Depuis une décennie environ, les eaux du fleuve tranquille appelé « édition » qui se la coulait douce depuis plus d’un demi millénaire, sont troublées par l’apparition d’un trublion qui le titille, le dérange, le martyrise même parfois, et que l’on appellera « ubérisation »…une pratique révolutionnaire qui se passe de certaines contraintes traditionnelles. Pour aller plus vite, sauter des étapes jugées non indispensables et surtout, en fin de compte, coûter moins cher. L’ubérisation envahit tous les domaines, pourquoi l’édition y aurait-elle échappé ? La Corse ne sera pas non plus épargnée par ce phénomène mondial, elle qui avait pourtant sauté - en partie du moins - la révolution industrielle…Alors, qu’en est-il de l’édition en Corse, et de quelle édition parle-t-on ? L’ubérisation en Corse, ça se traduit comment ? Petit historique…
L’édition en Corse depuis 40 ans.
J’ai recensé sur le territoire corse, à ce jour de septembre 2019, plus de 70 « éditeurs » - je dis bien soixante-dix - ayant pignon sur rue, avec coordonnées fiables et catalogues à disposition (1). A ce jour, car demain il y en aura un de plus et après-demain un autre, et ainsi de suite, comme une comptine…Lorsque j’ai édité mes premiers livres, dans les années « 80 », j’étais quasiment le seul éditeur dans l’île, et le premier depuis la guerre… celle dite de 39/45… Les livres « traitant » de la Corse que l’on trouvait sur les tables de la librairie « Hachette » à Ajaccio tenaient dans une seule main de son directeur Albin Buteau…Guide vert, Guide bleu, La Corse de Dorothy Carrington (par bonheur, heureusement). Depuis, et en à peine 40 années, il en est paru des milliers, dont près « d’un millier », sous ma responsabilité : entre « La Marge-édition » «Colonna édition » et « les éditions du Scudo » à ce jour le compte y est presque ! Si quasiment aucun autre éditeur ne sévissait dans l’île à cette époque, ils furent nombreux ensuite à prendre le relais peu à peu, et ce, jusqu’à nos jours, où aujourd’hui tout le monde « fait de l’édition ».Durant une petite quarantaine d’années, une douzaine d’éditeurs a donc occupé le marché, avec bonheur il faut le dire car ils ont occupé un vide, mais ils ont surtout rempli une véritable mission : celle de donner un sens à l’histoire, à notre Histoire, à la vie en société, à la nature, à l’homme vivant sur cette terre, à en fixer les spécificités... Ils ont permis cette connaissance - celle de nous-mêmes - et la faculté de pouvoir y accéder, grâce à la matérialisation du savoir - la fixation évolutive - qu’ils ont réalisée au fil des ans, fixant et pérennisant ainsi les travaux des chercheurs, des historiens, géographes, romanciers, poètes, scientifiques et autres artistes qui se sont penchés sur notre île depuis qu’elle existe…
Cette douzaine d’éditeurs, en Corse, formant ainsi « l’édition corse » a donc permis la création et la mise à disposition d’une « Somme » de savoirs qui semble aujourd’hui naturelle et évidente à tous, car devenue indispensable pour la connaissance, mais aussi et surtout pour la gestion et l’avenir de notre pays. L’édition a joué un rôle, « son » rôle, « historique » et social.
Qu’en est-il aujourd’hui, de l’édition en Corse ?
Les technologies digitales ont bouleversé le monde, c’est une lapalissade que de le dire. L’édition n’a pas échappé à cette révolution. Les plates-formes dites d’auto - édition et de commercialisation de livres numériques ou sur papier se sont créées et multipliées. Ces structures, parfois légères (Un jeune auto- entrepreneur suffit), la plupart du temps très « commerciales » se sont affranchies du circuit traditionnel : auteur, éditeur, diffuseur, distributeur, libraire pour « faire de l’édition »sans eux. C’est ce que l’on peut appeler « l’ubérisation » de l’édition.
Aujourd’hui, « l’auteur » peut être son propre éditeur - du moins le croit-il - en se faisant aussi diffuseur, distributeur et en se passant bientôt du libraire. Avec un investissement à minima, le Baudelaire du Niolu comme le Léonard de Vinci de Moca Croce peut « éditer » son œuvre, c’est - à - dire la faire exister sur papier - elle sera imprimée en numérique - mais qui voit la différence entre une impression numérique et une autre en offset, voire en typographie ? - pour une mise de fonds ridiculement basse - à condition quand même qu’il réalise sa maquette lui-même et qu’il ait quelques notions de mise en pages - qu’un logiciel lui apportera pour quelques euros de plus - Ainsi, la fabrication- impression comprise - d’un livre en numérique peut revenir à quelques euros l’exemplaire chez un imprimeur « honnête », et, surtout, le commanditaire n’est plus contraint d’en faire imprimer un grand nombre pour faire baisser le coût unitaire : le coût - à l’unité - d’un exemplaire imprimé en numérique est le même que l’on en tire 10 exemplaires ou 1000. Le livre existe alors. Il est « édité » comme chez Gallimard ou Laffont. Rien ne le diffère dans son apparence, d’ailleurs. Il a même un numéro ISBN et un prix public avec un code barre ! Il lui suffit maintenant à nos Charles et Léonard :
- de solliciter :
o des copains pour acheter le bouquin - ça sert à ça les copains.
