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Toponymie corse : " Pericoloso sporgesi"…


le Dimanche 27 Octobre 2013 à 22:23

Jean Chiorboli poursuit sa pertinente série de chroniques pour Corse Net Infos. Au sommaire du jour : la toponymie corse…



Toponymie corse : " Pericoloso sporgesi"…

La pointe des oies (blanches comme les mouettes)… 
On sait que la graphie des toponymes, notamment en Corse, peut être fantaisiste. Le toponyme corse Punta Locca a intrigué les internautes qui ont formulé plusieurs hypothèses, notamment la réinterprétation comme Punta à l'oca "pointe de l'oie". 
Du point de vue de la langue locale, cette explication est tout à fait recevable. Ce type de construction (Nom+préposition+article+Nom) est courant. Voici quelques exemples analogues (graphie de l'Institut Géographique National) avec un élément générique (Punta) et un élément spécifique (nom d'animal):

Punta a L'Acelli

Letia

2A

pic

Punta a U Cioccio

Piedipartino

2B

mont

Punta a U Corbu

Manso

2B

mont

Punta a U Picchiu

Tavera

2A

mont

Punta a U Corbu

Manso

2B

mont

Punta a L'Orsu

Casanova

2B

mont

Punta a U Picchiu

Tavera

2A

mont

Un nom d'animal dans un toponyme peut signifier la présence effective (ancienne ou persistante) de l'animal dans le lieu en question. L'appellation peut être aussi motivée par un détail topographique (forme d'un rocher, etc.): c'est le cas lorsqu'il est fait référence à un animal "exotique", le "lion" dans ces exemples:

Monte Leone

Bonifacio

2A

ecar

le Lion

Piana

2A

rocs

Lion de Roccapina

Sartène

2A

rocs

Coda Di Lione

Partinello

2A

ld

On voit que le toponyme est souvent adapté ou traduit (français, toscan). La séquence précédant le nom peut assumer diverses formes: type toscan (al , del…), corse (di a, di l', …), par exemple:

Punta Del Gatto

San-Gavino-Di-Fiumorbo

2B

rocs

Punta Di L'Acula

Figari

2A

mont

Punta Di a Pecura Bianca

Vico

2A

mont

La transcription Punta à l'oca est donc plausible du point de vue linguistique (mauvais découpage et concrétion de l'article qui se soude au substantif qu'il précède), comme du point de vue de la motivation sémantique. Ce type est courant un peu partout, en Italie (Punta all'oca, Punta dell'oca), ou même dans des contrées lointaines: dans la toponymie des Algonquins du Québec on a la Pointe Niskak Neaci ("à la pointe de l'oie", ).

Le toponyme corse (il doit s'agir d'un site de plongée d'ordinaire transcrit Punta Locca dans la région de Cargese, 2A) pourrait donc faire référence à l'oiseau (en corse oca ou ocana), d'autant qu'il existe aussi une Punta di L'Ogana, avec une sonorisation du –c- comme c'est le cas dans (presque) toute l'île:

 

Punta Di L'Ogana

Serra-Di-Ferro

2A

rocs

Ruisseau de Loga

D'Olmi-Cappella

2B

riv

Oca peut aussi être un terme générique désignant divers oiseaux. En Italie le toponyme Punta dell'Oca fait référence à un site de nidification pour le "gabbiano reale" ("goéland leucophée" en français. En corse la mouette rieuse, acula marina, est aussi appelée locca (Adecec, lexique des oiseaux).

Par ailleurs la Punta delle Oche en Sardaigne, royaume du "gabbiano corso", est peuplée de "gabbiani detti "oche" in dialetto carlofortino" (http://www.carloforte.net/grotta_punta_oche_fuori.htm ).

La Punta all'oca corse pourrait donc être fréquentée par des mouettes, des goélands, plutôt que par des oies sauvages, même si l'hypothèse demanderait une vérification plus approfondie, sur le terrain…


Et le "prélatin"?

