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Antoine-Baptiste Filippi : « Théodore, Paoli et Napoléon ont une conception très proche du pouvoir »


Nicole Mari le Samedi 17 Octobre 2020 à 20:56

Il est âgé d’à peine 21 ans, est Sartenais, et vient de publier son premier ouvrage : « La Corse, terre de droit, essai sur le libéralisme latin et la révolution philosophique corse (1729-1804) ». Préfacé par la constitutionnaliste Wanda Mastor, son livre, clair et passionnant, a déjà reçu le prix Morris Ghezzi, décerné par l’université de droit de Milan, et la médaille de la ville de Sartène. C’est dire si Antoine-Baptiste Filippi, étudiant en droit à l’université Paris I – Panthéon-Sorbonne et chercheur associé au Labiana, laboratoire d’histoire grecque dirigé par Olivier Battistini, est un jeune homme doué. Féru d’histoire politique, notamment celle de son île, il participe aux Rencontres Napoléoniennes qui se déroulent, chaque année, début août, dans sa ville natale, et collabore à la revue Conflits. Il dévoile, à Corse Net Infos, les grandes lignes de son essai qui, à travers les trois figures emblématiques du roi Théodore, de Pasquale Paoli et de Napoléon, explique l’apport déterminant de la Corse dans l’avènement moderne de la République, d’un pouvoir fondé sur la loi et la souveraineté du peuple.



Antoine-Baptiste Filippi, auteur de « La Corse, terre de droit, essai sur le libéralisme latin et la révolution philosophique corse (1729-1804) ».
Antoine-Baptiste Filippi, auteur de « La Corse, terre de droit, essai sur le libéralisme latin et la révolution philosophique corse (1729-1804) ».
- L’histoire de Corse vous a-t-elle toujours passionnée ?
- Oui. L’histoire politique m’a toujours passionnée. Très tôt, je l’ai étudiée en marge de ma scolarité. Il en est de même pour l’histoire de Corse, pour des raisons certes un peu différentes. À douze ans, mon grand père m’offrait l’ouvrage « Paoli, un Corse des lumières » du professeur Vergé-Franceschi. Comprendre son histoire est, selon moi, indispensable. Dans ce sens, nous organisons à Sartène, avec la mairie, en la personne du premier adjoint Bertrand d’Ortoli, et avec Olivier Battistini, maitre de conférences HDR, « Les Rencontres Napoléoniennes », faites de conférences sur trois soirs.
 
- Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire cet ouvrage ?
- Au début, il n'était pas question d’un ouvrage. J’effectuais simplement, entre mes 19 et 20 ans, des travaux dans un cadre extra-universitaire. Mes approches ont intéressé des universitaires, italiens notamment, qui m'ont encouragé à en faire un manuscrit plus conséquent. Plus tard, ce manuscrit a été présenté, comme beaucoup d'autres, à un jury d'universitaires italiens. On m’a informé qu’il avait remporté le Prix Morris L. Ghezzi, décerné par le Rotary club de Milan, la fédération italienne de la Ligue internationale des droits de l'homme (LIDU) et l’Université des sciences juridiques de Milan, ville ou j'ai été invité et chaleureusement accueilli. Ce prix a été créé en 2019 en l'honneur de Morris Lorenzo Ghezzi, éminent professeur de philosophie du droit, dont les travaux font autorité en Italie et qui, hélas, nous a quitté trop tôt. Je profite de cette occasion pour lui rendre hommage. Une fois le prix remporté, la récompense prévoyait la publication du manuscrit, ce que j’ai accepté.
 
- Il s’agit d’un essai qui s’intitule : « La Corse, terre de droit ». De quoi est-il question exactement ?
- D'abord, une précision importante - comme je le dis dans l’introduction -, il ne s’agit pas d’un livre d’histoire. Une pareille tentative de ma part n'aurait pas de sens - je suis étudiant en droit -, et serait même prétentieuse - j’ai 22 ans -. Il existe des universitaires corses notamment, très renommés et ayant écrit nombre d’ouvrages qui sont des références. Il s’agit simplement d’un essai de science politique et de philosophie du droit qui postule, notamment, que le roi Théodore, Pasquale Paoli et Napoléon ont une conception très proche de l'exercice du pouvoir, car ils appartiennent à une même « République de l'esprit ».
 
