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Tocc’à voi : La guerre des parrains : comment combattre le banditisme corse ?


Jean François Profizi le Dimanche 22 Septembre 2019 à 13:53

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Les derniers assassinats commis dans l'île, surtout celui qui a visé un homme considéré comme nationaliste, ont provoqué une vague d'indignation et d'inquiétude.

Pourtant, le bilan des homicides commis en 2019 ne semble pas devoir classer cette année parmi les pires que l'île a connues, si l'on s'en tient aux statistiques sommaires données par la presse, dans la mesure où l'on en serait à une dizaine « seulement » alors que l'on a parfois atteint le triple, sachant que l'île caracole toujours loin devant le peloton métropolitain puisqu'on y compte, certaines années, 7 à 8 homicides pour 100 000 habitants pour une moyenne inférieure à 1/100 000.

Mais comme on constate que se multiplient, par ailleurs, diverses formes (moins graves) de violence visant des biens matériels malgré la diminution spectaculaire des attentats à l'explosif non revendiqués qui a - bizarrement - accompagné celle des attentats revendiqués, on est légitimement fondé à penser qu'il y a dans l'île, actuellement, un climat particulièrement délétère.

 


S'il est difficile d'avoir une idée précise du degré de pénétration de l'économie corse, et, par répercussion de la société toute entière, par le « banditisme organisé », divers témoignages laissent clairement supposer que cette pénétration a pris, au fil des années, une importance réellement inquiétante, même s'il faut faire aussi la part du fantasme, dans la mesure où, chez nous, certains ont tendance à en dire plus qu'ils n'en savent.

Certes, l'absence dans l'île d'une organisation de la même nature que la Mafia sicilienne, la Camorra napolitaine ou la N'Drangheta calabraise, c'est-à-dire unifiée, pyramidale et hiérarchisée, au profit de bandes moins structurées et plus artisanales où les chefs mettent eux-mêmes la « main à la pâte » en réglant parfois directement leurs comptes avec leurs rivaux, pourrait rassurer dans la mesure où, la « pluralité » jouant en quelque sorte le rôle des  checks and balances  en politique, constitue, ici, un obstacle à une prise de contrôle générale non seulement des rouages de l'économie mais également de l'action politique. 

Il n'en reste pas moins vrai que certains assassinats, touchant des élus ou certains de leurs collaborateurs, laissent supposer qu'il s'est passé - qu'il se passe ? - des choses douteuses à certains niveaux ou dans certains domaines.

L'inquiétude est donc parfaitement légitime et justifie l'exigence d'une action à la fois résolue et pertinente.

 


De ce point de vue, si on peut déplorer la mésentente entre services de police et de gendarmerie ou de ceux-ci avec certains magistrats, ou de certains magistrats entre eux, et l'absence de réponse énergique à ces problèmes qui passe d'abord par une simplification de l'organisation qui, en unifiant les services, éviterait les « jeux » personnels dus à la concurrence (quelle raison peut justifier le maintien d'une double structure police-gendarmerie par exemple ?) il ne faut pas se tromper de diagnostic.

Si, en Corse, le taux d'élucidation des homicides apparaît faible, c'est d'abord en raison de la nature d'une majorité de ceux-ci à savoir les règlements de comptes qui - à population égale - sont 40 fois plus nombreux que sur le reste du territoire en moyenne.

Or il est, partout, difficile de trouver les auteurs de ce type d'homicides parce qu'ils sont l’œuvre de professionnels qui agissent avec toutes les précautions nécessaires et à froid, non sur un coup de colère, et parce qu'il est difficile également de trouver les mobiles qui peuvent mettre sur une piste, d'autant que les exécutants n'en sont pas toujours les bénéficiaires (« contrats »).

On a souvent constaté que ceux qui se plaignent de l'inefficacité de la police et de la justice se disent incapables de donner les informations qui pourraient orienter les enquêtes : combien de fois a-t-on entendu des proches de la victime dire que celle-ci ne se connaissait pas d'ennemis et qu'ils n'ont aucune idée de ce qui pourrait expliquer le crime ! 

Pour élucider un homicide il faut des indices ou des témoignages. Or on a rarement les uns et les autres car les tueurs omettent systématiquement de laisser leur carte de visite et généralement leurs empreintes sur les lieux de leur crime ; et les témoins manquent ou n'apportent guère d'informations, quelques fois par prudence et souvent parce que ce qu'ils ont vu et décrivent n'apporte pas un grand éclairage car, là encore, les tueurs agissent rarement à visage découvert (sans parler des témoins qui se rétractent quand ils constatent qu'ils ont commis l'imprudence d'être « trop » bavards ...).

Et la tâche de la Justice serait encore compliquée, comme l'avait écrit Jacques Follorou (« La guerre des parrains corses »), par le fait que les truands recycleraient l'argent illégalement obtenu souvent par l'intermédiaire d'« hommes de paille », ce qui rendrait les poursuites quasi impossibles.

 


En fait, ce qui a manqué et continue de manquer à la Justice, c'est un arsenal juridique adapté à la réalité de la lutte contre le grand banditisme et le blanchiment d'argent qui en est la conséquence.

La législation actuelle permet le gel et la confiscation des avoirs criminels (loi du 9 juillet 2010).

Cependant, ce dispositif ne peut être déclenché qu'à partir du moment où on a condamné un délinquant ou un criminel : donc quand le principal problème est résolu. Il intervient comme une sanction supplémentaire et non comme un moyen de prévention. Mais il est évident qu'on ne dissuadera pas un délinquant ou un criminel de commettre des infractions crapuleuses avec la menace de lui enlever ce qu'il aura acquis par le biais de ces infractions puisqu'il risque simplement de perdre ce que, de toute façon, il n'avait pas avant de se livrer à ses activités, et à condition d'être pris et condamné. Or l'élucidation est justement le plus difficile. En termes de probabilité, un malfrat a plus de chances de profiter du fruit de ses infractions que de le perdre.

