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Thierry Dominici : "le Gouvernement a compris que les Corses et les continentaux ont besoin d’une conciliation"


le Mardi 7 Février 2023 à 20:30

Enseignant-chercheur en sciences politiques à l’université de Bordeaux, ce spécialiste du nationalisme corse originaire de Bastia revient pour CNI sur le discours tenu par le ministre de l’Intérieur ce lundi à Ajaccio, et trace les perspectives pour l’avenir du processus de négociations avec Paris.



Thierry Dominici (Photo DR)
Thierry Dominici (Photo DR)
- Quelle analyse faites-vous du discours de Gérald Darmanin ce lundi à Ajaccio à l’occasion de la commémoration du 25ème anniversaire de l’assassinat du préfet Erignac ?
- En tant que politologue, je me félicite de ce discours, et en tant que citoyen corse, ce discours me rassure. Pour une fois, cette commémoration n’a pas glissé dans la politisation, comme on a pu le voir en 2018 avec le Président Macron qui, au niveau de la mouvance nationaliste, avait été dans sa démarche un peu offenseur. Le ministre Darmanin a plutôt eu un discours d’apaisement, de conciliation entre la communauté insulaire et le continent, et il a rendu un hommage digne et décent au préfet Erignac. Ensuite, il fait plusieurs propositions d’avancées, vers non plus une hypothétique mais, peut-être, une véritable révision constitutionnelle. Je suis là aussi plutôt agréablement surpris parce qu’ici, encore une fois, ce n’est pas le politique qui a parlé, mais l’administratif. Je m’explique : il n’a pas parlé de peuple corse, il n’a pas parlé de langue corse obligatoire ou co-officielle, il n’a pas parlé non plus de la question des prisonniers alors qu’il aurait pu, puisque Pierre Alessandri venait de voir sa demande de semi-liberté acceptée. Il est allé directement vers la demande de changement qui a porté les nationalistes à 70% aux élections régionales : un transfert de compétences vers la région, de la décentralisation. C’est ce qu’il dit quand il parle de culture, d’administration, de nouvelle gestion pour l’île. Mes collègues, y compris Wanda Mastor, qui est l’une des spécialistes sur cette question, diraient qu’il y a deux poids deux mesures : le statut de l’autonomie c’est avant tout la demande de Gilles Simeoni d’ordre politique. En France, il peut y avoir la reconnaissance du peuple corse sans avoir aucune compétence administrative qui va avec. À l’inverse, on peut avoir une île fortement décentralisée, comparable à la Polynésie, sans soulever la question de l’identité insulaire. Ce sont deux questions différentes. À la base, il y a une demande d’administration qui va peser dans toutes nos régions, ne serait-ce qu’avec la crise écologique qui va nous faire aller vers du localisme. Ce qui m’a plutôt interpellé en tant que politologue, c’est que pour une fois le ministre de l’Intérieur n’a pas parlé à Gilles Simeoni, il a simplement parlé à la population. Et ce qui est très intéressant, c’est qu’il a parlé enfin aux jeunes. Évidemment ce ne sont que des mots pour l’instant, mais j’espère qu’il va aller dans la continuité et que le Gouvernement va se rapprocher des collectifs de jeunes et ne pas continuer à négocier qu’uniquement avec l’Exécutif autonomiste.
 
- Pour vous, c’est donc un discours à la hauteur des fortes attentes qui existaient ?
- Pour les citoyens, oui. Pour Gilles Simeoni, je ne pense pas. Il est dans cette idée de mettre en place ce qu’il appelle une « autonomie pleine et entière », mais au final ce que propose le ministre Darmanin c’est une forte décentralisation, qui donnera une autonomie pleine et entière en termes de compétences si elle aboutit. Mais les questions dites politiques, il ne les a pas soulevées. Après, ce qu’il est intéressant aussi de voir c’est qu’il est conscient qu’il y a une vraie demande démocratique. C’est le sentiment que j’ai eu, à l’inverse de 2018 où, malgré la manifestation dans la rue à Ajaccio, le Gouvernement et le Président ont fait plutôt la sourde oreille. 
 
- À l’issue de ce discours et avec la reprise du processus de dialogue, peut-on voir le signe qu’un nouveau chapitre des relations entre la Corse et Paris qui s'amorce ?
- Je l’espère, si encore une fois des choses ne viennent pas ralentir les négociations, et que l’on ne remet pas sur le champ du politique les affaires Erignac ou Colonna par exemple. Pour les Corses, la demande qui est précisée depuis 2021 c’est un changement de compétences. J’ai en tête la phrase de Carles Puigdemont lors d’une conférence qu’il avait donnée à Bordeaux : « Nous ne voulons pas changer de nation, mais changer d’époque ». C’est un peu cela que l’on veut en Corse aujourd’hui, c’est-à-dire que Gérald Darmanin doit négocier simplement l’avancée administrative de l’île. Et après, peut-être, viendra la question politique. 
 
