Corse Net Infos - Pure player corse

"Maladettu" de Jean-Louis Alessandri : La suite…


le Lundi 9 Juin 2014 à 23:04

Originaire du Nebbiu, Jean-Louis Alessandri est titulaire d’un DEA en Histoire Britannique. Ancien professeur d'histoire en Angleterre, il est aujourd’hui professeur d'Anglais dans ce que l’on appelle une zone sensible en région Parisienne. Depuis toujours passionné pour l'Histoire de sa région. Son expérience de chercheur en Histoire lui a permis de fouiller dans les profondeurs de la période traitée .Il n'a pas voulu qu’il en résulte un Livre d’Histoire. "D’autres s’y sont attelés bien mieux que moi" précise t-il. "Je voulais juste raconter une histoire dans l’Histoire. Au départ une vague idée s'est changée en projet concret. Puis de stylo en clavier, il est devenu un livre". "Maladettu" (Maudit) dont nous vous proposons de poursuivre la lecture d'aujourd'hui…



"Maladettu" de Jean-Louis Alessandri : La suite…
La Porta, 18 Mai 1768, le Matin
Le mois de mai 1768 était assez ensoleillé. L’hiver avait été rude mais le printemps réchauffait la terre. Le maquis, maintenant plein de fleurs, avait retrouvé ses couleurs chatoyantes et les chèvres allaient mettre bas. Dans le ciel les oiseaux de proie chassaient. Les arbousiers libéraient leurs essences qui parfumaient l’air de manière envoûtante et ravissaient le nez des habitants férus de plantes. Dans les champs, et ce pour la première fois depuis plusieurs années, les futures moissons de septembre promettaient d’être foisonnantes. Les précédentes avaient été catastrophiques. Les intempéries et le gel avaient détruit la plupart des récoltes. Les habitants avaient connu la disette, et, le blocus imposé par Gênes, n’avait pas pu être rompu par la marine corse. Cette année, les caves étaient pleines de bois de chauffage qui séchait en prévision du prochain hiver. Les paysans apportaient  les olives au moulin afin de les préparer pour l’huile que les colporteurs vendraient dans les villages. Malgré l’impression de paix et de bonheur qui régnait, la population était inquiète. Les Français avaient répondu à l’appel de la république de Gênes. Les villes maritimes n’étaient plus aux mains des corses. Cela devait pourtant être une situation provisoire, en attendant que la France pacifie la Corse et que la Sérénissime retrouve jouissance du pouvoir. La nouvelle de la signature du traité de Versailles le 15 Mai 1768, entre la République et Louis XV, ne s’était pas encore répandue. Les paysans comprenaient cependant que les soldats du Roi devaient rétablir l’ordre au nom de Gênes. Certains, toutefois, ne se sentaient que peu concernés par les événements qui allaient bientôt se jouer sur cette île. Anghjulu en faisait partie.  

 

Il avait 22 ans. Fils de métayer, son père venait de mourir. Il avait été enterré dans le cimetière du village. La famille trop pauvre pour payer une pierre tombale digne de la mémoire de son père avait bénéficié de la générosité des habitants qui avaient donné de l’argent pour en offrir une. En tant qu’Aîné des fils, il lui appartenait de partir à Corté retrouver son oncle afin de régler les problèmes d’héritage. La tradition de l’indivision s’avérait une fois de plus un souci. La famille ne pouvait supporter le coût de la maison seule. Le toit avait souffert lors de la tempête de 1763 et rien n’avait été fait depuis pour le réparer, faute de moyens.  Anghjulu devait le convaincre de leur acheter leurs parts tout en leur cédant l’usufruit. Ainsi, la modeste famille pourrait continuer à l’entretenir avec l’argent de la vente. Son oncle était assez riche car il avait réussi dans la politique. Il était le Podestat de la Piève de Rustinu à l’Assemblée et jouissait d’un pécule. De plus, il était veuf et sans enfants. Son neveu était réellement la seule famille qui lui restait. 

 

Anghjulu était de stature moyenne mais sa constitution était celle d’un homme habitué aux travaux des champs. Ses longs cheveux bruns attachés par un ruban lui donnaient un air assuré. Il avait les yeux clairs et sa peau mate charmait les demoiselles de son village de La Porta. Il avait pourtant choisi une autre voie que celle du mariage et de la famille. Non qu’il vît cela comme un emprisonnement mais il considérait que les temps troublés ne lui permettaient pas de pouvoir assurer un avenir à ceux qu’il aurait pu aimer. Il était assez doué pour la poésie et avait eu maintes occasions de le montrer lors des duels de chjami e rispondi que les bergers et hommes du village se livraient au cours des fêtes paroissiales. La situation politique de l’île ne l’intéressait que de loin. Il n’était ni milicien ni anti-français. Il désirait simplement pouvoir continuer à vivre sa vie en attendant des jours meilleurs. Il pensait, comme la plupart de ses compatriotes, que le Père de la Patrie trouverait une solution diplomatique à tout cela…Mais la date du 15 Mai 1768 avait remis en cause toute négociation. 