On connait la tarte à la crème des toponymistes amateurs (pas seulement) qui privilégient souvent l'explication par le "prélatin", langue (?) dont on sait peu de choses. En présence d'un toponyme obscur la solution de facilité consiste à convoquer une "racine" censée dispenser de référence précise. Or bien des étymologies prétendument "prélatines" se sont révélées douteuses ou fausses. En botanique le "montia des fontaines" (ghjerghhjolu; dictionnaire Muntese) n'a pas besoin de référence au prélatin: il a la même étymologie que "glaïeul" en français (latin gladiolus). L'explication est analogue pour le nom italien de l'iris, giaggiolo (giagiolu en sarde). Selon certains linguistes certaines formes traditionnellement considérées comme prélatines  pourraient en fait être aussi d'origine latine (par exemple ghjacaru "chien" d'après Alinei).

On notera ici que le nom de la commune d'Ocana (2A) a été diversement expliqué. Rodié évoque le nom de l'oie (latin avica) mais aussi le nom propre latin Auciu, ainsi que l'explication de Bottiglioni par "l'ibère Ocarana, de sens obscur". Le toponyme italien Locara, forme proche de la racine ibère supposée, est lui aussi d'origine latine et fait référence à l'oie.

Quant à Dauzat il reprend l'explication de Rodié mais croit reconnaître le "nom d'homme" Occus avec le suffixe –ana (or le linguiste français fait probablement fausse route car dans Òcana l'accent tonique frappe en réalité le radical!).

Nous signalerons également ici le toponyme italien Locana, sur un site "d'origine préromaine, celtoligure" (Dizionario di toponomastica, Gasca et al.) où on a pu reconnaitre la base indoeuropéenne *leuko, qui pose d'ailleurs des problèmes. Le sens serait proche du latin lucus ("bois", "bois sacré": cf. en corse Lugo di Nazza). Selon une autre interprétation le sens serait "blanc". Les deux interprétations "collent": présence de roches blanches mais aussi de forêts dans la région italienne en question.

Quant à notre Punta Locca, en l'absence de description même sommaire, il n'y a pas de certitude. Profitons-en pour regretter que beaucoup de questions nous soient adressées sans les éléments indispensables: brève description du lieu pour les toponymes, contexte linguistique (et non pas mot isolé) pour un fait de langue.

Notons enfin qu'en corse l'adjectif loccu (losciu) signifie "lent", "niais", "nigaud", (un personnage de R.Coti est qualifié de "tonta è locca"). On peut faire le rapprochement avec l'espagnol loco ("fou", "stupide"), qui a parfois été rapproché du latin alucus, uluccus (qui adonné l'italien alocco, locco et le corse loccu) mais dont l'étymologie est controversée (http://etimologias.dechile.net/?loco ).


Et pourquoi pas l'Aragonais…

Outre le prélatin, à propos de Punta Locca les internautes ont évoqué une origine aragonaise, ce qui parait peu probable étant donné le caractère éphémère de la présence d'Aragon en Corse: l'île "ne fut jamais conquise par les troupes ibériques", contrairement à ce qui se passa en Sardaigne (M.E.Cadeddu).

Une  hypothèse analogue a  été évoquée pour le nom de lieu sarde Loches, mais l'origine espagnole a été écartée car le toponyme est antérieur à la conquête aragonaise (Panedda, toponymes de Olbia).

Enfin, par association d'idées, on peut penser à  l'expression française "Gras, mou, paresseux comme une loche", la loche étant aussi le nom régional de la limace. L'origine de loche est (d'après le CNRTL) le latin populaire *lauka "poisson, limace", issu du gaulois *leukos "blanc" (la loche et la limace sont de couleur gris clair).

Cela nous ramène aux "roches blanches" déjà évoquées pour Locana (Italie). La boucle est bouclée, mais comme souvent en matière de toponymie les certitudes absolues sont exclues, et la modestie de rigueur.

Même si en l'occurrence la "pointe des mouettes" (blanches!) constitue à notre avis une hypothèse satisfaisante.
Jean CHIORBOLI, Université de Corse, 27-10-2013