Les "mazzeri"
Dans "Le mazzerisme: un chamanisme corse" (1994) R.Multedo explique: "Le mazzeru est un homme comme vous et moi, qui fait des rêves de chasse. Il se poste, en esprit, au gué d'un ruisseau. Il abat la première bête sauvage ou domestique qui vient à passer et qui est l'esprit d'un être humain. Après l'avoir tuée, il retourne la bête sur le dos. Il s'aperçoit, alors, que le museau de l'animal est devenu le visage d'une personne de sa connaissance, qui va mourir. Cette personne vivra trois jours au minimum ou un nombre impair de jours, et un an, au maximum. En effet, la bête tuée représentait son âme : c'est pourquoi, privé d'âme, son corps ne tardera pas à dépérir."(Roccu multedo.
Le mazzeru (ou "lanceri, culpatori, acciaccatori, stregu, stregone") comme le shaman serait donc doué de facultés taumaturgiques et divinatoires exceptionnelles. Quant à l'origine du mot, le "mazzeru" serait le "massier", celui qui porte la "masse": "bâton gros et court, dont l'un des bouts est fortement renflé et qui permet de frapper avec une grande violence, d'assommer" (cnrtl.fr), mais aussi bâton honorifique décoré et porté comme symbole de commandement. A l'ile d'Elbe notamment "mazziere" une charge élective confiée à certains membres d'une confrérie religieuse, qui guident les processions des fidèles munis de leur "masse". En Corse les "mazzeri di capu" désignent les "massiers de tête", qui sont au nombre de 3, dans la procession du Vendredi saint (Muntese).
Pour en revenir au terme en question, les dictionnaires corses d'ordinaire ne donnent pas un équivalent français mais une définition, par exemple "mandraca; bataille de mazzeri dans la nuit du 31 juillet au 1er aout" (Muntese). Le même dictionnaire traduit mazzeru par "massier" ou "sorcier".
Le traitement le plus satisfaisant est celui du dictionnaire Infcor (Adecec.net) qui donne trois équivalents français ("piège, guet-apens, madrague") correspondant à trois définitions différentes, la "bataille de mazzeri" étant donc traduit par "madrague" qui a un seul sens spécialisé en français: "piège fixe constitué d'une vaste enceinte de filets à compartiments pour capturer les bancs de poissons migrant le long de la côte, généralement des thons" (cnrtl.fr).
"Madrague": la chasse au thon
Quel peut être le rapport entre la mandraga (bataille de sorciers) et la madrague (filet de pêche)? Notons d'abord que l'équivalent italien madraga est issu du français. En effet la "madrague" (provençal madraga, de l'arabe madraba) est un "dispositif de pêche fixe pour la capture des thons, formé de filets et de pieux dans lesquels les poissons sont conduits jusqu'à un enclos où on les prend en relevant un filet qui en forme le fond" (dictionnaire Larousse).
Notons aussi que la variante "maNdraga" de l'ancien italien est expliquée (Dizionario Etimologico Italiano" de Battisti et Alessio) par un rapprochement avec "maNdra" (/mandria) qui désignait un lieu ou un enclos temporaire où l'on rassemble le bétail. Le terme corse mandria a conservé son sens primitif (latin mandra, du grec mandra "bergerie, enclos") alors qu'en italien mandria désigne aujourd'hui un troupeau de gros bétail. Wagner ("Dizionario Etimologico Sardo") observe qu'en sarde comme en italien méridional ou en corse mandra/mandria n'a jamais le sens de "troupeau" mais celui de "pâturage" ou (aujourd'hui) "enclos pour le (menu) bétail".
Quant à la forme mandraga elle est aussi attestée en sarde et en génois comme en niçart et en provençal. Plus qu'un phénomène "d'étymologie populaire", le rapprochement avec mandria est peut-être de nature sémantique. En corse la mandraca serait d'abord un lieu propice non seulement pour la "bataille de mazzeri" qui se tendent un piège, une embuscade, mais aussi et d'abord pour différentes utilisations et circonstances.