 


Pour lutter contre la Mafia, on a instauré en Italie une législation spéciale. Depuis 1982, on se se contente pas de condamner ceux qui ont commis des délits ou des crimes, mais, avec l'article 416-bis duCode pénal, on punit d'une peine d'emprisonnement de trois à six ans les personnes appartenant à une association mafieuse . La loi du 7 mars 1996 y a ajouté la confiscation des biens illicitement acquis par ces personnes. 

Mais si cette législation est plus large que la législation française puisqu'il suffit d'être convaincu d'appartenir à une  association mafieuse  pour être condamné et pour subir la confiscation de ses biens, elle a surtout un pouvoir de dissuasion à l'égard des complices des mafias - commerçants et élus - qui permettent à celles-ci de gangrener la société. 

Elle ne serait sans doute pas inutile en Corse pour décourager certains individus qui, sans appartenir à une bande et sans commettre eux-mêmes délits ou crimes, favorisent les activités liées au blanchiment de l'argent acquis illégalement ou même de permettre à certains truands d'accéder à des financements publics (marchés truqués).

Elle présente pourtant la même faiblesse intrinsèque que la loi française, à savoir qu'il faut au préalable démasquer les auteurs des infractions, ou démontrer la complicité avec ceux-ci. Ce qui est justement le plus difficile : c'est, en quelque sorte la solution que l'on apporte à un problème … quand il est résolu.

A quoi s'ajoute sa difficulté d'exécution puisque l'on constate, en Italie, un nombre élevé de non-lieux au terme des poursuites engagées : « pour 7 190 poursuites lancées de 1991 à 2007, en Italie, 2 959 ont débouché sur un non-lieu (archivazione) 1 992 ont été renvoyées devant une juridiction de jugement, et 542 condamnations ont été prononcées (contre 54 jugements de non doversi procedere ). » Moins de 8 % des poursuites aboutissent à une condamnation (Fabrice Rizzoli Pouvoirs et mafias italiennes dans la revuePouvoirs n°132 - janvier 2010). 

 

J'ajouterai qu'il ne fait à peu près aucun doute qu'une loi permettant d'incriminer l'appartenance à une association de malfaiteurs sur des bases proches de la législation italienne susciterait, en Corse, l'indignation de diverses associations et organisations comme la Ligue des droits de l'homme, les Barreaux et, évidemment, les organisations nationalistes et leurs satellites, préoccupées essentiellement du sort des victimes … de la Justice. Il suffit, pour s'en convaincre, de voir l'hostilité que provoque toute disposition spéciale adaptée aux infractions particulières :Cour d'assises spéciale, Juridiction inter-régionale spécialisée etc.

 


Si on part de l'idée selon laquelle ceux qui commettent des infractions crapuleuses sont motivés par l'appât du gain, on doit reconnaître que c'est bien l'arme financière qui est la plus efficace. Mais il faut l'utiliser non comme une punition (a posteriori) qui suppose qu'une condamnation ait été prononcée à l'encontre de l'auteur - préalablement démasqué - d'une infraction, mais comme un moyen de dissuasion (a priori) susceptible de rendre vaine la commission de l'infraction. 

Dès lors qu'un malfaiteur ne pourrait plus profiter des fruits de son « labeur », il n'aurait plus intérêt à commettre crimes ou délits crapuleux. 

Pour ce faire, il me semble que la solution la plus efficace consisterait à confisquer purement et simplement tout bien, tout avoir financier ou toute somme en espèces dont l'origine légale ne pourrait être prouvée. Il s'agirait d'un dispositif de portée générale, applicable à tout le monde, même si, évidemment, il serait prioritairement déclenché lorsqu'on a des raisons de soupçonner un individu d'avoir des activités juridiquement répréhensibles.

Un tel dispositif permettrait de bloquer le processus du blanchiment - c'est-à-dire le recyclage des gains délictueux dans l'économie officielle - puisqu'il toucherait non seulement les auteurs de délits mais également leurs intermédiaires, à condition de prévoir des délais de prescription très élevés évidemment (comme pour les infractions sexuelles sur mineurs). Il permettrait, en effet, de remonter le fil des investissements : si l'achat de tel établissement est justifié par l'emploi des bénéfices déclarés dans d'autres établissements, il faudrait prouver la légalité des capitaux investis dans ces établissements etc. On remonterait inéluctablement à l'origine illégale des fonds investis. 

 


Je sais bien que le premier réflexe, devant une solution aussi simple est de se demander pourquoi elle n'est pas mise en œuvre. On pensera évidemment qu'elle se heurte à des objections dirimantes. Sauf que je n'ai jamais lu ou entendu formuler et réfuter cette solution, que je suis, naturellement, prêt à considérer comme nulle et sans portée si on lui oppose des arguments objectivement fondés, parmi lesquels j'écarte celui de la crainte d'une « inquisition » de la même nature que celle qui avait, longtemps, empêché la création, en France, de l'impôt sur le revenu.

Car il ne faut pas prétendre vouloir une chose en voulant son contraire. Comme l'a écrit Bossuet dans une formule que j'affectionne particulièrement : « Dieu se rit des gens qui déplorent les conséquences dont ils chérissent les causes ». Ou bien on prend les mesures propres à faire échec aux « bandes organisées », ou bien on doit accepter de vivre avec elles en attendant, peut-être, de vivre sous leur loi. 

Jean-Francois Profizi