o d’autres copains pour l’encenser - ceux qui se targuent d’être les « correspondants » de tel ou tel canard, devenus eux-mêmes « critiques littéraires » tout-à coup, pour la bonne cause de la camaraderie, voire de l’amitié.
o le marchand de journaux du coin, ou l’épicier pour le proposer à sa clientèle - et il ne prend même pas de remise – C’est juste pour faire plaisir.
La boucle est bouclée.
Qui oserait dire qu’il ne s’agit pas d’édition ?
Quels avantages l’auto - édition a-t-elle sur l’édition dite « traditionnelle » ?:
Ces avantages sont surtout pécuniaires, il faut bien le dire, pour les Houellebecq en mal de reconnaissance. C’est à la portée de tous et surtout de toutes les bourses. On est édité. La gloire est possible...plus d’intermédiaires : chacun au passage prenait son écot, son pourcentage : les techniciens, le correcteur, le relecteur, le metteur en pages, le maquettiste, le revendeur, le libraire, la grande surface, le grossiste, le transporteur, le livreur, la Poste, le dépôt, l’auteur…voire l’éditeur quand il reste quelques « soldi ». Aujourd’hui on remet un fichier à l’imprimeur, et « hop »… c’est livré !
Des inconvénients ? :
Ils sont multiples cependant, mais sournois. On les met cependant sous le tapis car les avantages de la formule- essentiellement pécuniaires on l’a dit - font passer à la trappe les difficultés que le néophyte va rencontrer et qu’il contournera comme il peut. Il doit tout faire à la place des « pro » qu’il n’a pas à rétribuer : ok. Mais alors qui vérifie quoi ? Personne. La qualité du texte … son contenu…les erreurs et les fautes de frappe ou pas….qui en est garant ? Personne, sinon l’auteur lui-même - juge et parti. La mise en page ? La présentation et l’aspect du livre ? Le choix du papier…sa qualité, son format…aucun « pro » pour ces tâches ! Mais surtout, l’objet-livre n’existera réellement que le jour où un libraire - ou une grand surface ou encore un revendeur - l’auteur lui-même ? - un « acheteur » en tout état de cause - aura fait la démarche d’un achat ferme auprès du commanditaire, celui que l’on a appelé l’auto-éditeur, et qui peut-être soit un particulier ( l’auteur lui-même en général) soit l’une de ces pseudo « maisons d’édition » à la mode, courtisées à cause de la formule alléchante qu’elles proposent, pas tout-à fait à compte d’auteur veulent faire croire ceux qui y ont recours (2), mais cependant adeptes et conseillères du crowdfunding...Elles font florès actuellement sur le marché.
« L’Harmattan » « Maïa » « Baudelaire » « The Book édition » « Amazon » sont les plus connues, mais l’ami Goggle vous en proposera à la pelle. Ainsi le nouvel écrivain peut faire croire que son remarquable travail a enfin été reconnu et retenu par un éditeur prestigieux, puisque « connu » (La pub est partout, car « ça » marche « du tonnerre ») et installé sur le « continent » bien sûr - ça c’est indispensable quand on vit en Corse !
L’auto-édition est-elle encore de l’édition ?
En ce qui me concerne, c’est non, bien sûr. Le rôle de l’éditeur est essentiel. Là, il n’existe plus : on lui a enlevé toute fonction, toute utilité. On se passe de ses services tout en faisant croire qu’il existe simplement parce que l’on joue sur les mots. On devrait dire « le livre est fabriqué » alors que l’on persiste à dire : « le livre est édité ». Il a été fabriqué certes mais pas édité. L’éditeur n’est pas seulement un « prestataire de service », ou un technicien ou encore un outil et encore moins celui qui seul, prend le risque de la création …il fait d’abord un choix, avec un auteur qui devient son complice. Il doit y avoir volonté commune, engagement en vue d’une belle aventure, humaine avant tout. L’éditeur fait un choix, celui de faire exister un livre, ce livre-là, en particulier, et pour ses qualités. Pour moi, il y a un couple, les parents s’unissent pour décider ensemble de faire naître un enfant. L’un ne peut pas « être » ni exister sans l’autre ; l’un a besoin de l’autre. Il faut être deux pour faire, puis élever un enfant. Un livre, c’est pareil : il y a l’auteur et l’éditeur. Une fois né, le livre doit être élevé, soutenu, défendu, promu, porté aux nues, choyé, soigné, nourri, aidé…mis au pinacle… et c’est là, aussi, tout le travail de l’éditeur. Un travail que ne font pas les auto-éditeurs, car c’est ce qui coûte, en temps, en investissement, en argent aussi. Rappelons que le livre reste virtuel tant qu’un exemplaire au moins n’aura pas été commandé, acheté et payé.
