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Quand une philosophe politique fait une étude sur la Corse


Jeanne Leboulleux-Leonardi le Dimanche 15 Octobre 2023 à 12:51

Et si l’on pouvait trouver en Corse des réponses à la crise environnementale dans laquelle a plongé la planète ? C’est le défi que la philosophe Joëlle Zask, membre de l’Institut Universitaire de France et du Centre Norbert Elias, spécialiste du pragmatisme et de philosophie sociale, et professeur à l’université d’Aix-Marseille, a choisi de relever. Elle nous présente cette étude en cours de réalisation.



Crédit photo Jeanne Leboulleux-Leonardi
Crédit photo Jeanne Leboulleux-Leonardi
- Pouvez-vous nous exposer en quelques mots l’objet de votre étude ?
- La problématique de départ est celle-ci : trouverait-on en Corse des réponses aux questions que la crise environnementale nous pose désormais ? Le regard que nous portons est celui d’une philosophe – moi-même – et d’un photographe – Simon Birman, avec qui je travaille. Sans nier les réalités locales souvent complexes, voire conflictuelles, nous voudrions recueillir un legs précieux, parfois inaperçu, sur lequel pèse actuellement la double menace de la sanctuarisation et de la destruction de l’environnement. Cet objectif étant fixé, le projet demeure largement ouvert. Sa réalisation va dépendre des interlocuteurs que nous rencontrerons, de nos observations et de nos parcours, de notre formation sur place, de la fréquentation assidue des lieux… Mais le travail est aujourd’hui suffisamment avancé pour savoir qu’il est pertinent, que ça vaut la peine de poursuivre.

- Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de réaliser ce travail ?
- Le point de départ, ce sont plusieurs personnes qui m’ont invitée à écrire sur la Corse ; des personnes qui m’ont entendu causer et connaissaient mon approche, mon point de vue sur la démocratie comme culture, mode de vie, et son lien avec l’écologie. On m’a dit de plusieurs côtés : « Il y a quelque chose qui nous intéresse, nous, Corses, là-dedans… ». En fait, j’ai été invitée à exercer mes concepts au contact de la Corse… J’ai été d’abord surprise, ne connaissant rien à cette île, mais me voilà mordue ! Au cours de mes premiers séjours, j’ai progressivement compris le pourquoi de cette invitation qui m’était faite. Et quel en était l’enjeu. Qu’est-ce qui, dans ma perspective, dans ma sensibilité, pouvait entrer en résonance avec des expériences, des phénomènes, des paysages de Corse ? Plusieurs choses m’ont frappée qui constituent pour l’instant les divers objets de mon étude. Il y a par exemple le cédrat, un agrume auquel colle un imaginaire puissant à partir duquel revisiter les relations tout à fait uniques entre la Corse et les Juifs, ce qui me concerne pour le coup. Il y a aussi le châtaignier, « poule aux œufs d’or » et « arbre de la liberté », symbole depuis Pascal Paoli de l’indépendance alimentaire et des libertés politiques en même temps. J’ai écrit un article paru dans Robba en décembre 2022 en même temps que dans AOC média sur ce sujet. Il y a aussi les animaux autogouvernés en quelque sorte, à l’aise sur leur parcours, sans berger ni chien. Eux aussi illustrent le rapport entre le soin du paysage (paese) et la défense des libertés que je cherche à observer en Corse. Et plein d’autres sujets…

- La liberté, c’est une notion qui est importante pour vous ?
- Absolument. C’est fondamental. Pour moi qui suis spécialiste par goût de philosophie dite politique, la liberté, ce n’est pas « faire ce que je veux » mais agir, seule ou avec d’autres, entreprendre, expérimenter, transformer le monde disait Marx ! Je ressens en Corse un attachement très fort à la liberté d’action alors que, sur « le continent », on ne l’aime pas tellement. On lui préfère l’égalité notamment. Cette liberté d’action est pourtant et toujours contextuelle : on n’agit pas dans la stratosphère, mais en présence d’un environnement bien précis, en dialogue avec ce dernier. La conscience d’un partenariat avec la nature dans la construction de soi et l’usage des libertés est extrêmement prégnante dans la « Corse de l’intérieur », je l’apprécie beaucoup et la partage.