- Justement, votre ouvrage s'organise autour de ces trois personnages. Quel est leur point commun ?
- Ils ont, évidemment, beaucoup de différences. Cependant, l’objet de mon livre n’étant pas les faits historiques, mais la pensée politique et philosophique, de vraies convergences apparaissent. C’est sur le plan politique que le libéralisme latin montre sa singularité. Le politique est au dessus de tout. L’économie est autonome, mais non indépendante car au service du pouvoir politique. La contradiction n’est qu’apparente. Le libéralisme, dans son sens originel, est le droit qui garantit les droits naturels ou, comme il fut dit plus tard, les droits de l’Homme. Ce libéralisme latin s’acquitte de tout cela. Le féodalisme, qui structure les rapports sociaux sur le continent, cesse très tôt d’exister en Corse, car il est contre la nature des Corses. Les individus sont, dans l’île, réputés libres et égaux devant la loi. Le despotisme du politique est certain, mais il est démocratique.
 
- C’est-à-dire ?
- Théodore n’est pas roi « de Corse », mais « des Corses » par la volonté de la Nation. Cet aspect est essentiel car il confirme l’existence d’une communauté politique à l’intérieure de laquelle le débat existe. Alexandre le Grand n’était pas roi « de Macédoine », mais « des Macédoniens ». Tout comme Pasquale Paoli, élu plus tard par le peuple réuni en assemblée, est « Général de la Nation ». Napoléon est fait « Empereur des Français » par le Sénat et l’armée. Napoléon n’est pas un trait d’union entre le pouvoir temporel et le pouvoir céleste. Paoli pareillement. Théodore avait dit son plan pour associer l’efficacité de la monarchie absolue avec la douceur du gouvernement républicain. C’est exactement ce que firent Paoli... et Napoléon !

- Vous parlez de la « révolution philosophique corse ». De quoi s'agit-il et qu’a-t-elle généré ?
- On parle souvent de la « Révolution de quarante ans », mais cette dernière s’arrête en 1769 à la bataille de Ponte-Novu. Il s’agit d’un phénomène historique. Par « révolution philosophique », terme qui est, dans mon esprit, un pléonasme, je veux simplement dire que ces événements ont fait basculer l’île au XVIIIème siècle sur une autre conception du monde, sur un autre continent moral. Napoléon se charge d’imposer cette conception corse de l’exercice du pouvoir et du politique au continent européen.

- Vous évoquez les « inventeurs de la République ». Qui sont-ils selon vous ? Et pourquoi ?
- Plus précisément, je dis qu’ils sont les inventeurs d’une « Res Publica ». Le terme est important car il ne désigne pas un régime politique stricto sensu, mais, là encore, une philosophie de régime politique. Une monarchie, par exemple, peut très bien être républicaine, du moment qu’elle respecte les principes fondamentaux de la Res Publica : Libertas et Aequitas. C’est ce fameux régime, vanté par Polybe et Cicéron, comme étant un régime triple et mixte - démocratique, aristocratique et monarchique -. Machiavel, également, avait dit sa conception de la République et de la séparation des pouvoirs. Dans cette vision de la société, les hommes sont libres, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas des « sujets », mais des « citoyens ». Pourquoi sont-ils des citoyens ? Parce qu’il sont déjà les « sujets » d’un souverain terrible : la loi. Non celle d’un autocrate, mais celle de la cité. Si un citoyen, roi inclus, viole la loi, il est déchu. On pense à Démarate ou à Léonidas, rois de Sparte. Le chef règne, Primus inter pares.

