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Jean Chiorboli : "Corsisation des toponymes : Le péril sarde ?"


Jean Chiorboli le Dimanche 1 Décembre 2013 à 22:21

Jean Chiorboli poursuit sa pertinente série de chroniques pour Corse Net Infos. Au sommaire du jour ? Corsisation des toponymes : Le péril sarde ?



Dans une précédente chronique (http://www.corsenetinfos.fr/Toponymie-corse-Un-eclairage-tres-mal-venu_a3549.html ) nous avons évoqué un article qui fustigeait la "frénésie de corsisation" en matière de toponymie ... corse.  L'auteur de l'article (http://www.france-corse.fr/toponymie-un-eclairage-bienvenu_a409.html ) affirmait notamment que les graphies corsisées du type ZICAVU sont "insolites" et "ridicules": sans doute considérait-il que ZICAVO était plus conforme à "l'héritage toscan".

Un autre article (http://www.wmaker.net/avivavoce/Toponymie_a143.html ) reprend le même thème d'une manière (apparemment) plus tolérante. Les auteurs de la "protestation... contre le projet de modification de la toponymie officielle corse de la part de l'Exécutif corse" disent ne pas s'opposer à la double inscription (par exemple SAN GAVINO et SAN GAVINU), mais craignent "la suppression, partielle ou totale, du "toponyme traditionnel".

Observons d'abord que la "suppression" évoquée n'est nullement à l'ordre du jour, et que le "courant de pensée" attentatoire à l'aspect "traditionnel" de la toponymie corse n'est pas mieux identifié. Concernant la politique linguistique en Corse il existe maints "courants de pensée" plus ou moins défendables ou "politiquement corrects" selon le point de vue, certains soutiennent le projet de "co-officialité", d'autres s'opposent au bilinguisme français-corse dans l'île et prônent au contraire un bilinguisme français-italien (qui exclurait donc la langue "traditionnelle").

Les "courants de pensée" évoqués (souvent de manière caricaturale: anti-corse, anti-italien, anti-français...) provoquent, de part ou d'autre, les mêmes cris d'orfraie. C'est de bonne guerre, dans tous les domaines: on s'oppose en soulignant les dangers réels ou supposés de tel ou tel changement.


Similitudes et incompabilités

Le danger est en réalité lié aux sens différents qu'on donne à certains mots: que signifie "corse", "italien", "traditionnel"...?

Pour revenir à la toponymie, est-il certain que ALZETO soit plus "traditionnel" que ALZETU? La forme ALZETU a une signification claire en corse ("aulnaie"), changer la voyelle finale en -O n'en fait pas une forme "traditionnelle", encore moins italienne (*ALZETO ne signifie rien en italien "officiel").

Outre les différences lexicales, certaines incompatibilités phonétiques et graphiques entraînent des aberrations. Les formes officielles *TEGHIME et TANGHICCIA (2B) transcrivent de la même manière (-GHI-) des phonèmes différents. La différenciation de ces formes, impossible dans le cadre du système graphique italien, nécessite de recourir au système corse qui seul permet d'opposer TIGHJIME et TANGHICCIA (dérivés respectivement de TEGHJA "lauze" et de TANGU "ronce", "épine", "prunellier", moyennant les suffixes "collectifs" -IME et -ICCIA).

Les auteurs de la "protestation" craignent par ailleurs que la "chasse aux italianismes" s'étende aux patronymes: "Va-t-on imposer aux Alessandri de s'appeler Lisandri "?

Rappelons d'abord qu'aucune loi ne peut "imposer" un changement de patronyme. Dans certaines régions le retour aux "racines" a concerné également les patronymes: au Pays Basque par exemple, la graphie majoritairement espagnole des noms de famille a été remplacée par la graphie locale (basque), mais seulement à la demande des porteurs qui en ont exprimé le souhait. En Corse il n'existe aucun "courant de pensée" revendiquant la corsisation des patronymes. Personne ne peut donc " imposer aux Alessandri de s'appeler Lisandri".

Remarquons au passage que LISANDRI est un nom de famille connu en Italie. Il suffit de parcourir l'annuaire téléphonique l'italien pour relever LISANDRELLI; LISANDRINI; LISANDRINO; LISANDRO; LISANDRONI; LISSANDRELLI; LISSANDRELLO; LISSANDRI; LISSANDRIN; LISSANDRINI; LISSANDRO.

Tous ces noms de famille sont évidemment issus d'un prénom : en français "Alexandre", en corse "Lisandru" (c'est le prénom corse le plus attribué depuis 20 ans), en "italien" Alessandro. Mais de nombreuses autres formes régionales du prénom existent, par exemple "Lisciandro" en Sicile. Le célèbre écrivain italien Alessandro Manzoni était "Don Lisander" pour les Milanais. Et "Lisandro" est le nom d'un personnage mis en scène par  l'auteur dramatique vénitien Carlo Goldoni.