- Sous quelle forme pensez-vous rendre publique cette étude ?
- On l’imagine sous la forme de tableaux à la fois narratifs et photographiques composés au sein d’un dispositif quadrangulaire qui rassemble le lieu, la personne qui en parle, le photographe et moi-même qui observe et pose des questions. Il en résultera un livre conçu un peu comme une promenade. Avec les photographies argentiques en noir et blanc de Simon Birman, ce qui leur donnera une épaisseur temporelle soulignant le soi-disant “retard” des paysages corses : un « retard » dont on dit souvent qu’aujourd’hui il se révèle une avance… Nous envisageons aussi une exposition de photos ponctuée de textes et de sons, une journée d’études, pourquoi pas un colloque.

Crédit photo Jeanne Leboulleux-Leonardi
Crédit photo Jeanne Leboulleux-Leonardi
- Vous venez tous les deux de passer une nouvelle semaine d’études en Corse. Sur quoi avez-vous travaillé ? Quelles sont vos impressions ?
- Il y a eu cette fois-ci la visite de l’incroyable conservatoire d’agrumes de San Guiliano (INRAE et CIRAD de Corse) grâce à Jean Michel Sorba qui l’a organisée et à François Luro qui nous a conduits à travers des milliers d’arbres, l’arpentage de villages et de vestiges de terrasses autour de Corti, la découverte du « sentier d’art » créé par l’artiste Laeticia Carlotti (Arterra) à Staccone, Multifau, qui serpente, au terme d’un énorme travail de défrichage, de réhabilitation et d’interventions artistiques, entre des chênes tricentenaires trognés, des constructions en pierre sèche, d’anciennes bergeries. Il y a eu aussi la « Corse de l’intérieur » avec Joseph Colombani [N.D.L.R. : Président de la Chambre d’Agriculture] et Jacques Arnol-Stephan qui ont organisé des rencontres dans le village de San-Lorenzu. Nous y avons rencontré Francie Negroni qui élève des porcs dans la grande tradition et Monsieur et Madame Emmanuelli qui s’occupent d’un troupeau de brebis. Tous ont témoigné de leur grande considération pour leurs bêtes, de leur savoir-faire et de l’idéal éthique qui le sous-tend. Et nous avons visité l’entreprise familiale Jean-Paul Vincensini qui produit des confitures en tout genre, des gâteaux à la farine de châtaigne, du vinaigre ou du miel, etc., qui montre qu’une activité d’ampleur économiquement viable est possible en milieu rural. Après cette visite et d’autres, on comprend mieux que la Corse de l’intérieur soit souvent considérée comme le centre de gravité, le centre vital, presque, de l’île ! En tout cas, c’est plutôt de cette Corse que nous avons envie de parler, elle nous semble plus singulière et plus inspirante que le reste.

- Vous aviez déjà mentionné la Corse dans plusieurs de vos ouvrages…
Oui, notamment lorsqu’en 2017, j’ai commencé à étudier les feux de forêt extrêmes qu’on appelle « mégafeux », qui n’avaient pas vraiment été identifiés, sauf en Californie, et donc dont on ne s’était pas demandé comment les prévenir. L’ensemble est paru en 2019 sous le titre Quand la forêt brûle. Or en Corse existe, m’a-t-on dit, une « culture du feu » grâce à laquelle on peut sortir de l’opposition entre le délire de la domination de la nature (un idéal qu’exprime aussi le vocabulaire militaire qu’on utilise pour parler des « soldats du feu » qui « combattent » héroïquement les flammes) et sa sanctuarisation. Une culture du feu est une manière de cultiver en commun la nature et de la préserver. J’ai aussi documenté dans mon livre Écologie et démocratie « l’affaire des boues rouges » (1972) que le groupe de chimie italien Montedison avait commencé à déverser au large du Cap Corse et qui marque le coup d’envoi à mon avis de ce qu’on appelle aujourd’hui les « droits de l’environnement ». L’unanimité des Corses pour se constituer les « gardiens » de leur île est extrêmement frappante. On regrette qu’elle ne produise pas plus souvent, ailleurs ou en Corse.


- Le lien à la terre ?
- Ce que j’ai perçu en Corse, mais cela reste à vérifier, c’est qu’on peut exprimer un lien très fort avec son pays sans pour autant se considérer comme son propriétaire exclusif, ou son habitant naturel… La notion de paese est à recueillir. Ce n’est ni la nation ni le territoire. Le paese ne relève pas non plus de l’appropriation ou de l’appartenance. C’est un lieu défini par des usages qui ne l’épuisent ni ne l’exploitent. C’est un vivre ensemble avec la nature sauvage et cultivée. Il n’y a rien de fermé sur soi, d’autarcique dans le pays. Au contraire, il représente un espace de circulation ouvert sur d’autres espaces de circulations, se trouvant au centre d’un méandre de chemins et de parcours. Le pays, nous dit Jacqueline Acquaviva, « s’étend partout où l’on peut encore entendre le son de la cloche ». Et la cloche, on l’entend de très loin !

