Dans une discussion engagée dans notre groupe sur le nom à donner à un nouvel élevage de chevaux corses, il était question entre autres choses de chevaux parcourant la voie lactée, de juments, et d'étoiles (https://www.facebook.com/ groups/519549144750189/ ).
Je voudrais faire ici quelques observations (linguistiques) sur les équivalents corses de CHEVAL et JUMENT.
Le célèbre linguiste Gino Bottiglioni (1887-1963) s'est intéressé à la langue corse (c'était pendant la période fasciste de sinistre mémoire). S'il a fait progresser les connaissances dans ce domaine, il a aussi produit quelques analyses pour le moins discutables.
Il a par exemple écrit que le corse GHJUMENTA (en italien CAVALLA) est un gallicisme.
Or dans un registre notarial corse daté de 1606 on fait référence à une GIOMENTA NIELLA STILLATA «jument noire marquée au front d'une étoile blanche».
C'est donc que l'influence du français était déjà sensible dans la Corse du début du 17e siècle?
Ou alors que le bon vieux Bottiglioni a aussi proféré (c'est le cas de le dire) quelques âneries au sujet du corse.
Nous nous sommes penché sur ce cas dans notre livre sur les noms de lieux (pour les références cf. http://www.albiana.fr/Prova/ La-legende-des-noms-de- famille-br/-Appellations- dorigine-corse.html ).
En voici un extrait.
Haro sur la jument (française): ghjumenta
Le même type de remarques peut-être fait au sujet de l'adverbe «alors» (en latin classique TUNC). La forme corse tandu (formation analogique à partir de QUANDO/TANTO) appartient à la deuxième strate de latinité (comme en sarde et en italien méridional). Le français alors et l'italien allora (AD ILLA HORA) utilisent une forme plus récente correspondant à la troisième strate, la plus récente.
Au plan de la classification des langues romanes, ces observations s'accordent avec la vision qui place le corse et le sarde dans une zone particulière (de transition pourrait-on dire) entre Romania orientale (italo-roman et balkano-roman) et Romania occidentale (gallo-roman et ibéroroman); le schéma de Lausberg se base sur les langues parlées et non sur les langues littéraires qui sont un produit de l'histoire récente, médiévale et moderne.
Nous ajouterons que même les textes écrits anciens peuvent aussi apporter des informations précieuses sur les aires concernées, ainsi cet extrait de registre notarial daté de 1606 qui fait référence à une giomenta niella stillata «jument noire marquée au front d'une étoile blanche» (stellu «front» et «étoile»). Bottiglioni, pourtant attentif aux concordances possibles entre corse et italien («ancien» ou moderne), a préféré voir dans giumenta un gallicisme. Malgré les efforts du scripteur pour coller à une norme écrite toscane mal maîtrisée, le type de texte que nous venons de citer porte pourtant la marque incontestable du corse de l'époque, qui n'a d'ailleurs pas beaucoup changé: dans un texte de 1936 un personnage dit «U celu hè stellatu cume la jumenta» , expression (presque) intraduisible en français comme en italien (elle joue sur le double sens de stellatu: «étoilé» en parlant à la fois du ciel et du front de la jument qui porte une tache blanche; cf. steddu en sarde).
On signalera que JUMENTUM «bête de somme» a donné dans la plupart des langues romanes des résultats qui se sont spécialisés au fil du temps. Comme on le voit dans le tableau ci-dessous, corse et italien font un usage différent des mêmes étymons latins. CABALLA, éteint en corse, donne le terme italien courant pour «jument»; JUMENTA donne le terme courant en corse pour «jument» (et pour le nom d'un insecte) alors qu'il donne en italien «jument de selle». Quant à PULLITRU et JUMENTU ils donnent en corse «poulain» alors que l'italien se sert du premier pour «poulain» et du deuxième pour «bête de somme». Pour ce dernier sens le corse (courant) utilise fera qui aujourd'hui en italien (moderne) a plutôt le sens de «animal féroce» (FERUS, FERA, «sauvage, féroce»).
Une autre spécialisation sémantique (qui rend encore plus insoutenable la qualification de gallicisme) est donné par les noms d'insectes (sauterelle, mante religieuse) du type ghjumenta di u Signore (Falcucci), ghjumenta sanmartinu (lexique du Muntese, qui donne aussi ghjumenta di i frati pour un des noms de la mante religieuse; cf. cavaddu de vrati à Tempiu en Sardaigne, ou bien cavalletta «sauterelle» en italien).
[…]
Chaque langue, avec son «génie» propre, utilise du vieux pour faire du neuf: des exemples innombrables et instructifs du même type pourraient être cités pour illustrer convergences et divergences entre les divers «dialectes du latin», qu'ils aient ou non accédé au statut de «langue».
Donc «jument» se dit en corse giumenta aujourd'hui comme il y a au moins quatre siècles, bien avant le règne du français, à une époque où le notaire cité pouvait écrire aussi «volino detti popoli che ognuno che havera giacari sia hoblicato ha tinerli ligati et incatinati» (c'est à dire «les habitants sus cités exigent que quiconque possède des chiens aie l'obligation de les garder attachés et enchaînés»). Malgré la graphie approximative et la possibilité de rapporter telle ou telle forme à une influence extérieure, la présence simultanée de giacari (ghjacari «chiens»; =>), giomenta, niella, stillata etc. constitue une «spia linguistica» indéniable d'un usage linguistique qui a sa propre logique interne.
Je voudrais faire ici quelques observations (linguistiques) sur les équivalents corses de CHEVAL et JUMENT.
