Michel-Edouard Nigaglioni, historien de l’art et directeur du patrimoine de la ville de Bastia
- Pourquoi vous-êtes-vous lancé dans ce travail encyclopédique ?
- J’ai une formation d’historien de l’art, spécialisé dans la peinture baroque italienne. Après mes études à l’université d’Aix-en-Provence, je suis revenu m’installer en Corse et j’ai souhaité continuer mes recherches dans le domaine de la peinture. J’ai, donc, exploré le territoire corse en pensant ce que pensait tout le monde à l’époque, à savoir que tous les tableaux, que nous avions dans nos églises, étaient des œuvres achetées en Italie.
- N’est-ce pas le cas ?
- Non ! J’ai commencé par établir un corpus d’œuvres présentes dans les églises, par les trier pour distinguer les œuvres génoises, des œuvres romaines ou napolitaines. Ces collections, étant publiques et ouvertes à tout le monde, sont très faciles d’accès. Puis, j’ai recensé des œuvres accrochées dans des maisons particulières : des portraits, des paysages, des nature-mortes… En étudiant tous ces tableaux et en croisant les informations relevées sur le terrain avec d’autres glanées dans les archives, j’ai découvert que 80% des tableaux conservés dans les édifices de l’île ont été peints sur place.
- Par qui ?
- Soit par des peintres corses, soit par des peintres étrangers à l’île, qu’ils soient italiens, espagnols, allemands, français, canadiens, suédois, norvégiens, hongrois… Si on regarde les 384 notices de peintres regroupés dans l’encyclopédie, on voit qu’il y a de tout ! Et même des peintres tout à fait étonnants, notamment au 18ème siècle ! Ces peintres sont, soit nés dans l’île, soit venus peindre dans l’île.
- Votre surprise de découvrir une production locale a-t-elle changé la nature de votre recherche ?
- Complètement ! Le sujet s’est métamorphosé devant mes yeux au fur et à mesure que je l’étudiais. Parmi les peintres venus de l’extérieur, certains sont restés très peu de temps en Corse, une quinzaine de jours, d’autres se sont installés, se sont mariés sur place et ont fondé une famille. Parfois, leur fils a repris le métier de peintre. Certaines familles comptent des peintres sur plusieurs générations. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a plein de cas de figures différents.
- Sur quelles périodes s’étendent vos recherches ? Qu’entendez-vous par « origines » ?
- Je suis remonté le plus loin possible. Les recherches s’étendent du 16ème au 19ème siècles. A partir du début du 16ème siècle, on commence à trouver un corpus représentatif vraiment important parce qu’il existe déjà des archives et qu’il reste des œuvres. Le 19ème est la période qui recèle le plus de renseignements parce qu’on a conservé beaucoup d’archives. Les œuvres ont été moins détruites que celles du 16ème et du 17ème siècles. On peut, ainsi, raisonner sur des corpus plus importants. Au 17ème siècle, période baroque, la Corse comptait énormément de peintres actifs, mais toutes leurs œuvres n’ont pas été conservées.
- Combien d’œuvres avez-vous répertoriées dans votre encyclopédie ?
- Beaucoup ! L’encyclopédie recense 384 artistes, chacun en a peint un certain nombre.
- Les peintres extérieurs viennent-ils, tous, pour travailler sur commande ?
- Forcément ! Les peintres viennent de l’extérieur, exprès, réaliser des commandes. Pendant ces quatre siècles, la Corse a son propre marché de l’art. La population est très religieuse et l’île compte un grand nombre d’églises et de chapelles. Certaines personnes se sont enrichies, ne serait-ce que les fameuses familles qui ont fait fortune en Amérique ! Tous ces gens ont besoin de peinture, soit pour décorer l’intérieur des églises et peindre les voutes, soit pour peindre les plafonds des palazzi d’Américains ou des beaux appartements de Bastia. Ils ont, également, besoin de portraits de famille, de décorer leur intérieur avec des tableaux, des paysages, des œuvres d’art qui agrémentent la vie quotidienne. Ils sont en demande et ont, donc, offert des débouchés à beaucoup de peintres insulaires, mais aussi extérieurs.
- Quel est le pourcentage de peintres corses ?
- Un bon quart est 100% d’origine corse.
- La Corse n’a pas d’école des Beaux-Arts. Où ces peintres insulaires se sont-ils formés ?
- Il y a plein de cas de figures, surtout selon les époques. Une partie part se former à Gênes, à Livourne, à Rome et même à Paris et revient travailler dans l’île. D’autres apprennent le métier directement en Corse en devenant élèves, apprentis d’un peintre actif, insulaire ou étranger. Par exemple, Paul-Mathieu Novellini fait l’école des Beaux-Arts à Paris. Il commence sa carrière en Corse comme apprenti près d’un peintre italien. Comme il est vraiment très doué, il fait l’effort d’aller se perfectionner à Paris.