- En quoi Théodore de Neuhoff, par exemple, est-il un précurseur ?
- Théodore est porté au pouvoir en 1736. Il est fait Roi des Corses par la volonté de la Nation. Sa monarchie est contractuelle. La tolérance religieuse est une valeur non négociable pour lui. Sa vision de la place de religion dans l’espace politique est, à bien y regarder, très proche de celle de Napoléon. Il pense faire de la Corse un foyer d’accueil pour les populations juives persécutées d’Europe centrale. Paoli fera tout pour concrétiser ce projet, il déclara : « Les Juifs ont les mêmes droits que les Corses puisqu’ils partagent le même sort ». Napoléon, lui, ressuscite le grand Sanhédrin !  Ses conceptions économiques sont, aussi, profondément originales. C’est une habile synthèse de physiocratie et de colbertisme. Quant à sa noblesse, elle n’est pas féodale, mais politique et guerrière, comme le sera celle de l’Empire. À ce sujet, Théodore semble avoir compris ce qui sera l’une des causes de la Révolution Française : le rôle de la noblesse. Dans son Testament politique, il dit vouloir revenir au rôle originel de cette même noblesse « rappelée à l’objet de son institution », à savoir « Les Bellatores ». Pas un rentier, mais un guerrier ! « La noblesse est le bras du monarque [...] et le nerf des armées » rappelle-t-il. Mieux, il écrit : « Les peuples, heureux au sein de labondance, nauraient pas fait la guerre à la noblesse et toutes les classes auraient ainsi concouru par leur soumission, leur obéissance et leurs travaux, à la grandeur et à la perpétuité de l’État ».
 
- Qu'a été l'apport majeur de Pascal Paoli selon vous ?
- D’abord, il réalise les projets que Théodore aurait voulu voir aboutir : monnaie, université, marine etc. Puis, il est celui qui chasse définitivement les Génois de l’île. C’est un détail que l’on oublie trop souvent ! In fine, Paoli a gagné ! En 1799, Napoléon disait à propos de la Révolution française : « La Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée, elle est finie ». Le « principe », qui commença la Révolution corse, fut de soustraire l’île du joug de Gênes. En 1768, La Sérénissime, ruinée et militairement vaincue, fut bel et bien obligée, de facto, de quitter l’île, et n’y reviendra plus jamais. C’est factuel. Et ce, même si cela ne s’est pas déroulé comme l’aurait imaginé Paoli puisque l’île tombe sous la suzeraineté de Louis XV. Enfin, Paoli est celui qui place la Corse à l’avant garde du Siècle des Lumières en appliquant très tôt des valeurs considérées aujourd’hui comme universelles.
 
- La Révolution française a-t-elle vraiment mis en pratique les idées de Paoli ?
- De quelle Révolution parlons-nous ? Celle de 1789-1792 ou celle de la Terreur ? Si l’on prend la première réponse, alors oui, la Révolution française dans sa phase libérale est conforme, dans les grands principes, à la philosophie politique de Paoli. L’Ancien régime et sa société sont tombés. Leur succède une monarchie constitutionnelle et républicaine. Louis XVI devient « Roi des Français », comme Théodore en son temps. Une Constitution est proclamée - comme en Corse en 1736, puis en 1755 - ainsi que les Droits de l’homme, ce qui comble Paoli. En même temps, cette Révolution n’organise pas de revanche sur une partie de la société - fête de la Fédération -. La place de l’église est réformée, elle est désormais nationale. Ce qui aurait comblé, là encore, Théodore de Neuhoff, et qui ravit le vieux général corse qui soutient la Constitution civile du clergé. En 1789, Paoli écrit à son ami Nobili-Savelli : « Je peux vous donner la nouvelle que notre peuple rompt ses chaînes. Lunion avec la libre nation française nest pas servitude, mais participation de droit ». Il s’agit d’une période que l’on pourrait définir en reprenant une phrase bien connue de Louis-Philippe - lui aussi Roi « des » Français ! -, à savoir un régime qui se tient « également éloigné des abus du pouvoir royal et des excès du pouvoir populaire ». Par contre, si on parle de la seconde partie de la Révolution, celle où la Convention est dominée par les Montagnards, là, la rupture avec Paoli apparaît sans surprise. Il ne peut cautionner la Terreur et la vision de la société qu’elle véhicule. Ce sera l’épisode du Royaume dit anglo-corse. Face à la Terreur insurrectionnelle montagnarde, la stabilité de la monarchie britannique libérale, garante des libertés individuelles, est un moindre mal.

