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Christian Mondoloni : « Le schisme n’a jamais été aussi grand entre l’Etat et la Corse »


Nicole Mari le Samedi 11 Mai 2013 à 23:36

Militant nationaliste de la 1ère heure, engagé depuis plus de 40 ans dans tous les combats politiques pour la reconnaissance des droits du peuple corse, Christian Mondoloni vient de publier « Corse, Renaissance d’une nation » avec une préface signée par Edmond Simeoni (cf interview dans nos prochaines éditions). Ce spécialiste politique dresse le bilan de 250 ans de présence française dans l’île pour mieux cerner, à travers l’évolution de la vision de l’Etat et les luttes d’influence, ce qui est devenu « le problème corse ». Analysant les enjeux de la construction du mouvement national, avançant des thèses personnelles et novatrices, il explique, à Corse Net Infos, que la recomposition du modèle sociétal européen et français est une chance pour la Corse d’obtenir la reconnaissance complète de sa spécificité.



Christian Mondoloni, auteur de l'ouvrage « Corse, Renaissance d’une nation »
Christian Mondoloni, auteur de l'ouvrage « Corse, Renaissance d’une nation »
- Pourquoi avez-vous décidé d’écrire un livre sur la présence française dans l’île ?
- Je me suis aperçu que les nouvelles générations sont dans une ignorance à peu près complète de la période 1960-1990. Comme réduire l’histoire à cette période ne permet pas d’apporter une explication globalisante, j’ai, donc, élargi mon sujet à l’intégralité de la période française que je fais commencer en 1768 (quand la Corse devient française, ndlr). Je montre la continuité de la vision de la France vis-à-vis de la Corse, ce qui permet d’aborder la politique de colonisation active, commencée en 1957, dans une logique qui s’étale sur environ 250 ans.
 
- A partir de 1957, comment les relations entre la Corse et l’Etat basculent-elles ?
- Après la guerre de 1939-45, la France entre dans une période de décolonisation qui provoque le départ de toutes les structures coloniales agraires installées en Afrique du Nord, structures qu’il faut, en partie, reclasser sur le territoire français. L’Etat cherche à le faire en Corse, à partir de 1957, par le biais d’une politique de colonisation active, en mettant au point le plan d’action régional et en créant la SOMIVAC (Société d'aménagement pour la mise en valeur de la Corse). Jusqu’en 1957, la France utilise la Corse, soit comme base stratégique contre l’Italie, soit pour protéger le port de commerce de Marseille ou le port militaire de Toulon, soit comme réserve de soldats. Ce qui fait que la société insulaire ne prend pas vraiment conscience de ce renversement total de la politique de l’Etat vis-à-vis de la Corse.
 
- Qu’appelez-vous une politique de colonisation active ?
- En 1957, la France crée deux sociétés d’économie mixte, l’une pour le secteur agraire, l’autre pour le secteur touristique. La première, dont le but principal est de recycler les structures coloniales agraires d’Afrique du Nord, colonise 30 000 hectares en Plaine orientale par le biais de la monoculture de la vigne. Ce vignoble, qui vit sur une chaptalisation plus ou moins frauduleuse, s’effondre avant 1975 et conduit au choc d’Aleria. La seconde opération concerne la colonisation touristique par le biais des grandes banques, des sociétés d’assurance et des trusts intervenant dans le tourisme de masse, non seulement en France, mais aussi partout en Europe : une banque anglaise, une société d’assurance belge…
 
- A vous lire, on a l’impression d’une sorte de hold-up sur le littoral…
- Tout à fait. La Caisse des dépôts et consignations, qui est le bras armé de l’Etat dans les opérations de développement économique, démarche directement les grands groupes pour les inciter à acheter des milliers d’hectares communaux en leur faisant miroiter la possibilité d’opérations touristiques. Les grands groupes investissent, donc, massivement, souvent en achetant des terres qui ont été spoliées aux communautés corses au début du 19ème siècle, voire au moment de la Conquête et dont les grandes familles insulaires se sont emparées. L’opération de la Testa Ventilegna est, à cet égard, emblématique. Sur ce site, un groupe d’escrocs, plus ou moins dirigé par la société d’assurances La Paternelle, projetait une opération de 100 000 lits. Pour permettre la création de cet immense complexe touristique, l’aéroport de Figari est concédé au député Jean-Paul De Rocca Serra.
 
- Comment ce hold-up tourne-t-il court ?
- Dans un premier temps, les infrastructures coloniales de tourisme accaparent environ 20 000 hectares sur le littoral de l’île, soit grosso modo 140 kilomètres de bord de mer. Ce qui représente 13 à 15% du littoral de la Corse. La banque Rothschild, par exemple, achète, ainsi, la moitié des Agriates. Tout ce système s’effondre dans le choc d’Aleria. Le Conservatoire du littoral est, alors, chargé par l’Etat, de racheter massivement les terres qui ne servent plus à rien puisque les évènements politiques bloquent leur rentabilisation. Elles n’ont, donc, plus aucune raison d’être dans le patrimoine des grands groupes. Ce rachat est un processus d’indemnisation des mauvaises opérations faites par ces trusts sous la garantie de l’Etat.
 
