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La Corse saisie par les forces de l’invisible


Damien Bianchi le Lundi 1 Octobre 2012 à 00:11

Pour comprendre la Corse, ses forces invisibles, ses mécanismes cachés, il ne serait pas superflu de faire un détour par la dernière parution de l'anthropologue Gérard Lenclud. « En Corse, une société en mosaïque » est une compilation de différents articles ethnologiques, dont le plus ancien fut publié en 1979, de ce scientifique réputé, chercheur au CNRS, aujourd’hui retraité.



La Corse saisie par les forces de l’invisible

Dans les années 60, l’ethnologie française ne se contente plus d'étudier les sociétés primitives extra-européennes mais s’intéresse aux sociétés locales pour y déceler ce qui persiste en dépit de la modernité. Gérard Lenclud, alors jeune étudiant, fait le choix de la Corse et se rend dans les villages montagneux de Balagne pour y accomplir ses études doctorales.

 

La société décrite ici, sous sa forme traditionnelle et pastorale, n’était déjà plus. Elle avait « largement fait sécession avec l’existence (…) pour autant elle n’avait pas cessé d’exister mais en arrière fond » au travers de traces et de récits de mémoire. Mais le changement social n'est jamais total car « non contente au présent de n’être pas à elle toute seule celle qu’elle est, une communauté humaine n’est jamais contemporaine d’elle-même. » C’est pour cela que « les hommes peuvent vivre en leur temps avec les habitudes du temps d’avant ». L'ouvrage est donc une restitution historique et non une observation directe des anciennes pratiques par laquelle l'auteur nous dépeint une « microsociété promise de partout à la disparition mais nullement disposée à raccourcir ses vieux jours ».

 

Dans un avant-propos dense, il nous rappelle ce grand renversement tardif : « Au XXème siècle une société urbaine a poussé en Corse. Sa croissance est rapide, son poids nouveau. Le taux d’urbanisation était de 25% dans les années 1930 ; il a grimpé à 65 % en 1969. » Ces changements ont accentué les disparités entre villes et campagnes, littoral et intérieur, et les inquiétudes naissantes dans un contexte d'installations des rapatriés d'Algérie et de projet de tourisme de masse. Selon lui, c'est "comme si deux modèles de société étaient placés face-à-face, l'un soutenu par l'Etat et soumis à la loi du marché, l'autre arc-bouté à des institutions héritées du passé".

 

«  Chacun contre l’autre »

Un trait particulier de la société corse attire l’attention de l’ethnologue déjà décrit par son professeur Isac Chiva dans les années 50 : « elle ignore tout modèle d’intégration fondée sur la subordination (…) sur un dispositif hiérarchisé ». Bien au contraire, elle se base sur un modèle égalitaire où les différentes unités sociales, pieve, clans, familles sont juxtaposées et elles-mêmes composés de sous unités formant ainsi « un archipel de pays » « une mosaïque » dont chaque morceau proclame « je suis moi, sans rien devoir à d’autres » ; où l’on vit selon un mode du « quant-à-soi » qui impose des relations de face-à-face et donc l’existence obligée d’un adversaire. Chaque unité y cultive son autonomie et le tout tient par un système d’oppositions qui le régénère.

 

Si les éclairages avancés ne sont pas directement applicables à la société actuelle, tant elle s’est transformée, ils sont néanmoins des clés utiles pour saisir notre contemporanéité. Pour Lenclud, cette constitution en mosaïque est un frein à l’idée de nation. Le passage du « chacun contre l’autre » au « tous contre l’ennemi commun », impératif à constituer le ciment national, exige d’inculquer un sentiment d’unité par-delà les conflits internes. Et Lenclud de s’essayer prudemment à une analyse plus contemporaine qu'il s'était refusé jusqu'alors : « Ainsi pourrais-je peut-être avancer que la singulière particularité des mouvements indépendantistes à éclater en factions opposées (…) a sans doute quelque chose à voir avec le principe séculaire de la mosaïque insulaire ».

 

Les thèmes abordés sont nombreux, des structures de production, de répartition et d’échange des biens et des services, le système politique clanique, les techniques de l'élevage ovin ou encore les structures de la vie familiale. Pour chacun, l’auteur y apporte des exemples et des éclairages utiles sur les actions et les valeurs engagées par les acteurs, et nous aide à décrypter les traces invisibles que le passé conjugue au présent.