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Subjonctif ou conjonctif ? (Terminologie grammaticale)


Jean Chiorboli le Jeudi 11 Décembre 2014 à 22:01

Jean Chiorboli poursuit sa pertinente série de chroniques pour Corse Net Infos. Au sommaire du jour : Subjonctif ou conjonctif ? (Terminologie grammaticale)



Subjonctif ou conjonctif ? (Terminologie grammaticale)

La présente note est inspirée par la question d’une internaute:
" ...sì eiu vogliu dì "cunghjuntivu" e micca "sughjuntivu" và bè, ghjè currettu "" (https://www.facebook.com/groups/CorsicaScrivi/permalink/807281925976908/)

Dans toutes les langues la terminologie scientifique ou technique est souvent truffée de formes qui n'appartiennent pas au vocabulaire traditionnel: emprunts aux diverses langues, calques, néologismes.
Pour parler du subjonctif (mode verbal) deux termes sont employés en corse : SUGHJUNTIVU (calqué sur le français) est majoritaire, CUNGHJUNTIVU (calqué sur l'italien) est peu utilisé.
L'italien aussi utilise les 2 termes : "congiuntivo" (latin tardif CONIUNCTIVUS) est majoritaire, "soggiuntivo" (latin tardif SUBIUNCTIVUS) est moins employé.
Deux termes sont également connus en français : mode SUBJONCTIF (qui s'est aujourd'hui imposé), et mode CONJONCTIF (attesté depuis le 16e siècle).

 
Quel que soit le terme employé, il y a l'idée de "joindre", latin IUNGERE, dérivés avec des préfixes différents : SUB- ou CUM- (SUBIUNGERE, CUMIUNGERE).
Comme on le voit sur l’image jointe (http://it.dicios.com/enit/subjunctive) la notion de subjonctif en grammaire donne lieu à des variations, et presque toutes connaissent un dérivé formé avec le suffixe SUB-
Une attitude pragmatique conduirait à employer en corse le terme le plus fréquent (SUGHJUNTIVU) qui a aussi l'avantage d'être immédiatement compris par les Corses, aujourd'hui tous francophones. En revanche l'emploi de CUNGHJUNTIVU n'est pas immédiatement identifié comme correspondant au (mode) subjonctif, d'autant que le rapport n'est pas non plus immédiat avec "congiuntivo" uitalien, langue qui est depuis longtemps en perte de vitesse dans le milieu scolaire (un rapport récent du sénat français sur l'enseignement précoce des langues indique que moins de 2% des élèves bénéficient d’un enseignement d'italien ; alors que le pourcentage est de 80% environ pour l'anglais).

En matière de norme les choix des "opérateurs linguistiques" corses sont guidés en majeure partie par des considérations idéologiques.
Toutes les langues connaissent ou ont connu des époques où la "Question de la langue" est particulièrement sensible. La volonté d'affirmer autonomie et originalité produit des néologismes inventés de toutes pièces (par exemple en corse SPICHJAFONU pour "télévision", qui a été de courte durée) ou calqués sur les langues officielles ("SGUILLULU" dans le vocabulaire pédagogique, italien "sdrucciolo" pour désigner un mot proparoxyton).


La plupart du temps on tend à s'éloigner du français pour se rapprocher (consciemment ou inconsciemment) de l'italien. Dès lors que le corse SIGNÀ ressemble trop au français "signer", les normalisateurs tentent de le remplacer par FIRMÀ qui est un calque de l'italien moderne. En effet l'emploi de ce terme en italien est récent (19e siècle): les dictionnaires continuent cependant d'attester "segnare" et "segnatura" qui sont employés en italien depuis le 14e siècle. Dans son récent dictionnaire ("L’usu Corsu") Pascal Marchetti note justement que le corse FIRMÀ n'a pas le sens qu'a pris "firmare" en italien. 
Cependant dans la "communication institutionnalisée" FIRMA et FIRMÀ sont en passe de se substituer (abusivement) à SIGNÀ et SIGNATURA.
Pour le cas qui nous occupe (SUGHJUNTIVU/CUNGHJUNTIVU) la phobie du français n'a pas réussi à imposer le terme proche de l'italien. La même difficulté à "purifier" le vocabulaire est observable chez les auteurs les plus enclins à stigmatiser les gallicismes, signe que le français est désormais devenu incontournable pour les Corses, commme une seconde nature.
On tolère par exemple PULITEZZA ("politesse) tout en lui collant l'étiquette "frsm." (« francesismo"), mais on indique que le type GALATEU serait plus approprié.
En revanche bien que VITEZZA "vitesse" soit clairement estampillé comme gallicisme, il n'est concurrencé par aucun autre terme (il ne vient apparemment à l'idée de personne de proposer un autre terme, en adaptant par exemple à la sauce corse l'italien "velocità". Peut-être pense-t-on qu'il rappellerait le français "vélocité", qui a un sens et des emplois différents (bien qu'issu lui aussi du latin VELOCITAS).

 

Les 2 exemples que nous venons de citer sont aussi tirés du dictionnaire déjà cité de Pascal Marchetti. Cet ouvrage ne manque pas d'attester de nombreux termes tout en les qualifiant de gallicismes. 
L'abréviation "frsm." y est donc très fréquente, mais on notera au passage l'absence d'étiquette correspondant aux "italianismes". Ces derniers sont pourtant de plus en plus fréquents en corse (on pourrait parler d'une "seconde toscanisation"), en raison non plus du "contact de langues", mais de ce que nous avons appelé "contact de modèles" (pour combler les lacunes du vocabulaire corse on va tout simplement "piocher" dans un dictionnaire italien).
Ainsi des italianismes manifestes sont listés sans aucune étiquette comme s'il s'agissait de vocabulaire traditionnel: AFFISSU "affiche" (italien "affisso" synonyme de "manifesto"). D'autres exemples du même type sont qualifiés simplement de "néologismes": APPUNTAMENTU "rendez-vous", clairement influencé par l'italien "appuntamento" (lui-même calque du français appointement). La même étiquette de "néologisme" est attribuée à l'équivalent corse de "milieu", "environnement": AMBIENTE (cf. italien "ambiente"). 
Quant aux équivalents corses du français "analyse" (d'étymologie grecque), le même dictionnaire donne deux formes; la première, savante, d'origine italienne (ANÀLISI), la deuxième d'origine populaire, influencée par le français (ANALÌSA).
Quand on refuse de parler d’italianismes en corse, c’est sans doute que l’on considère le corse et l’italien comme étant une seule et même langue (ou qu’on juge que l’une est en réalité une altération de l’autre).
Rappelons cependant qu’il s’agit ici du niveau linguistique lexical : quelle que soit la langue le vocabulaire est la partie la plus exposée aux influences "exogènes". C’est d’autant plus vrai dans le domaine du vocabulaire "savant", scientifique ou technique, hétérogène dans toutes les langues, et qui s'oppose au vocabulaire populaire, caractérisé lui par une plus grande homogénéité et continuité.
                                                                                                           Jean Chiorboli, 26-11-2014