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Livre : « Lettre à Marguerite Yourcenar » de Jean-Pierre Castellani


Philippe Jammes le Mardi 2 Janvier 2024 à 10:02

Dans ce livre qui vient de sortir chez Scudo éditions (Alata), Jean-Pierre Castellani raconte un compagnonnage de quarante ans avec Marguerite Yourcenar. Sans jamais la rencontrer, ni même l'appeler au téléphone. Rencontre avec l’auteur.



L'auteur
L'auteur
Né à Ajaccio, professeur des universités, Jean-Pierre Castellani est Vice-président de la SIEY (Société Internationale d'Etudes Yourcenariennes) et membre de l'AICL (Association Internationale des critiques littéraires). Il a collaboré au Dictionnaire Marguerite Yourcenar, sous la direction de Bruno Blanckeman. Parmi ses derniers ouvrages publiés chez Scudo, le très réussi « 21 Femmes qui font la Corse » (en co-direction avec Dominique Pietri 2021) et « Corse Algérie, Mémoires en partage » (2023). 

Jean-Castellani, la genèse de ce livre « Lettre à Marguerite Yourcenar » ?
- La genèse de cette histoire est relativement simple et pourtant elle est singulière. Loin du discours académique traditionnel, je raconte un itinéraire parcouru d’abord en solitaire, puis en groupe, avec tous ces amis spécialistes de l’œuvre de Marguerite Yourcenar, éparpillés dans le monde entier. Etudier Marguerite Yourcenar a été pour moi l'occasion de rencontres très enrichissantes, d'un point de vue intellectuel et humain. Mon récit fourmille d’anecdotes, d’histoires qui, en définitive, dressent un portrait vivant de l’écrivaine. Ne lui ayant jamais écrit de son vivant, biens que j’aie étudié sa correspondance à fond, j’ai décidé de me lancer dans cette lettre fictive que je lui adresse. Le principe de la lettre implique un rapport direct et spontané. Je promène le lecteur d’Italie en Argentine, de Roumanie en Algérie, de Grèce au Japon. Comme dans un roman. Une aventure extraordinaire qui a bouleversé ma vie relativement paisible d’universitaire et m’a conduit à faire le tour du monde, en suivant précisément le nomadisme de l’Académicienne. Ce livre est un regard rétrospectif sur cette aventure, loin du discours objectif du discours universitaire. C’est mon « je » qui parle contrairement à l’habitude.

- Qui ce qui vous a séduit dans l’académicienne ?
- J’ai toujours été séduit par le caractère indépendant et transgressif de Marguerite Yourcenar qui refusa, lors de son intronisation à l’Académie Française, en 1981, le port de l’uniforme et de l’épée et le fait qu’elle n’ait jamais siégé à l’Académie, alors qu’elle était la première femme à y être admise. C’est ainsi qu’une première filiation de solidarité s’établit entre elle et moi à travers la marginalité, ainsi qu’un compagnonnage dans ce double parcours de vie à des périodes différentes. Bien plus qu’une biographie, mon livre est un chemin de vie en suivant pas à pas ceux de Yourcenar. Passionné, rempli d’une déférence et d’une admiration sans bornes. C’est comme en miroir de ma propre vie. Ce qui m’attire en elle, c’est son refus des conventions, de l’enfermement dans des catégories de genres, qu’ils soient littéraires ou autres. Celle qui préfère voyager partout dans le monde, personnage atypique qui incarnait déjà, à son époque,  l’esprit d’indépendance. Elle est une citoyenne du monde, une humaniste, une irrégulière. Elle est novatrice, parfois polémique, ce qui est tellement utile dans un monde de plus en plus étriqué. 

- Comment votre travail s’est-il articulé ? Recherches ?
- J’ai abordé dans un premier temps l’étude de l’œuvre de Yourcenar, d’abord en solitaire, à travers de longues tournées en Espagne et en Italie, puis par le biais de participations dans des colloques en Europe et dans le monde.  Des rencontres académiques eurent lieu dans plus de quinze pays, avec une immense palette thématique à propos de sa production et de ses personnages. J’y ai participé de façon active, avec rigueur et enthousiasme, j’ai beaucoup étudié ses textes, notamment sa correspondance, comme en témoigne un très grand nombre de communications, conférences, séminaires, que j’ai données un peu partout. Mais, dans ce livre, j’ai voulu m’éloigner de ces aspects scientifiques traditionnels. En effet, avec la distance du temps j’ai découvert une analogie entre l’étude du « je » yourcenarien et la construction de ma propre vie. Je raconte donc, en toute liberté, les aspects personnels de ces expériences qui se rattachent plutôt à l’émotion : la découverte de l’Argentine, les Monastères en Roumanie et en Moldavie, la Colombie profonde, les temples de Kyoto, entre autres. Mon parcours suit en quelque sorte celui de Yourcenar, elle la grande voyageuse, moi le Corse nomade.