- Quels sont les peintres corses les plus célèbres ou les plus talentueux ?
- Ils ne sont pas réellement célèbres parce qu’ils ont été oubliés pendant plusieurs centaines d’années. L’un des plus intéressants, qui a été complètement oublié, mais qui mérite de retrouver une gloire posthume, est Nicolao Castiglione. Un grand historien génois de l’art, Venanzio Bellone, est venu faire un tour dans les églises corses et a vu un tableau de Nicolao Castiglione qui se trouve dans l’église Santa-Lucia, à Guaitello, au-dessus de Bastia. Ce tableau de 1628 est en pleine concordance stylistique avec la peinture génoise de cette époque, qui adopte pleinement les canons de la peinture baroque. L’historien a, donc, conclu que Castiglione était forcément un peintre génois.
- Comment avez-vous pu le démentir ?
- J’ai pu, en reprenant les études de ce peintre, établir que c’est un Corse, originaire de Castiglione di Giovellini, qui vit au début du 17ème siècle. Sa famille a pris le patronyme de Castiglione. Lui prend le prénom de Nicolao, qui est le nom de l’ancienne église paroissiale du village. C’est un peintre 100% corse, mais qui s’exprime dans l’art baroque. A l’époque, le baroque étant très nouveau, il est un des premiers peintres à en faire. Il est, donc, en avance sur d’autres écoles régionales. C’est un précurseur du baroque en Europe !
- Quel est, globalement, la facture des œuvres corses ?
- Là aussi, il y a de tout. Il y a d’excellents peintres comme Nicolao Castiglione. Mais aussi des peintres très populaires. Les œuvres oscillent entre la peinture de cour, très raffinée et très maîtrisée, jusqu’à des tableaux dont l’intérêt est ethnographique.
- C’est-à-dire ?
- Une peinture populaire est ethnographique parce qu’elle est le reflet d’une époque et d’une société. Même si elle ne présente pas un intérêt fondamental pour l’histoire de l’Art européen, elle est intéressante localement parce qu’elle traduit quelque chose. Elle est le reflet de la religiosité, de la culture des gens et de leurs préoccupations au quotidien.
- A part cette découverte des peintres corses, qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans vos recherches ?
- L’injustice de l’oubli. J’aime la Corse et je déteste l’injustice. Quand j’ai découvert toute cette richesse, je me suis dit que je réparais une injustice. Je démontre au fil des pages que la Corse fait partie des régions qui étaient des centres de production picturales et, donc, artistiquement développées. C’est foncièrement injuste d’avoir oublié ces artistes qui ont, pour beaucoup, un intérêt esthétique et, pour le moins, historique pour la Corse.
- Comment expliquez-vous cette méconnaissance de leur patrimoine par les Corses eux-mêmes ?
- Je pense qu’une des raisons est le changement de souveraineté, le passage de la Corse génoise à la Corse française. Ce passage à la France a laissé de côté le modèle italien pour mettre en avant le modèle français. Quand Prosper Mérimée arrive en Corse, il cherche des églises gothiques et n’en trouve pas. Il n’y a que des églises baroques. Il dit, donc, qu’il n’y a rien d’extraordinairement intéressant.
- Comment peut-il dire cela ?
- C’est quelqu’un de son temps. A cette époque-là, la France appréciait l’art gothique, le style troubadour était de nouveau à la mode. La Corse ne rentre pas dans ce modèle. C’est le moment où les Français redécouvrent, avec plaisir, les grandes cathédrales qui sont, essentiellement, des églises gothiques. Mérimée ne trouve pas l’équivalent en Corse. Donc, quand il fait son rapport sur le patrimoine de l’île, il dit qu’il y a des églises décorées dans le goût barbare des barbouilleurs italiens ! La Corse a souffert de l’importance de ce modèle français. Elle ne correspond pas aux critères puisqu’elle est dans la sphère de culture italienne.
- Au final, la peinture était-elle un art très pratiqué en Corse ou restait-elle marginale ?
- L’Encyclopédie démontre que l’île a baigné dans cet art. Il n’y a pas un village corse sans une église, plusieurs chapelles, parfois un couvent, un oratoire de confrérie… A l’intérieur de ces édifices, on trouve des voutes peintes, des tableaux au-dessus de chaque autel... Dans chaque village, il y a des maisons de notables décorées à l’intérieur de tableaux, de portraits, de paysages… Personne ne s’était demandé d’où ces œuvres provenaient. L’ouvrage prouve que la Corse est un foyer de création picturale.