- Vous montrez que les lois douanières sont symptomatiques de la manière dont l’Etat traite la Corse. Que sont ces lois et quelle est leur importance ?
- Les lois douanières sont très importantes. A partir de 1768, la France cherche la rentabilisation économique de la Corse et impose des lois douanières qui permettent aux produits français d’inonder le marché insulaire, mais taxent, comme des produits étrangers d’importation, les produits corses exportés vers les marchés français. Les premières lois datent de 1768, avant même la signature du Traité de Versailles qui annexe la Corse. Elles sont directement reprises après l’effondrement de la construction napoléonienne en 1816-1818. Elles bloquent toute l’évolution économique de la Corse qui s’effondre, économiquement, à partir du Second Empire, entrainant une immigration massive.
 
- En quoi ces lois sont-elles responsables de la situation actuelle de l’île ?
- Les lois douanières ne sont abrogées qu’en 1908, une fois que le mal et la ruine se sont installés dans l’île. Entre 1870 et 1960, 200 000 à 230 000 Corses sont forcés d’émigrer. C’est dans ces lois, que se trouve la racine du mal qui a empêché le développement normal de l’île et le terreau qui a nourri la dégénérescence. Elles expliquent jusqu’à la crise actuelle que traverse la Corse due à son manque de développement. Un exemple simple : la forme de l’économie conditionne, bien entendu, la forme de la société. L’économie s’effondrant, la société s’est totalement fossilisée et sa représentation politique est devenue, elle aussi, fossile.
 
- C’est-à-dire ?
- Pendant plus d’un siècle, la vie politique corse a reconduit, génération après génération, le même système claniste basé sur des grandes familles. Au Sud, la famille De Rocca Serra, toujours au pouvoir aujourd’hui. Au Nord, Paul Giacobbi est le représentant d’un système et le descendant d’une famille qui, fait unique en France, détient un siège au Parlement depuis 4 générations. C’est la preuve d’une société immobile et fossile. L’explication profonde de cet immobilisme s’explique dans la ruine économique qui part du Second Empire et s’étend jusqu’aux événements d’Aleria. La Corse émerge à peine de cette ruine, les choses commencent un peu à bouger depuis 20 ou 30 ans, mais la société et l’économie continuent d’en subir les conséquences négatives.
 
- Que représente Aleria dans cette histoire qui s’étale sur 250 ans ?
- Aleria est le choc de deux volontés : d’un côté, celle du peuple corse à vouloir être maître de ses destinées économiques, sociales et culturelles et, de l’autre côté, celle de l’Etat d’imposer une colonisation touristique et agraire. C’est le peuple contre le pouvoir. C’est quatre pétoires de chasse contre des automitrailleuses blindées ! C’est la disproportion de la réaction de la France à l’occupation du domaine viticole d’un colon qui a été condamné, par la suite, pour fraude bancaire et autres opérations frauduleuses avec six comparses. Sur l’opération d’Aleria, Edmond Simeoni avait juridiquement et intégralement raison. La réaction de l’Etat a été tellement disproportionnée qu’elle a accéléré la prise de conscience du peuple corse qui se serait produite quand même, mais beaucoup plus lentement.
 
- Votre ouvrage met en lumière des dates phares. Depuis Aleria, quelle est, selon vous, la date la plus significative de l’histoire contemporaine insulaire ?
- Il y a plusieurs dates. A partir de 1982, la Corse est entrée dans un processus d’affirmation et de reconnaissance de sa spécificité avec trois statuts particuliers : le statut Deferre en 1982, le statut Joxe en 1991 et le dernier statut en 2002. La date, qui, malgré tout, me semble la plus importante, est : 1988 quand l’Assemblée de Corse reconnait l’existence d’un peuple corse sur cette terre. A partir de là, le comportement schizophrénique insulaire prend fin puisque les Corses se reconnaissent, eux-mêmes, comme étant un peuple. 1988 marque le basculement d’une société.
 
- Cette prise de conscience n’existait-elle pas avant ?
- Oui. Elle existait profondément, mais la société corse a mis du temps à l’accepter, à divorcer psychologiquement du modèle proposé par la France. A partir de 1975, la volonté de la société corse d’être elle-même monte en puissance. Il y a des signes marqueurs, notamment la prise de conscience culturelle et linguistique avec le groupe de Scola Corsa, l’enseignement de la langue, le Riacquistu et surtout la formation de Canta u populu corsu. Dans mon livre, je mets en perspective ce développement lent qui va s’accélérer. A l’heure actuelle, la gauche au pouvoir en Corse court derrière la société corse.
 