- Justement, l’insularité semble vous rapprocher …
- C’est un aspect qui en effet me rapproche d’elle : celui de l’espace insulaire partagé, la Corse, pour moi, et l’île des Monts-Déserts, cette île américaine, au large du Canada où elle vécut une grande partie de son existence. Ma relation avec l’écrivaine s’est ainsi constituée non seulement sur le plan intellectuel mais aussi sur le plan affectif. C’est dans ce cadre que naquit, en 2010, le projet d’établir un dialogue entre Chopin et Yourcenar, en Argentine, par le biais d’une adaptation théâtrale et musicale Alexis ou le Traité du vain combat, son premier livre. Le propos était de créer un nouveau texte, dit par un comédien et l’interprétation en direct de Chopin par la brillante pianiste franco-argentine, Marcela Roggeri. Je raconte cette histoire extraordinaire. La première eut lieu à Cordoba et à Buenos-Aires en octobre 2010. Avec succès.

- Vous évoquez bien d’autres rencontres…
- … d’autres rencontres, avec des passionnés de Yourcenar, répartis dans le monde entier : le poète argentin Daniel Herrendorf, fantasque et séduisant, l’éditeur roumain SamueTastet, amateur de beaux livres, la dynamique sculptrice Elsa Genèse qui a créé une sculpture monumentale de Yourcenar à Boursay, l’élégante poétesse argentine Silvia Baron Supervielle qui entretint une correspondance suivie avec Yourcenar, la jeune chercheuse italienne Claudia Erao, auteure d’une pièce originale inspirée du personnage d’Antinoüs, l’horticulteur italien Paolo Zacchera qui se lia d’amitié avec une Yourcenar bien seule à la fin de sa vie. Auquel je dois cette très belle photographie que je peux reproduire en couverture de mon livre. Pour répondre à une question souvent posée, je pose l’interrogation du possible féminisme de Yourcenar Dans son discours de réception à l’Académie, elle a exposé sa position par rapport au féminisme, tout en déclarant qu’elle est « un être humain avant d’être un sexe », laissant de côté l’opposition frontale vis-à-vis de l’homme. Et elle fait siennes, en même temps, les revendications de la femme allant du droit à l’avortement à la libération de sa parole. Mais elle affirme, par ailleurs, son rejet de tous les -ismes.

- Vous évoquez aussi la cause écologiste de Marguerite Yourcenar..
- J’évoque en effet l’engagement de Yourcenar dans la cause écologiste, elle-même écologiste avant la lettre, grâce au contact avec la société nord-américaine à partir de 1939 et dont les mouvements associatifs seraient très actifs vingt ans après. Je remarque aussi le legs d’une partie de ses biens financiers, après sa mort, aux sociétés chargées de protéger l’environnement. Je fais mien le message de l’Empereur Hadrien dans sa revendication de liberté politique, religieuse et sexuelle, je partage sa clairvoyance et sa lucidité dans ce temps présent où règnent « l’horrible », « l’absurde » et « l’imposture » des barbares.

- Qu’est-ce que la SIEY ?
- Après son élection à l’Académie Française en 1980, une équipe d’enseignants décida, en 1984, de s’engager dans l’étude systématique de l’autrice et d’assurer sa diffusion, chacun de son côté à travers l’enseignement, avant que son œuvre ne fasse partie des programmes scolaires. La conséquence de ces efforts fut la création, en 1987, de la Société Internationale d’Études Yourcenariennes (SIEY) dont l’objet a été tracé dès le début : rassembler les fervents de l’œuvre de Yourcenar, aider à son rayonnement, promouvoir les recherches, établir des fonds de documentations par le biais des publications périodiques dans un Bulletin, organiser des réunions et d’autres manifestations. C’est ainsi qu’un noyau de spécialistes provenant de différentes pays s’est constitué : des français, mais aussi des belges, des italiens, des espagnols, des grecs, des argentins, des colombiens… En novembre dernier, nous nous sommes tous retrouvés à Milan pour un colloque international au titre savant : « Marguerite Yourcenar entre la construction de l’œuvre et la vérité de l’art »

- Vos projets ?
- D’abord, m’occuper sérieusement de la promotion de ce livre Lettre à Marguerite Yourcenar en même temps que celle du précédent Corse-Algérie mémoires en partage Tous deux reçoivent un bon accueil de la critique et du public. J’aime cette activité de rencontres littéraires aux côtés de Jean-Jacques Colonna d’Istria, mon éditeur, qui m’aide dans ce travail difficile. Son expérience du monde culturel m’est précieuse. Loin du confort du monde universitaire, j’ai appris à aller chercher les lecteurs dans les médiathèques (en Corse, elles constituent un réseau très dynamique), les librairies (qui tendent à disparaître, hélas), les salons du livre (paradoxalement de plus en plus nombreux). Par exemple, en janvier 2024, je présente mes deux derniers livres aux Journées algériennes organisées par l’Alliance Française de Strasbourg, puis de Tours, enfin dans des librairies. Outre en Corse, sur le continent, à Rennes, Orléans, Toulouse, Nantes et en Italie. J’apprends beaucoup dans ce nouveau métier. Et chemin faisant, je « rumine » un texte inédit. Qui viendra tout naturellement.  
 * « Lettre à Marguerite Yourcenar » de Jean-Pierre Castellani. Préface de Christophe Di Caro.  Scudo éditions.