Il s’arrêta sur les hauteurs de La Porta dans la forêt de hêtres qui surplombe le village où il avait l’habitude de monter avec son père et posa son sac. Au loin, alors qu’il était sur les flancs en contrefort du San Petrone il pouvait admirer les maisons en schiste de son village baigné par l’ombre des châtaigniers. L'église et son campanile, de style baroque, avaient été achevés il y avait à peine vingt ans par l’architecte milanais  Baina Domenico et le maître d'œuvre Francescone. Les deux hommes avaient depuis joui d’une réputation  de grands architectes. La principale richesse de l’église résidait dans une chape en soie brodée de fil doré. Combien de fois avait-il pu admirer ce paysage ! Son cœur se remplissait toujours autant de joie à la vue qui s’offrait à ses yeux. Il se souvint alors des balades qu’il faisait avec son père qui lui enseignait les plantes. Il ferma les yeux et respira à pleins poumons cet air de son enfance. Quand allait-il avoir l’occasion de revenir sur cette terre qui l’avait vu naître ? 

Anghjulu voulait profiter de ce moment comme s’il vivait son dernier instant. Il s’assit à l’ombre d’un vieux hêtre. Dans le ciel volait une buse. Elle tournait dans l’immensité azure de ce jour sans nuage. Il la regarda en formant une visière de sa main. Le soleil l’éblouissait. A une vingtaine de mètres de là, il vit bouger un buisson d’où sortit un mulot. Il entendit un cri dans le ciel et vit la buse piquer, virer à droite et fondre sur l’animal qu’elle emportait dans ses serres. Tout se joua en quelques secondes. Il se dit alors que le sort réservé à ce pauvre animal était égal à celui des Corses face à l’armée de Louis XV. Que pouvaient faire 122 000 corses face à un pays de 30 millions d’habitants ? Que pouvaient les milices du peuple et leurs armes blanches contre les canons de l’armée la plus puissante d’Europe? Il prit son couteau et se coupa un morceau de fromage de chèvre. Le goût amer et salé le réconforta un peu. Il étancha sa soif avec l’eau qu’il avait puisée au réservoir de Poggiale en contrefort du village. Il lui restait encore trois jours de marche avant de rejoindre la maison de son oncle à Corté. 

Il reprit son barda et regagna le chemin muletier qui y menait. La  montée devenait escarpée, il arriva bientôt à la vielle chapelle de San Petru d’Accia, les ruines de l’église romane l’accueillirent et lui offrirent un abri pour quelque temps. La fraîcheur qui se dégageait de ce lieu fut une bénédiction pour le métayer de La Porta. Il se reposa une heure. 

Il reprit son voyage et emprunta la descente vers  un point d’eau appelé Funtana d’Albergheria. Il y remplit sa gourde et se remit en route. Bientôt, après avoir bifurqué vers la gauche, il se trouva sur le large chemin qu’empruntaient les « Tragulini », ces colporteurs qui se déplaçaient de village en village pour vendre l’huile et autres produits, mais surtout pour annoncer les nouvelles. Il se dirigeait maintenant vers la forêt de Santo Pietro d’Accia. La journée était bien avancée et il commençait à ressentir la fatigue de sa longue marche. Le paysage changeait et les hêtres se faisaient de plus en plus oppressants. Leur voute assombrissait la terre. Le soleil semblait leur livrer une guerre sans merci afin de gagner un peu de terrain. L’humus dégageait une odeur enivrante. Le chemin forestier qu’il empruntait le menait droit vers les profondeurs sylvestres. Il le parcourait en direction du village de Vicinatu-Salgetu. Bientôt il bifurquerait vers la droite et suivrait le cours du ruisseau de Casella qui y menait. Les châtaigniers de sa Castagniccia natale avaient maintenant fait place aux hêtres de la forêt, qui à leur tour, cédaient le terrain aux saules alors qu’il atteignait son but dans la soirée. 

Il pénétra dans le petit village. Ghjuvancarlu Saliceti, accompagné de vingt miliciens de la Pieve, l’avait quitté huit heures plus tôt afin de répondre à l’appel de Pasquale Paoli. Le bourg était endormi. Seuls quelques jeunes hommes laissés là pour défendre les modestes biens étaient rassemblés sur la place devant l’église. Le silence régnait et, si ce n’était pour les clapotis du Saligitincu et les cliquetis des chaînes des ânes, on eut pensé que le village fut mort. À l’approche d’Anghjulu, un gaillard d’environ un mètre quatre-vingt aux cheveux châtains et aux yeux perçants  se leva et prit un fusil. Ses deux comparses étaient restés assis, mais l’on pouvait distinguer à la lueur des torches plantées dans les reposoirs deux autres armes posées contre le mur de l’église. Anghjulu se figea et leva la main en signe de salut. 

-  Ne tirez pas, je suis de La Porta !  

 

Il ne put contrôler sa bouche qui avait laissé échapper ces quelques mots.

 

- Ce n’est pas la meilleure période pour se promener en montagne à la tombée de la nuit, on pourrait tomber sur une patrouille française. Bastia n’est pas si loin à cheval, lui répondit le gaillard aux yeux perçants en s’approchant de lui.