- Qu’entendez-vous par là ?
- Elle essaye d’appliquer le programme nationaliste sans les Nationalistes : coofficialité de la langue, statut de résident qui est une sorte de mini-supplétif honteux à la notion de peuple corse, réforme constitutionnelle… Tout cela peut-il aller bien loin ? Pour appliquer la politique menée par le président Giacobbi qui est, parmi la majorité de gauche, le plus conscient de la nécessité d’avancer sur cette voie, il faut qu’en face, l’Etat soit, lui aussi, conscient du fort désir d’évolution de la société corse.
 
- Vous dites qu’en 1975, l’Etat n’a rien compris. Mais 38 ans après, que pensez-vous qu’il comprend ?
- L’Etat, à l’heure actuelle, a très bien compris la poussée identitaire qui s’exprime, démocratiquement, soit par l’intermédiaire de la majorité de gauche, soit par une partie de la droite qui a pris conscience qu’il fallait bouger, soit par l’énorme poussée nationaliste qui représente plus d’un 1/3 d’un peuple. Mais, il est totalement bloqué sur des conservatismes jacobins. Si Paris reste dans l’autisme et dit : « Il n’y a rien à voir, circulez ! », il est évident que nous n’allons pas en rester là. Nous allons vers un affrontement déplorable. Depuis Aleria, le schisme n’a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui entre Paris et la Corse. 
 
- Pourquoi ?
- A l’heure actuelle, les deux sociétés, corse et française, divergent, lentement, de plus en plus. Je termine, d’ailleurs, mon ouvrage en posant ce problème. En 250 ans, la Corse a été, grosso modo, confrontée à 3 France. La première, la France monarchique qui court jusque en 1789, a poursuivi, roué, pendu, fusillé, conquis, écrasé... La deuxième France, laïque et républicaine, issue de la Révolution, a entretenu des relations très tendues qui ont conduit l’île à la ruine, à l’emprisonnement massif des Corses… et se sont terminées à Aleria dans un affrontement très violent. La France continue d’emprisonner et de juger beaucoup de patriotes. Aujourd’hui, la Corse est confrontée à une troisième France en train de naître, en devenir, hésitante, que les sociologues appellent : la France de la diversité.
 
- Quels seront les rapports de la Corse avec cette troisième France ?
- C’est un point d’interrogation. Nous sommes face à un Etat en train de se crisper sur la défense de sa souveraineté, de son passé et qui refuse toute évolution. Il comprend, de façon très douloureuse, qu’il n’est plus l’Etat d’autrefois. Il le comprend en niant la spécificité de sa périphérie, c’est-à-dire non seulement la Corse, mais les restes de son ancien domaine colonial. En Guadeloupe, en Martinique, voire en Polynésie française, on ne peut pas dire que ce gouvernement de gauche soit particulièrement progressiste et évolutionniste.
 
- Cette France de la diversité n’est-elle pas une chance pour la Corse ?
- Oui. La société française va, tôt ou tard, connaître un bouleversement dans lequel le mouvement revendicatif corse pourra s’infiltrer et obtenir ce qu’il cherche depuis une cinquantaine d’années et même depuis au moins deux siècles : une reconnaissance complète de sa spécificité. Ce qui ne veut pas dire que cette spécificité ira jusqu’à une forme d’indépendance parce que l’indépendance, telle qu’elle a été vécue autrefois, est en train de disparaître. On assiste, en Europe, à la fin des souverainetés des vieilles nations. On ne voit pas pourquoi la Corse deviendrait une nation totalement souveraine alors que la France, l’Allemagne ou l’Italie sont en train de perdre leur souveraineté économique, sociale, voire leur souveraineté politique.
 
- L’Europe signe-t-elle la mort des Etats-nations ?
- Les Etats-nations, tels qu’ils ont émergé en Europe au 19ème siècle, sont devenus obsolètes. Nous marchons vers une sorte de fédéralisme européen où la Corse a toute sa place, comme d’autres pays qui ont des problèmes similaires. La Catalogne marche vers un scrutin d’auto-détermination qui pose le problème de l’unité de l’Espagne. L’Ecosse aura un scrutin d’auto-détermination dans les prochains mois. La Belgique est presqu’une fiction juridique tellement les pouvoirs des deux régions, qui la composent, sont devenus exorbitants, l’Etat central n’est plus là que pour la forme. Tout le modèle sociétal de l’Europe se recompose. La France vit sur une sorte de négation des réalités qu’elle ne pourra pas éternellement prolonger.
Propos recueillis par Nicole MARI
 
« Corse, Renaissance d’une nation », par Christian Mondoloni, avec une préface d’Edmond Simeoni - Editions Albiana – Cet ouvrage est accompagné d’un CD audio contenant le discours d’Edmond Simeoni, le 17 août 1975, lors du 8ème congrès de l’ARC (Action régionaliste corse).