés permet d’atteindre les 3/5. En pratique, il est peu probable que les groupes montrent une grande discipline de vote, ce qui accroîtra l’incertitude. Quelques parlementaires pourraient avoir une influence déterminante.
Néanmoins, selon moi, l’obstacle le plus lourd est de loin celui du Sénat. On se focalise bien trop sur la seconde étape, celle de la majorité des 3/5, sans considérer la première, celle de l’accord de l’Assemblée nationale et du Sénat sur le même texte. En d’autres termes, la majorité sénatoriale, de droite, détient un pouvoir de veto et il est fort possible qu’elle en joue jusqu’à imposer un texte minimaliste.
Tous ces risques pourraient être limités si, comme le demande la motion de l’Assemblée de Corse (et comme ce fut le cas pour les Accords de Nouméa de 1998), l’État décide de consulter préalablement les électeurs de Corse sur les orientations finalement arrêtées, et que le Oui l’emporte assez largement. Les parlementaires ne seraient pas obligés de suivre l’avis des électeurs, mais certains éprouveraient probablement quelque scrupule à s’en écarter trop.
 
- S’il passait cette épreuve, un référendum au niveau local aurait-il des chances d’aboutir à une victoire du « oui » à l’autonomie en l’état actuel des choses ? 
- Ce ne fut pas le modèle choisi pour la Nouvelle-Calédonie, où la consultation territoriale a précédé la révision constitutionnelle. Au demeurant, et même si ça m’apparaît moins probable, il est possible de procéder différemment. La révision constitutionnelle pourrait dessiner les contours d’un nouveau statut pour la Corse, tout en conditionnant celui-ci à la validation des orientations par les électeurs de l’île. C’est ainsi, par exemple, que le Pays de Galles a acquis son autonomie législative.
Quant aux résultats envisageables, les référendums institutionnels offrent souvent des surprises – celui de 2003 en Corse n’était pas une exception – et le camp du Non dispose classiquement d’un avantage colossal : celui de pouvoir rassembler des électeurs aux visions très diverses sur la simple base de la crainte du changement, de l’aversion aux risques, réels, supposés ou fantasmés. Pour les raisons mentionnées plus haut, le Oui aurait besoin d’une victoire assez large, et il me semble qu’il ne pourra y prétendre qu’à condition de mener une campagne cohérente, dynamique et convaincante.