- La vocation pastorale est probablement première: simple lieu de pâturage, aménagé ensuite en enclos (parfois une simple haie: mandra) pour le rassemblement, la traite, et probablement l'abattage du bétail.
- L'acception maritime est probablement seconde, illustrée par mandracchio, terme italien issu de mandraculu (diminutif dérivé de mandra), en corse Falcucci atteste "madracchiu" et le port de Centuri (2B). Ce terme désigne en italien une "étendue d'eau limitée et bien abritée… aménagée dans un port et destinée à accueillir des embarcations de petites dimensions" (dictionnaire Treccani).
-L'acception concernant la technique de pêche au thon, madra ga/mandraga (italien, sarde, génois, provençal), désigne un dispositif appelé aussi tonnara où l'objectif est la mattanza des thons (de l'espagnol matar "tuer"; voir ces termes dans le "vocabolario" Treccani).
"Maḍraba" (arabe): le lieu ou l'on frappe
Cependant c'est le domaine des croyances et coutumes magiques qui apparait d'abord comme le plus approprié pour expliquer le terme corse, dans la mesure où le sens spécialisé de "technique de pêche au thon" ne semble pas attesté en corse. Le corse mandraga désigne non seulement le combat des "mazzeri", mais aussi le lieu où ils livrent bataille, et par extension tout lieu mystérieux, caché et dangereux, ainsi que toute pratique hostile ou mal intentionnée (piège, embuscade, guet-apens…, visant à abuser, attaquer, voire tuer hommes ou animaux. Rappelons cependant que dans la "mattanza" les thons encerclés dans un enclos de filets sont finalement "assommés" à coups de masse:
• "i tonni pervenuti nella tonnara e giunti nell’ultimo compartimento della rete, la cosiddetta camera della morte, vengono agganciati con arpioni uncinati e uccisi con ripetute mazzate" (Vocabolario Treccani)
Le mot arabe qui a donné des variantes similaires dans toute la méditerranée a le sens de "madrague" mais signifie aussi «lieu, endroit où l'on frappe». L'arabe "maḍraba" est "lui-même dérivé de la racine "ḍ-r-b" (au sens de "battre"), "les thons capturés dans les madragues étant assommés" (cnrtl).
Nous avons évoqué plus haut les confrères "mazzeri di capu" qui dirigent les processions religieuses. On indiquera ici que dans les "tonnare" siciliennes les opérations de pêche sont dirigées par un raïs, parfois désigné comme "capobarca" ou "sciamano del mare" ( HYPERLINK "http://minu.me/-sciamani" http://minu.me/-sciamani ). Le raïs joue le même rôle que le chef de la battue corse au sanglier ("a cacciamossa").
Si dans les combats avec ses confrères le "mazzeru" utilise comme arme une tige d'asphodèle, c'est bien avec une "mazza" qu'il assomme ses victimes (des sangliers à visage humain) au cours de ses chasses nocturnes (ammazzà "assommer, tuer".
Malgré des origines lointaines probablement différentes, les termes cités (mandraga, madrachju, mandra) ont ceci en commun qu'ils évoquent une notion d'encerclement (avec ou sans connotation hostile), dans différentes sortes d'environnement, plutôt rural et montagnard pour la Corse (madrachju cité plus haut semble aujourd'hui inusité). Il s'agit donc de bataille, d'endroit propice à la bataille ou à l'embuscade, et au sens figuré de piège mortel ou pas, d'arnaque, d'escroquerie:
• Quand'è vo piglieti una casa à pighjò, par ùn dà in calchì mandraca, ùn pagheti fin tantu à veda a casa da testa à fondu (Marchetti, Assimil).
Il faut rappeler ici le terme sarde mandragheri "escroc" (Wagner le traduit en italien par "imbroglione").
