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Boris Cyrulnik à Corte : "le seul moyen de lutter contre le retour de la guerre est l’éducation'


le Jeudi 27 Octobre 2022 à 17:05

Boris Cyrulnik était ce jeudi invité au Spaziu Natale Luciani à Corte pour une conférence intitulée « Guerre et éducation en Méditerranée », dans le cadre de la Chaire Unesco « Devenirs en Méditerranée ». L’occasion pour le neuropsychiatre et auteur d’explorer les sources des conflits autour de la Grande Bleue, thème qu’il a abordé à plusieurs reprises dans ses ouvrages, et d’apporter des pistes de réponses pour y mettre fin.



Boris Cyrulnik
Boris Cyrulnik
- Ce jeudi vous teniez une conférence à Corte sur le thème « Guerre et éducation en Méditerranée ». Pour paraphraser le titre de l’un des livres que vous avez écrit, une paix est-elle impossible en Méditerranée ?
- Malheureusement, j’ai presque envie de répondre oui. Les sociétés se sont toujours faites dans la violence. Les frontières sont le résultat de violences. Le partage d’une même religion est le résultat d’une violence. La loi du vainqueur s’impose à l’autre. On voit actuellement que la guerre est un mode de solution des problèmes qui consiste à imposer ses idées, sa conception de la société ou de la religion à l’autre par la force.
 
- Quelles sont les racines de ces conflits perpétuels en Méditerranée selon vous ?
- Les conflits sont perpétuels partout, mais c’est vrai qu’ils le sont particulièrement en Méditerranée. Ils s’expliquent à l’origine parce que l’espèce humaine a failli disparaitre il y environ 200 000 ans, à cause d’une très importante glaciation. Si nous avons survécu, c’est parce que les Hommes ont inventé ce qui caractérise la condition humaine, c’est-à-dire l’artifice : l’outil et le verbe. Or l’outil, c’était l’arme, le silex taillé. Très tôt ces Hommes ont découvert qu’en faisant fondre les os cela faisait une colle extrême grâce à laquelle on pouvait fixer le silex au bout d’un long bâton. On a ainsi retrouvé des mammouths avec un silex planté dans le cœur. Si elle n’avait pas été violente, l’espèce humaine aurait probablement disparue, comme 95% des espèces vivantes à l’origine de la Terre. On a aussi trouvé des squelettes avec des crânes fracassés ou avec des silex dans la poitrine datant d’avant le Néolithique, c’est-à-dire que lorsqu’un groupe humain en croisait un autre, il existait déjà la peur de l’étranger et qu’il y avait donc des bagarres. Maintenant il y a des guerres, c’est-à-dire que, grâce à l’artifice du verbe, il faut trouver des rationalisations pour légitimer la violence. Par exemple, Vladimir Poutine dit actuellement que les Ukrainiens sont des nazis qui veulent empêcher la langue russe. Par ailleurs, dès l’instant où les êtres humains ont commencé à planter des végétaux pour manger régulièrement, à élever des animaux pour les esclavager ou les manger, ils sont devenus propriétaires. Et cela a attisé les tensions. On voit par exemple au Proche-Orient que quand une cité-État n’avait plus de vivres ou n’avait plus d’eau, le groupe humain galvanisait quelques bagarreurs armés qui attaquaient la cité-État voisine pour aller lui prendre les siens. Il parait que ces guerres entre ces cités-État étaient sacrément cruelles et qu’une personne sur deux de la cité vaincue était tuée. On massacrait donc l’autre pour survivre. Et maintenant, on voit qu’avec le changement climatique, la Méditerranée redevient particulièrement sensible puisque dès que la sécheresse apparaît, des conflits sociaux suivent. Il y a eu déjà de nombreuses guerres de la sécheresse. Ce qui se passe actuellement sur la planète, et particulièrement en Méditerranée, est très net. L’Espagne, le Maghreb ou encore le Proche-Orient sont déjà en sécheresse. Donc on est en train de se préparer à des guerres de l’eau. Pour prendre l’exemple du Jourdain au Proche-Orient, on voit que ce fleuve irrigue la Jordanie, le territoire palestinien et Israël. Donc il faut se partager l’eau, ce qu’ont fait la Jordanie et Israël à travers un pacte de paix, mais les Palestiniens refusent puisque cela vient d’Israël. Cela entretient la haine et la guerre.

- Au-delà de ces guerres de l’eau, les identités, qui sont multiples et très fortes en Méditerranée, n’exacerbent-elles pas également ces tensions ?
- Oui, bien sûr. L’identité est un concept nécessaire et dangereux. Nécessaire parce que quand je sais qui je suis, je sais ce que j’aime et je sais ce que je veux. Mais c’est un concept abusif, parce que les identités ont toujours mille racines différentes. Or, l’identité d’un groupe tient à son Histoire et chaque peuple a une Histoire différente, mais cela ne veut pas dire qu’ils mentent. Par exemple, quand je vais en Allemagne je suis frappé de voir combien le massacre de Dresde est important, alors qu’en France on n’en parle jamais. Donc l’Histoire du peuple allemand n’est pas l’Histoire du peuple français. Et en Méditerranée, où il y eu énormément de dictatures religieuses, la notion d’identité est peut-être nécessaire pour créer un sentiment d’appartenance, mais elle est abusive parce que les identités sont forcément changeantes tout le temps, et elle est dangereuse parce qu’il peut y avoir des guerres entre identités car les populations n’ont pas la même Histoire, pas la même représentation du monde. Donc chacun se sent agressé par l’autre et se dit en légitime défense, et cela déclenche des guerres comme on le voit au Proche-Orient, comme on l’a vu et comme on le revoit en Europe.
 