- Pourquoi dites-vous que tout culmine avec Napoléon alors qu’il a mis fin à la Révolution et à la République pour créer un empire ?
- Napoléon ne met, en aucune façon, fin à la République française, pas plus que Jules César ne met fin à la République romaine ! Au contraire ! Deux aspects. D’un point de vue légal d’une part, l’article I du Sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII (18 mai 1804) proclame : « Le gouvernement de la République est confié à un Empereur ». Ainsi, l’en-tête des actes officiels est : « République française, Napoléon Empereur ». La prestation de serment de Napoléon ne dit pas autre chose : « Je jure de maintenir lintégrité du territoire de la République ». Celui qui résume le mieux la situation est Cambacérès qui déclare : « Pour la gloire comme pour le bonheur de la République, le Sénat proclame, à linstant même, Napoléon empereur des Français ». La République est simplement réformée. D’un point de vue philosophique et politique, Napoléon met ses pas dans ceux de César, le chef des populares. La Res Publica, menacée et en crise, pour se perpétuer, confie à un citoyen de vaste pouvoirs, ce dernier devant, lui plus que quiconque, respecter la loi de la cité. Il est le Princeps civitatis.

- Vous dégagez la notion de « libéralisme latin ». Qu'entendez-vous par là ?
- Cette philosophie de gouvernance corse, que j'ai très modestement essayé d'étudier, est remarquable, et se dévoile une fois qu'elle est en action. Elle est, selon moi, le fruit d'une mentalité héritée des Grecs et des Latins, c'est à dire des Romains bien sûr, mais aussi du républicanisme machiavélien et des Lumières italiennes. S'il fallait qualifier cette philosophie, les choses n'existant que si on les nomme, on pourrait dire qu’il s’agit d’un libéralisme latin. Comme je le dit souvent, il s’agit d'un terme que j'ai inventé, le mot pris dans son sens latin « invenire », c'est à dire découvrir. On peut évidemment établir des convergences avec le libéralisme anglo-saxon, mais très vite, les divergences ne manquent pas d’apparaitre. Ce libéralisme latin garantit un juste équilibre entre l’amour de la liberté et la passion de l’égalité. La liberté dont il est question concerne d’abord la cité, la Nation, bref l’Être collectif, quand le libéralisme anglo-saxon est volontiers individualiste. Les Constitutions de 1736 et 1755 ne connaissent pas l’individu, seulement la communauté. Alors que la Constitution du Royaume dit anglo-corse consacre un chapitre entier aux libertés individuelles. 
 
- Quel est, aujourd'hui l'intérêt d'un tel sujet ?
- Aujourd’hui, demain, ou même après-demain, étudier le passé n’est jamais vain quand on désire avancer sûrement et non errer au gré des vents et des influences du moment. Je travaillais sur la philosophie politique en général, les droits de l’homme en particulier. Puisque tel devait être le cas, j’ai alors pensé qu’il valait mieux avoir pour sujet d’étude mon île… Ces travaux ont eu la fortune d’être publiés. N’étant ni professeur, ni même universitaire, mais un simple étudiant, cet ouvrage n’a aucune prétention. J’ai essayé d’être objectif dans mon travail tout en étant partial. Il s’agit d’une démonstration, je le suis donc nécessairement. Il s’agit juste de mon avis…
 
Propos recueillis par Nicole MARI.
 
« La Corse, terre de droit, essai sur le libéralisme latin et la révolution philosophique corse (1729-1804) » par Antoine-Baptiste Filippi. Edition Mimésis Philosophie