Propos recueillis par Nicole MARI
- J’ai une formation d’historien de l’art, spécialisé dans la peinture baroque italienne. Après mes études à l’université d’Aix-en-Provence, je suis revenu m’installer en Corse et j’ai souhaité continuer mes recherches dans le domaine de la peinture. J’ai, donc, exploré le territoire corse en pensant ce que pensait tout le monde à l’époque, à savoir que tous les tableaux, que nous avions dans nos églises, étaient des œuvres achetées en Italie.
- N’est-ce pas le cas ?
- Non ! J’ai commencé par établir un corpus d’œuvres présentes dans les églises, par les trier pour distinguer les œuvres génoises, des œuvres romaines ou napolitaines. Ces collections, étant publiques et ouvertes à tout le monde, sont très faciles d’accès. Puis, j’ai recensé des œuvres accrochées dans des maisons particulières : des portraits, des paysages, des nature-mortes… En étudiant tous ces tableaux et en croisant les informations relevées sur le terrain avec d’autres glanées dans les archives, j’ai découvert que 80% des tableaux conservés dans les édifices de l’île ont été peints sur place.
- Par qui ?
- Soit par des peintres corses, soit par des peintres étrangers à l’île, qu’ils soient italiens, espagnols, allemands, français, canadiens, suédois, norvégiens, hongrois… Si on regarde les 384 notices de peintres regroupés dans l’encyclopédie, on voit qu’il y a de tout ! Et même des peintres tout à fait étonnants, notamment au 18ème siècle ! Ces peintres sont, soit nés dans l’île, soit venus peindre dans l’île.
- Votre surprise de découvrir une production locale a-t-elle changé la nature de votre recherche ?
- Complètement ! Le sujet s’est métamorphosé devant mes yeux au fur et à mesure que je l’étudiais. Parmi les peintres venus de l’extérieur, certains sont restés très peu de temps en Corse, une quinzaine de jours, d’autres se sont installés, se sont mariés sur place et ont fondé une famille. Parfois, leur fils a repris le métier de peintre. Certaines familles comptent des peintres sur plusieurs générations. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a plein de cas de figures différents.
- Sur quelles périodes s’étendent vos recherches ? Qu’entendez-vous par « origines » ?
- Je suis remonté le plus loin possible. Les recherches s’étendent du 16ème au 19ème siècles. A partir du début du 16ème siècle, on commence à trouver un corpus représentatif vraiment important parce qu’il existe déjà des archives et qu’il reste des œuvres. Le 19ème est la période qui recèle le plus de renseignements parce qu’on a conservé beaucoup d’archives. Les œuvres ont été moins détruites que celles du 16ème et du 17ème siècles. On peut, ainsi, raisonner sur des corpus plus importants. Au 17ème siècle, période baroque, la Corse comptait énormément de peintres actifs, mais toutes leurs œuvres n’ont pas été conservées.
- Combien d’œuvres avez-vous répertoriées dans votre encyclopédie ?
- Beaucoup ! L’encyclopédie recense 384 artistes, chacun en a peint un certain nombre.
- Les peintres extérieurs viennent-ils, tous, pour travailler sur commande ?
- Forcément ! Les peintres viennent de l’extérieur, exprès, réaliser des commandes. Pendant ces quatre siècles, la Corse a son propre marché de l’art. La population est très religieuse et l’île compte un grand nombre d’églises et de chapelles. Certaines personnes se sont enrichies, ne serait-ce que les fameuses familles qui ont fait fortune en Amérique ! Tous ces gens ont besoin de peinture, soit pour décorer l’intérieur des églises et peindre les voutes, soit pour peindre les plafonds des palazzi d’Américains ou des beaux appartements de Bastia. Ils ont, également, besoin de portraits de famille, de décorer leur intérieur avec des tableaux, des paysages, des œuvres d’art qui agrémentent la vie quotidienne. Ils sont en demande et ont, donc, offert des débouchés à beaucoup de peintres insulaires, mais aussi extérieurs.
- Quel est le pourcentage de peintres corses ?
- Un bon quart est 100% d’origine corse.
- La Corse n’a pas d’école des Beaux-Arts. Où ces peintres insulaires se sont-ils formés ?
- Il y a plein de cas de figures, surtout selon les époques. Une partie part se former à Gênes, à Livourne, à Rome et même à Paris et revient travailler dans l’île. D’autres apprennent le métier directement en Corse en devenant élèves, apprentis d’un peintre actif, insulaire ou étranger. Par exemple, Paul-Mathieu Novellini fait l’école des Beaux-Arts à Paris. Il commence sa carrière en Corse comme apprenti près d’un peintre italien. Comme il est vraiment très doué, il fait l’effort d’aller se perfectionner à Paris.