Suis-je un fabricant de livres ou un éditeur ?
Je ne fais que constater l’existence de l’auto - édition. Elle existe et je ne conteste ni son utilité, ni sa présence, même en Corse aujourd’hui, comme ailleurs déjà depuis quelques décennies. Tout arrive en Corse, avec quelques années de décalage, le bien comme le mal, la drogue aussi, comme le câble ou les technologies digitales aujourd’hui. Cette technique de remplacement bon marché peut être utile à ceux qui n’ont pas la chance d’être sélectionnés par le peu de vrais éditeurs qu’il reste dans l’île aujourd’hui, tant le métier est devenu quasi impossible à pratiquer. Certains qui avaient pignon sur rue ont même choisi cette facilité « d’auto-édition » pour laisser croire qu’ils existent encore. Un reniement que je ne m’explique pas et qui est contraire à l’idée que je me fais de l’édition, suivant en cela mon maître à penser en la matière, je veux parler de José Corti. Une maison d’édition que j’avais créée il y a une douzaine d’années, m’ayant malencontreusement échappé a suivi cette voie renégate…Je ferais le même reproche à certains auteurs « de mes amis », qui eux aussi ont choisi de s’illustrer à travers la pseudo auto édition… et j’en suis meurtri d’autant plus que ceux-là - parce qu’ils ont déjà édité chez de « vrais éditeurs » - Les professionnels en question, en l’occurrence - avaient le choix ! Alors pourquoi ont-ils fait ce choix ? Le besoin impulsif de publier à tout prix, tout ce qu’ils pondent ? Tout et n’importe quoi ! Ils participent par cet acte, à la médiocrité ambiante de l’édition, et, ce qui me parait plus grave, ils mettent en danger toute la chaine de distribution, en mettant sur le marché des œuvres…inachevées - alors que les librairies - de l’île en particulier - mettent la clef sous la porte les unes après les autres. Ils déboutent et trahissent ceux qui les ont fait exister jusque là…ces professionnels qu’ils trahissent aujourd’hui.
Chacun d’entre nous a ainsi les moyens aujourd’hui de publier ou d’être édité. Est-ce un bien ? Certes, « Abondance de biens de nuit pas » mais « trop de démocratie tue la démocratie » aussi. Dieu reconnaîtra- t- il les siens ? Ouvrez notre quotidien unique et vous lirez chaque jour la recension du livre du siècle – quand ce ne sont pas deux ou trois œuvres - éditées dans l’une de ces officines qui laissent croire que vous êtes le Baudelaire ou le Léonard de Vinci du XXIème. Siècle. Ce peut être une thérapie pour son auteur et c’est tant mieux pour lui, mais la littérature n’a rien à y gagner, l’édition non plus.
Avec cette nouvelle technique, le public ciblé était jusqu’à nos jours, « monsieur tout le monde » pour immortaliser la vie de ses grands-parents, par exemple, ou l’adolescente qui rêve la nuit une vie meilleure en l’écrivant, l’imaginatif en mal de roman…un acte créatif, comme on prenait une photo de famille autrefois. Ce peut être aussi celui dont le manuscrit a été refusé par deux ou trois éditeurs et qui se lasse, bref par un particulier en mal d’éditeur, ou encore un auteur boulimique.
L’édition, demain en Corse. ?
Nul n’est prophète en son pays mais gageons que les parutions de livres imprimés ou pas, virtuels ou en version numérique, comme peuvent proposer les GAFA, seront multipliées à l’infini et prendront le pas sur l’édition dite « traditionnelle » qui ne disparaîtra pas cependant. Il ne s’agit pas de regretter un paradis perdu, mais de s’alarmer d’une situation qui a pour conséquence la déconsidération de l’art - en l’occurrence la création littéraire par la banalisation et l’uniformatisation des œuvres. L’édition de demain s’adaptera et trouvera les moyens - financiers y compris - de faire respecter tous les aspects de l’édition que nous avons évoqués ci-dessus. En ce qui me concerne, et tant que je le pourrais, je continuerais d’éditer les auteurs qui me feront confiance, sans autre objectif que de permettre au plus grand nombre d’accéder à de « belles choses » qui méritent selon moi d’être partagées pour notre bonheur, et selon les critères qui ont toujours été les miens. Les moyens financiers indispensables à la mise en route de tout projet éditorial resteront cependant une priorité. Il faudra être « inventif » pour atteindre ce but qui est bien de faire partager au plus grand nombre ce que l’on croit être beau, vrai, utile….
Alors longue vie aux auto-éditeurs et aux auto - édités, mais attention… « a forza d’allungà, a funa strappa… ».