Agissements nocturnes, marécages dangereux
Les différentes acceptions, souvent ignorées par les dictionnaires, sont bien présentes dans la littérature. Certains auteurs évoquent l'eau des ravins qui charrie les mystères et les choses étranges:
• "certi notti, quandu u timporiu scuzzula l'arburatura pagna fendu trizina i pidicona e i fraschi, si sentini i dintati di i murtulaghji chi si surpani u sangui di i cristiani chì morini bivulendu e strazziendu ! Un' ci voli tantu a creda chì una stola di strei e di mazzeri avinghjini a casa saltendu e currendu, in cerca di una preda umana" (Coti, "Rigiru").
Le même auteur avertit donc un peu plus loin: certains endroits, marécageux ou proches d'un cours d'eau, sont à éviter:
• "I lavi chi fermani nascosti sottu sottu a la virdura di a lamaghjuniccia, so beddi priculosi. Parini tanti mandrachi tesi à posta e nascosti da la natura stessa. Nimu li s'avvicina, mancu par veda s'è di ci sò trutti o anguiddi"
Les hurlements mortifères de la mandragore
Ajoutons enfin une allusion à la mandragore (latin mandragora, grec mandragoras), plante qui "en raison de la forme vaguement humaine de sa racine et de ses composés alcaloïdes psychotropes, la mandragore a été associée depuis l'antiquité à des croyances et des rituels magiques… Celui qui arrache la mandragore sans précaution, s'il ne devient pas fou en entendant les hurlements de la plante, sera poursuivi par sa malédiction (Wikipedia).
La mandragore a aussi été (prudemment) mise en rapport avec le "mazzerisme":
• "D'aucuns pourraient se demander si cette prédisposition au " mazzerisme ", constatée chez certains Corses, ne serait pas renforcée, même involontairement, par la consommation de produits hallucinogènes endémiques des régions centrales, occidentales et méridionales de l'île. Sans que l'on puisse, en l'état, répondre par l'affirmative, on pourrait penser, avec quelques médecins, aux propriétés narcotiques des solanées, et, en particulier, de la mandragore (Multedo, "le mazzerisme"et le folklore magique de la corse").
Falcucci dans son "Vocabolario" donne en annexe pour tramangula la traduction "mandragore" (variante corse "trinnesciulu") mais aussi "trame", "cabale", ce qui renvoie à un sens -courant ou ésotérique- attesté en corse pour mandraga ("arnaque, escroquerie, intigue secrète ou occulte"; dà in qualchì mandraca "tomber dans un piège").
Rappelons enfin que mandrake désigne en anglais la "mandragore", mais est aussi le nom d'un magicien dans la série américaine créée par le scénariste L.Falk!
Les shamans de la montagne
Le terme le plus proche du terme corse mandraca/mandraga, aussi bien pour la forme que pour la connotation "ethnomagique" est le portugais mandraca, régionalisme brésilien en rapport avec des termes comme "sorcellerie, magie, amulette contre le mauvais œil…" Son étymologie est controversée, mais représente probablement une "altération populaire" du latin mandragora "mandragore", désignant une plante "utilisée dans les rituels magiques" (Dicionário Eletrônico Houaiss).
Mais la plupart des termes ici évoqués, attestés dans des formes plus ou moins proches ont pu jouer un rôle direct ou indirect dans l'évolution du terme corse, avec une mention particulière pour le sarde mandraga "madrague, enclos de filets", reconduit par Wagner au génois ou au provençal, l'origine lointaine étant l'arabe (Meyer-Lübke, REW).
Pour simplifier et à la fois pointer les particularités, nous dirons que si la "madrague" méditerranéenne est dirigée par les "shamans de la mer" (raïs), la "mandraca" corse est dirigée par les "shamans de la montagne" (mazzeri).
J.Chiorboli, Università di Corsica, 20 aout 2015