Personne n'oblige donc les ALESSANDRI (Corses ou Italiens) à changer de nom. Mais prétendre que la forme ALESSANDRI (et Alessandro) sont seules correctes ou plausibles relève de la méconnaissance des réalités corses et italiennes, ou de l'imposture. ALESSANDRO comme ALZETO ne sont pas autre chose que la forme écrite (selon la graphie "officielle" du moment et la compétence des scribes) de formes orales diverses, à une époque où la presque totalité des habitants de la Corse (et de l'Europe en général) étaient analphabètes.


Langue de "nos ancêtres" ou langue des "élites"

Quant à "la langue que nos ancêtres, oralement ou par écrit, ont pratiquée au long des siècles", évoquée par les auteurs de la protestation, il est abusif de la réduire à la langue des "élites" de telle ou telle époque historique. Rappelons (selon la définition du CNRTL) que l'élite est constituée par une "minorité d'individus auxquels s'attache, dans une société donnée, à un moment donné, un prestige dû à des qualités naturelles (race, sang) ou à des qualités acquises (culture, mérites).

La langue de la masse populaire a rarement (ou jamais) coïncidé avec la langue des élites. C'est un peu moins vrai à notre époque de démocratisation de l'enseignement et de mondialisation, mais la langue d'aujourd'hui, celle du peuple comme celle des élites, acquiert de nouvelles "traditions" qui - "per forza o per amore"- viennent enrichir "l'héritage culturel et linguistique de la Corse, dans ses diverses expressions", selon l'expression des auteurs de la "protestation" en question. Ces derniers se disent attachés aux "différents usages et niveaux, ceux frappés par la désuétude et ceux encore vivants". Nous aussi pensons qu'ils "sont tous également respectables".

Cependant nous serions tentés de poser une question: la Sardaigne, sa langue, sa culture, ne sont-elles pas aussi respectables, n'ont-elles pas contribué à la formation de ce que les auteurs de la "protestation" appellent "notre identité communautaire"? Ces derniers, craignant de voir "défigurer la physionomie" de la Corse, évoquent de manière surprenante les conséquences d'une corsisation toponymique (outrancière?).

"Évitons un massacre qui n'aboutirait d'ailleurs qu'à donner à la Corse un aspect sarde" , déclarent-ils. Quel est l'intérêt, la motivation d'une telle remarque? Faut-il comprendre qu'on doit-on éviter à tout prix toute similitude avec la Sardaigne?
 

"Le mille Italie"

A l'époque de la "Dame de Bonifacio" la Corse et la Sardaigne, depuis 20.000 ans géologiquement réunies en un seul bloc, ont été séparées par un étroit bras de mer, pendant quelque temps encore franchissable par le chapelet d'îles corso-sardes. Depuis leur formation qui date d'une quarantaine de millions d'années, les deux "isule surelle" ont été beaucoup plus proches du continent. On estime que les premiers déplacements d'animaux et d'hommes ont pu emprunter la "route toscane" au Nord et à l'Est. Mais outre le rôle de l'Italie, il convient de prendre en compte celui de l'Orient par le "pont sicilien", ainsi que celui de l'Afrique au Sud et à l'Ouest. Bref un ensemble corso-sarde "ouvert" tous azimuts.

La Corse a été définie comme "l'île des émigrés" (F.Braudel) et, aussi loin qu'on puisse remonter dans le temps, elle est caractérisée par l'hétérogénéité de sa population même si elle a connu au cours de son histoire de longues périodes d'isolement.

On a beaucoup parlé de la "Sardegna surella" à l'occasion des récentes et dramatiques inondations qui on frappé l'île voisine. Les Corses ont toujours manifesté de la sympathie pour leurs semblables frappés par le malheur. Il ne s'agit pas seulement de sentiments "italophiles". Le terme n'est approprié que si on fait référence aux "mille Italie", et si on évite de confondre l'Italie, voire la planète entière, avec une seule de ses régions. Au-delà de tout rapport exclusif et sclérosant, le seul moyen pour la Corse de préserver son identité est de rester ouverte "tous azimuts.

Précisons notre pensée. De notre part il serait malhonnête de prêter des sentiments anti-sardes aux signataires de la "protestation" évoquée. Manifester de la sympathie pour telle ou telle "civilisation" ne signifie pas forcément qu'on méprise les autres. Il importe cependant d'être clair: toute formulation ambigüe se prête aux interprétations tendancieuses, et peut être récupérée ou mise au service de telle ou telle idéologie. Évitons de laisser penser que le débat se réduit à un affrontement entre "Corsi" et "Pinzuti", entre "Lucchesi" et "Sardignoli" (les boucs émissaires ne manquent jamais, même si leur nom ou leur origine varie selon l'époque).

La Corse aura à relever, aujourd'hui comme hier ou demain, de multiples défis. Évitons les attitudes partisanes, les choix clivants, la majoration des similitudes ou des différences. L'actualité récente nous conduit à mettre au premier plan la Sardaigne, et plus particulièrement la Gallura: nous participerons dans quelques jours à un colloque "corsu-gallurese" à PALAU (notre illustration est tirée de http://sardegna.blogosfere.it/ ).

Formulons l'espoir que d'ici là la région aura pansé quelques-unes de ses plaies...

 

Jean ChIORBOLI 25 Novembre 2013