- Quels sont les peintres corses les plus célèbres ou les plus talentueux ?
- Ils ne sont pas réellement célèbres parce qu’ils ont été oubliés pendant plusieurs centaines d’années. L’un des plus intéressants, qui a été complètement oublié, mais qui mérite de retrouver une gloire posthume, est Nicolao Castiglione. Un grand historien génois de l’art, Venanzio Bellone, est venu faire un tour dans les églises corses et a vu un tableau de Nicolao Castiglione qui se trouve dans l’église Santa-Lucia, à Guaitello, au-dessus de Bastia. Ce tableau de 1628 est en pleine concordance stylistique avec la peinture génoise de cette époque, qui adopte pleinement les canons de la peinture baroque. L’historien a, donc, conclu que Castiglione était forcément un peintre génois.
- Comment avez-vous pu le démentir ?
- J’ai pu, en reprenant les études de ce peintre, établir que c’est un Corse, originaire de Castiglione di Giovellini, qui vit au début du 17ème siècle. Sa famille a pris le patronyme de Castiglione. Lui prend le prénom de Nicolao, qui est le nom de l’ancienne église paroissiale du village. C’est un peintre 100% corse, mais qui s’exprime dans l’art baroque. A l’époque, le baroque étant très nouveau, il est un des premiers peintres à en faire. Il est, donc, en avance sur d’autres écoles régionales. C’est un précurseur du baroque en Europe !
- Quel est, globalement, la facture des œuvres corses ?
- Là aussi, il y a de tout. Il y a d’excellents peintres comme Nicolao Castiglione. Mais aussi des peintres très populaires. Les œuvres oscillent entre la peinture de cour, très raffinée et très maîtrisée, jusqu’à des tableaux dont l’intérêt est ethnographique.
- C’est-à-dire ?
- Une peinture populaire est ethnographique parce qu’elle est le reflet d’une époque et d’une société. Même si elle ne présente pas un intérêt fondamental pour l’histoire de l’Art européen, elle est intéressante localement parce qu’elle traduit quelque chose. Elle est le reflet de la religiosité, de la culture des gens et de leurs préoccupations au quotidien.
- A part cette découverte des peintres corses, qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans vos recherches ?
- L’injustice de l’oubli. J’aime la Corse et je déteste l’injustice. Quand j’ai découvert toute cette richesse, je me suis dit que je réparais une injustice. Je démontre au fil des pages que la Corse fait partie des régions qui étaient des centres de production picturales et, donc, artistiquement développées. C’est foncièrement injuste d’avoir oublié ces artistes qui ont, pour beaucoup, un intérêt esthétique et, pour le moins, historique pour la Corse.
- Comment expliquez-vous cette méconnaissance de leur patrimoine par les Corses eux-mêmes ?
- Je pense qu’une des raisons est le changement de souveraineté, le passage de la Corse génoise à la Corse française. Ce passage à la France a laissé de côté le modèle italien pour mettre en avant le modèle français. Quand Prosper Mérimée arrive en Corse, il cherche des églises gothiques et n’en trouve pas. Il n’y a que des églises baroques. Il dit, donc, qu’il n’y a rien d’extraordinairement intéressant.
- Comment peut-il dire cela ?
- C’est quelqu’un de son temps. A cette époque-là, la France appréciait l’art gothique, le style troubadour était de nouveau à la mode. La Corse ne rentre pas dans ce modèle. C’est le moment où les Français redécouvrent, avec plaisir, les grandes cathédrales qui sont, essentiellement, des églises gothiques. Mérimée ne trouve pas l’équivalent en Corse. Donc, quand il fait son rapport sur le patrimoine de l’île, il dit qu’il y a des églises décorées dans le goût barbare des barbouilleurs italiens ! La Corse a souffert de l’importance de ce modèle français. Elle ne correspond pas aux critères puisqu’elle est dans la sphère de culture italienne.
- Au final, la peinture était-elle un art très pratiqué en Corse ou restait-elle marginale ?
- L’Encyclopédie démontre que l’île a baigné dans cet art. Il n’y a pas un village corse sans une église, plusieurs chapelles, parfois un couvent, un oratoire de confrérie… A l’intérieur de ces édifices, on trouve des voutes peintes, des tableaux au-dessus de chaque autel... Dans chaque village, il y a des maisons de notables décorées à l’intérieur de tableaux, de portraits, de paysages… Personne ne s’était demandé d’où ces œuvres provenaient. L’ouvrage prouve que la Corse est un foyer de création picturale.
Propos recueillis par Nicole MARI
Encyclopédie chronologique illustrée des peintres, dessinateurs et graveurs actifs en Corse, des origines à la fin du XIXème siècle, par Michel-Edouard Nigaglioni. Editions Alain Piazzola.