- Est-ce qu’il n’y a pas aussi un double discours pour parler d’un côté à l’opinion publique corse et de l’autre à l’opinion publique nationale ?
- On le saura, je pense, dans les prochains jours. C’est vrai qu’habituellement on l’a vu, par exemple quand Gérald Darmanin avait parlé d’autonomie et qu’une fois retourné sur le continent l’autonomie s’était plutôt effacée. Mais j’espère, en tant que sociologue, qu’enfin le Gouvernement a compris que les Corses et les continentaux ont besoin d’une conciliation, ont besoin d’un mea culpa commun, d’une reconnaissance mutuelle dans la diversité. Le fameux pays ami, doit rester un pays ami, si je paraphrase Jean-Guy Talamoni. Et il ne faudrait pas faire tout pour que le pays ami redevienne l’ennemi. Donc j’espère qu’au regard de ce que j’ai entendu et de la position actuelle du Gouvernement, les mêmes scenarii ne vont pas être réitérés. 
 
- Justement, comment parvenir à une relation plus apaisée entre la Corse et l’État ?
- Le dialogue. Mais surtout un dialogue vers le citoyen. C’est pour cela que j’espère que ce n’est pas que des mots pour notre jeunesse, parce que sinon elle retournera dans la rue. J’espère que le Gouvernement va aller vers cette jeunesse, et pas forcément que la jeunesse indépendantiste, parce qu’il y a une plus grande diversité de la jeunesse qui s’est exprimée au printemps dernier. Il faut rassurer notre jeunesse. Et puis rassurer aussi les gens qui ont voté pour plus de décentralisation, qui se sentent sinistrés dans leurs villages, qui se sentent bloqués, sans horizon. Il faut aller vers le dialogue et pas forcément qu’avec les autonomistes, cela serait le mauvais pari. D’autant plus que s’il n’y a un dialogue qu’avec l’Exécutif, automatiquement l’opposition qui est constituée en grande partie d’indépendantistes va finalement faire entendre un autre son et risque de bloquer la situation. Ce n’est pas une affaire d’autonomisme politique, à mon sens c’est plutôt une affaire d’institutions administratives. 
 
- Est-ce que vous craignez une flambée de violences à l’occasion du premier anniversaire de la mort d’Yvan Colonna ?
- Lorsque Gérald Darmanin a parlé à la jeunesse lors de la commémoration, je me suis dit qu’il envoyait peut-être un message pour qu’elle ne réagisse pas violemment. Je n’ai pas de boule de cristal, ce sont que des scenarii que je croise, mais à mon avis il y a de grandes chances que les Corses soient dans la rue pour honorer la mémoire d’Yvan Colonna. Au Gouvernement de faire en sorte que cette marche reste blanche et ne soit pas émaillée d’émeutes et de violences. C’est à lui de parler avec ces jeunes. Il sait qu’il doit aller à l’Université, parler avec le collectif qui s’est créé l’an passé. Logiquement, cela devrait se faire simplement. Mais la Corse reste la Corse, donc c’est toujours politisé. 

- Sur un autre plan, comment expliquez-vous la résurgence des violences clandestines ces derniers mois ?
- Je pense que c’est plus lié à notre imaginaire collectif. Si on reprend toute l’histoire politique moderne du nationalisme corse, celle qui commence avec l’affaire des boues rouges pour réduire le prisme, on remarque à chaque fois qu’il y a eu des tentatives de création de nébuleuses pour entrer dans une logique d’affrontements avec l’État, qu’on pourrait définir comme étant des luttes de libération nationale. C’est l’arbre qui cache la forêt. Si on rentre dans la forêt, on s’aperçoit très vite que ces nébuleuses n’ont comme unique légitimité au niveau de notre société, au niveau de notre imaginaire collectif, pas la lutte pour la libération nationale, mais le caractère « bandit social » qu’elles produisent. Et là j’ai l’impression qu’il y a cette résurgence, il y a un besoin de certains de redonner vie à ce bandit social, comme étant en gros le protecteur de l’identité corse. Après les nouvelles actions sont très différentes du répertoire habituel, notamment mettre le feu à des bâtiments, ce sont plutôt d’anciennes actions d’avant le FLNC. On voit surtout qu’avec ce nouveau sigle GCC (Ghjuventù Clandestina Corsa, ndlr) qui fait référence à la jeunesse, nous avons à faire un groupe de jeunes qui ont peut-être besoin de redonner vie à ce mythe, ce que l’on appelle nous dans nos travaux « acquérir du capital guerrier ». C’est anachronique avec la réalité politique du moment.