- Face à ces identités meurtrières, l’éducation a-t-elle un rôle à jouer ?
- Absolument. Il y a deux sources à la violence. La première c’est le façonnement préverbal d’un enfant, c’est-à-dire avant la troisième année. Durant cette période, l’enfant doit être entouré d’une niche affective sécurisante composée par sa famille, un petit foyer de 6-8 personnes. C’est ce qui fait que 70% des enfants dans un pays en paix acquièrent suffisamment de confiance en eux pour bien parler et pour accepter de nuancer leur identité. Un enfant sécurisé va éprouver le plaisir d’explorer et il va être intéressé par les autres. Lors de ses 1000 premiers jours, cet enfant aura alors acquis suffisamment de confiance en lui pour accepter la nuance. Quelle que soit son identité ou sa religion, cela l’intéressera de savoir qu’il y en existe d’autres. À l’inverse, les 30% d’enfants dans un pays en paix qui n’ont pas acquis cette confiance en eux, vont s’accrocher à leur identité. Ils seront chrétiens, musulmans ou autre, et estimeront que tous les autres ont un dieu inférieur parce qu’ils n’ont pas assez confiance en eux pour être nuancés. La deuxième source de violence se trouve pour sa part dans les récits sociaux à travers lesquels chaque pays sélectionne des informations différentes. Cela évolue vers le mythe voire parfois vers le délire collectif, et les gens y croient. Et là on arrive à des guerres de croyances. L’immense majorité des guerres aujourd’hui sur Terre sont des guerres de croyances. Ma religion est supérieure à la vôtre, ma conception de la société est supérieure à la vôtre, mon programme économique est supérieur au votre, donc puisque vous n’êtes pas d’accord avec moi vous êtes un ennemi et je vais vous détruire car vous m’agressez en n’étant pas d’accord. Ces deux sources de violence sont éducatives. La première c’est de l’éducation affective. Les enfants qui sont sécurisés rentrent en maternelle à 3 ans avec un stock de 1000 mots, alors que ceux dont la niche affective est instable et malheureuse sont insécurisés et entrent en maternelle avec un stock de 200 mots. L’injustice sociale commence dès ce moment là parce que ceux qui ont 1000 mots vont jouer à apprendre, alors que ceux qui n’ont que 200 mots seront humiliés de voir que les autres comprennent et pas eux. La haine commence donc extrêmement tôt. Et la deuxième source de violence est aussi une carence éducative. C’est à l’école et à l’université que l’on doit apprendre sa culture et s’intéresser à d’autres. Il y a sur Terre actuellement 35 000 dieux, et chacun estime que le sien est le seul vrai. Dans ce cas, on considère que l’autre est un mécréant, un « mal croyant » et que s’il meurt ce n’est pas grave. On a vu cela dans les génocides où des gens massacrent une autre partie de leur propre population parce qu’ils considèrent que ce ne sont pas de véritables êtres humains. À cause du la pandémie, cette évolution a été aggravée. Les jeunes sont actuellement en grande difficulté et l’école devra leur apprendre qu’il y a plusieurs cultures, que toutes sont intéressantes et que s’intéresser à 1000 Histoires   et cultures différentes, c’est toujours un épanouissement de notre identité et de notre personnalité. C’est comme les gens qui apprennent plusieurs langues, ils comprennent mieux leur langue maternelle. Et bien là c’est pareil, quand l’école apprendra plusieurs cultures, on appréciera plus notre propre culture maternelle.
 
 
- Est-ce qu’au fond les hommes savent vivre sans se faire la guerre ?
- Je suis assez pessimiste. Mais en France par exemple, on a eu quand même deux générations sans guerre à la maison, ce qui n’était jamais arrivé avant. Or, tous les autres pays ne peuvent pas dire cela. Le seul moyen de lutter contre le retour de la guerre est, comme je le disais, l’éducation. J’aime penser qu’il y a d’autres religions, d’autres cultures que la mienne, cela m’intéresse. Erasmus a joué un rôle très bénéfique là-dessus. Les jeunes vont voir d’autres pays et comme ils découvrent des relations personnelles, car ils ont confiance en eux, ils se demandent pourquoi on a été ennemis. Mais quand un pays est difficulté, et la sécheresse est déjà en train d’en mettre certains en difficulté, il y a une sorte de recroquevillement communautariste et dans ce cas-là on se retrouve protégé par sa communauté, on se sent agressé par ceux qui n’en font pas partie, et on estime que tuer quelqu’un qui n’est pas de sa communauté ce n’est pas grave car on est en légitime défense. Actuellement, on voit d’ailleurs que tous les pays agresseurs se disent en légitime défense. Je suis donc pessimiste si on ne fait rien, mais si on développe l’éducation affective, et qu’on s’enrichit par la découverte d’autres cultures et d’autres religions, on peut lutter contre les sources de violence.