Le célèbre linguiste Gino Bottiglioni (1887-1963) s'est intéressé à la langue corse (c'était pendant la période fasciste de sinistre mémoire). S'il a fait progresser les connaissances dans ce domaine, il a aussi produit quelques analyses pour le moins discutables.
Il a par exemple écrit que le corse GHJUMENTA (en italien CAVALLA) est un gallicisme.
Or dans un registre notarial corse daté de 1606 on fait référence à une GIOMENTA NIELLA STILLATA «jument noire marquée au front d'une étoile blanche».
C'est donc que l'influence du français était déjà sensible dans la Corse du début du 17e siècle?
Ou alors que le bon vieux Bottiglioni a aussi proféré (c'est le cas de le dire) quelques âneries au sujet du corse.
Nous nous sommes penché sur ce cas dans notre livre sur les noms de lieux (pour les références cf. http://www.albiana.fr/Prova/
En voici un extrait.
Haro sur la jument (française): ghjumenta
Dans la toponymie corse le type ghjumenta «jument» domine sur cavalla :
- Col de la Jument (Rogliano) 2B, col
- Jumenta Grossa (Sartène) 2A, ecar
- Jumentella (Castifao) 2B, ld
- Punta Jumentella (Asco) 2B, mont
- Ruisseau de Jumenta (Sartène) 2A, riv
- Cavalla Morta (Coti-Chiavari) 2A, ld
Le même type de remarques peut-être fait au sujet de l'adverbe «alors» (en latin classique TUNC). La forme corse tandu (formation analogique à partir de QUANDO/TANTO) appartient à la deuxième strate de latinité (comme en sarde et en italien méridional). Le français alors et l'italien allora (AD ILLA HORA) utilisent une forme plus récente correspondant à la troisième strate, la plus récente.
Au plan de la classification des langues romanes, ces observations s'accordent avec la vision qui place le corse et le sarde dans une zone particulière (de transition pourrait-on dire) entre Romania orientale (italo-roman et balkano-roman) et Romania occidentale (gallo-roman et ibéroroman); le schéma de Lausberg se base sur les langues parlées et non sur les langues littéraires qui sont un produit de l'histoire récente, médiévale et moderne.
Nous ajouterons que même les textes écrits anciens peuvent aussi apporter des informations précieuses sur les aires concernées, ainsi cet extrait de registre notarial daté de 1606 qui fait référence à une giomenta niella stillata «jument noire marquée au front d'une étoile blanche» (stellu «front» et «étoile»). Bottiglioni, pourtant attentif aux concordances possibles entre corse et italien («ancien» ou moderne), a préféré voir dans giumenta un gallicisme. Malgré les efforts du scripteur pour coller à une norme écrite toscane mal maîtrisée, le type de texte que nous venons de citer porte pourtant la marque incontestable du corse de l'époque, qui n'a d'ailleurs pas beaucoup changé: dans un texte de 1936 un personnage dit «U celu hè stellatu cume la jumenta» , expression (presque) intraduisible en français comme en italien (elle joue sur le double sens de stellatu: «étoilé» en parlant à la fois du ciel et du front de la jument qui porte une tache blanche; cf. steddu en sarde).
On signalera que JUMENTUM «bête de somme» a donné dans la plupart des langues romanes des résultats qui se sont spécialisés au fil du temps. Comme on le voit dans le tableau ci-dessous, corse et italien font un usage différent des mêmes étymons latins. CABALLA, éteint en corse, donne le terme italien courant pour «jument»; JUMENTA donne le terme courant en corse pour «jument» (et pour le nom d'un insecte) alors qu'il donne en italien «jument de selle». Quant à PULLITRU et JUMENTU ils donnent en corse «poulain» alors que l'italien se sert du premier pour «poulain» et du deuxième pour «bête de somme». Pour ce dernier sens le corse (courant) utilise fera qui aujourd'hui en italien (moderne) a plutôt le sens de «animal féroce» (FERUS, FERA, «sauvage, féroce»).
Une autre spécialisation sémantique (qui rend encore plus insoutenable la qualification de gallicisme) est donné par les noms d'insectes (sauterelle, mante religieuse) du type ghjumenta di u Signore (Falcucci), ghjumenta sanmartinu (lexique du Muntese, qui donne aussi ghjumenta di i frati pour un des noms de la mante religieuse; cf. cavaddu de vrati à Tempiu en Sardaigne, ou bien cavalletta «sauterelle» en italien).
[…]
Chaque langue, avec son «génie» propre, utilise du vieux pour faire du neuf: des exemples innombrables et instructifs du même type pourraient être cités pour illustrer convergences et divergences entre les divers «dialectes du latin», qu'ils aient ou non accédé au statut de «langue».
Donc «jument» se dit en corse giumenta aujourd'hui comme il y a au moins quatre siècles, bien avant le règne du français, à une époque où le notaire cité pouvait écrire aussi «volino detti popoli che ognuno che havera giacari sia hoblicato ha tinerli ligati et incatinati» (c'est à dire «les habitants sus cités exigent que quiconque possède des chiens aie l'obligation de les garder attachés et enchaînés»). Malgré la graphie approximative et la possibilité de rapporter telle ou telle forme à une influence extérieure, la présence simultanée de giacari (ghjacari «chiens»; =>), giomenta, niella, stillata etc. constitue une «spia linguistica» indéniable d'un usage linguistique qui a sa propre logique interne.
Jean CHIORBOLI 3 juin 2013