- Vous avez rencontré des Corses. Comment se sont passés ces rencontres ? En avez-vous retenu des éléments pour votre travail ?
-Dans notre expérience, et contrairement à ce qu’on entend souvent dire, la qualité d’accueil en Corse est remarquable. Même les patous sont gentils ! Toutes les personnes que nous avons rencontrées nous ont semblé ouvertes, passionnées par leur pays certes mais désireuses d’apprendre des autres et de partager, alors même que nous ne sommes ni Corses, ni spécialistes du lieu. Nous avons trouvé une écoute, une capacité d’échange très grande, et aussi une intensité dans la parole. Le sentiment d’aller droit au but. C’est du moins notre expérience : celle d’être épaulé et accompagné pour que les choses se fassent. Inutile de tout planifier soigneusement à l’avance et de formaliser les rencontres. On se sent délivré, au profit d’une relation tout simplement humaine, du formatage administratif et procédurier auquel on est souvent confronté. Par exemple, alors que nous errions à la recherche d’une châtaigneraie à Aiti, un conducteur que j’ai interrogé au passage de son véhicule a instantanément téléphoné au maire du village qui est venu à notre rencontre et nous a mis en relation avec Marius Angeli, président d’une association destinée à la réhabilitation des châtaigneraies, lequel nous a chaleureusement accueillis 5 minutes plus tard et nous a conduits sur un parcours dans la forêt où se trouvent d’ailleurs des spécimens d’une beauté incroyable. Je profite d’ailleurs de l’occasion pour remercier très vivement tous ceux qui nous ont accueillis.

- Pour votre prochaine étape, vous évoquez l’architecture des villages…
- Je veux creuser la notion de paese : non pas une entité fermée sur elle-même, mais un lieu de passage. C’est une autre manière d’aborder la question du « local ». Il faudrait figurer, conceptuellement et photographiquement, les multiples circulations entre les villages, entre la montagne et la mer, horizontalement et verticalement. Jean-Michel Sorba a attiré notre attention sur l’importance historique des voies de passage. Quant au chapitre sur l’indépendance alimentaire, il concerne beaucoup de gens. On y croit, on voudrait recréer ce qui existait (ouvrages hydrauliques, moulins, zones cultivées, terrasses, vergers, forêts comestibles) alors que la Corse affiche aujourd'hui un taux de seulement 4 % de capacité alimentaire. C’est désastreux. « Si on remettait tout cela en état, on diminuerait fortement l’importation de produits alimentaires », affirme Joseph Colombani. Personnellement, je n’ai aucune compétence agronomique mais je perçois les enjeux éthiques et politiques qui sous-tendent la relocalisation de la production de la nourriture. Contrairement à la vulgate, la démocratie inclut la question de la subsistance et même, commence par cette question (ce que j’ai étudié pour mon essai La démocratie aux champs). Bref, nous abordons nos objets d’intérêts comme une source d’inspiration sans doute pour la Corse, afin de contribuer à sauver ce qui est encore existant et à lutter contre les conséquences désastreuses de la déprise rurale, de la bétonisation, de la marchandisation. Mais aussi pour proposer, à partir de nos exemples, des formes de vie transposables ailleurs, des logiques et des valeurs susceptibles de renouveler les imaginaires et les pratiques quant à nos relations avec la nature, de quoi alimenter la dynamique de l’écologisation de nos modes de vie en général.

Biographie succincte


Joëlle Zask, membre de l’IUF et du Centre Norbert Elias, spécialiste du pragmatisme et de philosophie sociale, enseigne au département de philosophie de l’Aix-Marseille université́. Dans ses derniers travaux, elle établit des relations étroites entre l’écologie et l’autogouvernement démocratique. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages dont les divers objets ont pour point commun d’être découverts puis testés et étudiés à travers une expérience personnelle inaugurale et surprenante. C’est le cas de La Démocratie aux champs (La Découverte, 2016), et, aux éditions Premier Parallèle, Quand la forêt brûle (2019), Zoocities : des animaux sauvages dans la ville (2020), et Écologie et démocratie (2022). Dans son dernier ouvrage, Se tenir quelque part sur la terre ; comment parler des lieux qu’on aime (2023) se mêlent sous la forme d’un quasi-récit des expériences personnelles, des entretiens, des réflexions philosophiques et des lieux. En 2021, elle a reçu la légion d’honneur.