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DOSSIER - Avant la Saint-Valentin, comment parler d’amour en langue corse ?


le Dimanche 12 Février 2023 à 19:10

A la veille de la Saint-Valentin et de la fête des amoureux, dans notre dossier consacré à l’amour en Corse, nous avons choisi de nous intéresser à la façon de se dire « je t’aime » en langue corse. Pourquoi dit-on « ti tengu caru/cara » chez nous ? Analyse avec l’incontournable Jacques Fusina.



I love you. Te quiero. Ich liebe dich. Il existe autant de manières de dire « je t’aime » que de langues. En corse, ces trois mots sont imprégnés d’une grande poésie : « ti tengu caru » lorsque l’on s’adresse à un homme ou « ti tengu cara » lorsqu’ils sont destinés à une femme. Une formule qui a été préférée au fil du temps à « ti amu ». « La langue corse ancienne pouvait, un peu comme l’italien, employer « ti amu » », explique Jacques Fusina, écrivain, poète, professeur émérite des Universités et spécialiste de la littérature corse.  « Cela existe toujours, mais c’est beaucoup moins utilisé. « Ti tengu caru/cara » semble plus doux, mais pas moins sérieux. Quand on dit « ti tengu caru », c’est pour signifier le côté cher. C’est comme si on dit « chéri » d’une certaine manière, autrement dit celui que je préfère. « Tenesi » veut dire s’aimer d’une certaine manière », développe-t-il. Il note par ailleurs que le corse distingue plusieurs formes d’amour : « On peut dire par exemple « s’hà fattu un’amurichjata », « ingrillachjitu », c’est une passade qui ne dure pas beaucoup alors que quand on parle d’amour traditionnellement dans les chansons, c’est un amour beaucoup plus dévoué et moins machiste que l’on pourrait l’imaginer ». 
 
Cet homme de lettres, à qui l’on doit des monuments de la chanson corse, relève d’ailleurs que « dans les chansons traditionnelles d’amour, c’est plutôt l’homme qui admire un certain nombre d’éléments du corps de la femme ». « Beaucoup disent qu’il n’y avait pas de chansons d’amour avant, mais c’est faux : il y en avait énormément. Mais la manière de concevoir l’amour a un peu changé. Si on prend le livre de Ghjermana De Zerbi, Cantu Nustrale, on voit qu’elle en a répertorié un certain nombre. Certaines sont très jolies comme Furtunatu, Biasgina, Minicola ou le célèbre Bonghjornu o madamicella, ou encore Serinatu à i sposi et évidemment Stammi vicinu qui dit déjà « ti tengu cara » un peu comme on le dit aujourd’hui. Après dans l’histoire, il y a beaucoup de lamenti, avec des tons qui ressemblent aux voceri, qui marquent le regret, ou alors des cuntrasti qui sont plus ou moins amusants ». 
 
Parmi les œuvres de Jacques Fusina, certaines parlent également d’amour, comme Paisaghji qu’il a écrite pour Petru Guelfucci qui se distingue particulièrement. « C’est une chanson très moderne qui, contrairement aux anciennes chansons qui parlait d’amour au sens admiratif et distant, était au contraire une espèce de sexualité un peu plus ouverte. Elle compare les paysages aux formes de la femme. Cela a eu beaucoup de succès, mais uniquement pour les connaisseurs, parce que beaucoup de gens n’étaient pas très habitués à ce genre de choses », sourit-il. 

Jacques Fusina
Jacques Fusina
 
« Aujourd’hui, un jeune ne peut plus imaginer une histoire d’amour comme on le faisait il y a 50 ans. Les gens sont beaucoup plus libres, notamment les filles, de faire ce qu’ils veulent », relève-t-il encore, « Donc, il y avait une distance qu’il n’y a plus maintenant. La première grande différence est là. Et puis, il y a aussi une différence dans la langue. En dehors de « ti tengu caru/ ti tengu cara » que l’on peut connaitre parce que c’est relativement simple, la manière dont on peut parler d’amour quand on est très jeune aujourd’hui n’est plus tout à fait la même ».

Selon Jacques Fusina, l’évolution de la société a donc conduit au fil du temps à parler autrement d’amour en langue corse, à utiliser des mots différents. « 
Comme il y a moins de distance respectueuse, même si le respect existe toujours, on montre moins les manifestations de l’amour direct. On peut s’embrasser dans la rue, ce qui n’était même pas imaginable il y a quelques années. Aujourd’hui, les choses sont beaucoup plus ouvertes, mais en même temps il n’est pas sûr que les jeunes gens se disent ouvertement tout ce qu’ils ressentent. Parfois, ils ont un peu honte de montrer qu’ils sont amoureux. À l’époque, non seulement on le montrait, mais on l’écrivait aussi. Désormais, il me semble que les jeunes n’osent pas trop dire tout cela. Cela ne veut pas dire que l’amour diminue, au contraire. Mais comme la langue n’est plus celle d’avant, c’est forcément une expression différente », analyse-t-il avant de conclure de façon lucide : « Mais la plupart des jeunes ne connaissent pas trop bien la langue. Donc, l’amour en Corse se fait de toutes façons aujourd’hui plus en langue française qu’en langue corse ».