 

- Je connais cette montagne sur le bout des doigts, j’y suis né et je connais ses moindres recoins. 

 

- Et pourquoi te promènes-tu en montagne à cette heure tardive ?  Il y a pas mal d’espions qui seraient prêts à trahir pour de l’argent. Les temps sont durs n’est-ce pas ? 

 

La voix venait d’un des deux autres hommes restés près de l’église. 

 

 Il avait maintenant  ramassé une torche et s’approchait. Son regard trahissait une méfiance. 

 

Anghjulu sentit un frisson lui parcourir le dos. Il n’avait pas peur, mais les mots de ce berger lui faisaient comprendre à quel point la situation était devenue insoluble. Tous les Corses n’étaient pas contre l’intervention française et il devait y en avoir sûrement certains prêts à se battre pour le Roi. La guerre civile était apparue soudainement comme une possibilité au métayer. 

 

- Je me rends à Corté chez mon oncle, je cherche juste un endroit pour dormir au chaud. La nuit risque d’être encore assez fraîche, on est en montagne… Je me sens éloigné des événements qui se préparent, non que je sois indifférent mais je ne vois pas ce que je pourrais y faire. 

 

- Tout homme se disant réellement patriote y peut quelque chose.  Répondit le premier garde ayant approché Anghjulu.

 

- Alors je mettrai mon talent de paysan au service de la cause nationale. Et…  

 

Anghjulu n’eut pas le temps de finir sa phrase. Le deuxième garde qui l’avait regardé avec méfiance était passé maintenant derrière lui et l’interrogea de manière agressive.

 

- Et que feras-tu toi, paysan, pour défendre ta terre quand les Génois et leurs cochons d’alliés de français viendront pour te l’arracher ? Seras-tu alors seulement paysan ou seras–tu aussi un homme ? 

 

- Il vaut mieux être un paysan vivant qu’un homme mort…Répondit Anghjulu. Puis je veux juste me rendre chez mon oncle à Corté. Je dois y retrouver une partie de ma famille afin de discuter de l’héritage. Mon père est mort voilà dix jours et son frère est aussi au nombre des héritiers. Une fois cela accompli je retournerai à la Porta. Est-il possible de dormir dans l’église ? Vous la gardez, vous pourrez alors vérifier mes faits et gestes. Demain je serai parti. 

 

Les trois Corses se regardèrent alors, ils étaient toujours hésitants. La voix d’un quatrième homme interrompit ce ballet. 

 

- Paulu, que se passe-t-il ? 

 

 Anghjulu se retourna, il faisait face à un prêtre. Il pensa qu’il devait bien profiter car il montrait un embonpoint certain.

 

- Mon père, cet homme prétend être de la Porta. Il dit se rendre à Corté pour y retrouver son oncle. Il demande à dormir dans l’Eglise. 

 

- Et ? La maison du Seigneur n’est-elle pas ouverte à tous mon fils ? Répondit le prêtre. Qu’il y dorme, je suis à côté au presbytère et vous mes enfants vous gardez la place. Il est désarmé et ne semble pas dangereux. Laissez-le entrer.

 

Anghjulu regarda alors le prêtre et lui montra sa gratitude d’un hochement de la tête.

 

- Merci mon père. 

 

Paulu dévisagea une dernière fois Anghjulu. Il fit un signe de la main à ses deux comparses et les trois hommes se désintéressèrent soudain de la situation. Ils laissaient le métayer sous le regard complaisant du prêtre. Il avait été chargé de veiller sur le village par Saliceti après tout. Il décidait donc. Anghulu resta seul avec Petru. Le prêtre le mena alors vers l’église. Il alla jusqu’à la porte. Celle-ci s’ouvrit sur un chœur dépouillé. Mais, autour de l’autel l’or et le vermillon, récemment ajoutés dans l’église, témoignaient de l’opulence récente du village. La rivière Saligitincu qui passait sous celle-ci en faisait  un lieu assez frais. L’odeur du bois et de la pierre humide mélangée à celle de l’encens brûlant sur l’autel surprit Anghjulu. Il s’approcha du chœur et alluma un cierge se trouvant là. Le candélabre arrosait de sa douce lumière les murs qui, ainsi révélés, laissaient découvrir des tableaux représentant le supplice du Christ et d’autres scènes religieuses qui s’offraient aux yeux du jeune homme. Il n’était pas foncièrement pieux mais éprouvait à la découverte de ces fresques une sensation étrange, indéfinissable qui le laissait pensif. Si seulement la Corse pouvait être comme le Seigneur et ressusciter de cette demi-mort, où, dans le regard de chaque homme, se lisait la méfiance et la peur de l’autre. Il décida de se coucher à côté de l’autel et se laissa submerger par le sommeil.
----
Si vous voulez vous procurer l'ouvrage de Jean-Louis Alessandri =
http://www.amazon.fr/Le-Maudit-Jean-Louis-ALESSANDRI-ebook/dp/B00EWSQ4WE