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Joseph Colombani : "Les agriculteurs ne sont pas des symboles pour faire passer des messages sur les restrictions d’eau"


Jeanne Leboulleux-Leonardi le Mardi 13 Septembre 2022 à 11:55

Depuis les arrêtés préfectoraux parus à la mi-juillet, la Haute-Corse puis, une semaine plus tard, la Corse du Sud sont passées en niveau d’alerte sécheresse renforcée, avec des restrictions importantes relatives à l’usage de l’eau, notamment pour les agriculteurs. Aujourd’hui, la fin de l’été approche, mais le niveau d’alerte sécheresse perdure. Comment expliquer cette situation ? Quelles sont les conséquences pour les agriculteurs corses ? Joseph Colombani, Président de la Chambre d’Agriculture de Haute-Corse, nous livre son analyse…



Joseph Colombani, Président de la Chambre d’Agriculture de Haute-Corse
Joseph Colombani, Président de la Chambre d’Agriculture de Haute-Corse
- On aurait pu penser que les premières pluies permettraient la levée des restrictions sur l’eau. Or, il n’en est rien. Quel est le niveau des réserves d’eau aujourd'hui en Haute-Corse ? 
- Les températures restent très élevées. Mais effectivement, l’absence de vent, un ciel couvert, des pluies, des nuits plus longues, rendent la situation beaucoup plus favorable. De plus, l’irrigation de certaines productions a cessé : c’est le cas des céréales, de la vigne, des fourrages pour leurs dernières coupes. Il ne reste que le fourrage pour la pâture et les clémentines. Par ailleurs, les retenues de Peri et de Bacciani sont pleines à 96 %. Et le Golu coule : il y a de l’eau au niveau du barrage de Calacuccia. En fait, sur la Plaine orientale qui est la zone la plus tendue, le volume quotidien de consommation d’eau est passé en-dessous de 150 000 m3 et cela baisse tous les jours – je rappelle qu’on a atteint 450 000 m3 en pointe ! Si on compare ces 150 000 m3 aux captations – c'est-à-dire le volume d’eau collecté qui vient remplir les réserves –, on s’aperçoit qu’on atteint presque l’équilibre. Aujourd’hui, on capte 100 000 m3 par jour. D’ici 2 ou 3 semaines, ce serait bon ! Bref, on aurait pu lever les restrictions. Quitte à les reprendre, si vraiment les choses se tendaient fortement. 

- Justement, où en est-on côté restrictions ?
- La semaine du 29 août, en Haute-Corse, nous étions encore en restrictions maximales. Mais, le 8 septembre, au cours d’une nouvelle réunion de la Commission des ressources en eau, nous avons obtenu une modification de l’arrêté qui courait encore la semaine précédente. Nous sommes passés de 36 heures de restriction par semaine pour les filières irrigantes (fourrages, clémentines), à seulement 24 heures par semaine. 

- Et pour la Corse-du-Sud ?
En Corse-du-Sud, les modalités prises étaient différentes. L’interdiction portait sur l’irrigation durant la journée. Concernant la situation actuelle, les conditions météo sont plus favorables qu’en Haute-Corse. Il y a moins d’irrigation et donc de consommation. D’autant que les agriculteurs n’ont pas la même nécessité que nous de conserver le volume d’eau nécessaire pour les dernières irrigations qui concernent les clémentines, l’essentiel des cultures de clémentines sont situées en Plaine orientale et doivent être arrosées jusqu’en octobre.  Au final, la situation est plus favorable qu’en Haute-Corse. Pourtant, la réunion n’a débouché sur aucune levée, ni aucun assouplissement des restrictions sur l’irrigation.

- Comment expliquez-vous cette différence de traitement ?
- C’est effectivement incohérent. C’est dû à une façon différente qu’a l’État d’exercer ses prérogatives. En Haute-Corse, la pratique est basée sur la concertation, l’échange, la prise en compte des données techniques émises par le monde agricole et par les services de la Collectivité de Corse (CdC). Cela permet de définir des restrictions plus adaptées et donc mieux comprises par la profession. Par exemple, en Haute-Corse, le maraîchage était, et est toujours, exclu des restrictions : à la fois, parce qu’il est éminemment stratégique pour la nourriture humaine et parce qu’il est peu consommateur d’eau. D’autant que les maraîchers ont une gestion plus économe, avec des systèmes de goutte à goutte. Par contre, en Corse-du-Sud, les représentants de l’État décident sans tenir compte de l’avis des agriculteurs, ni des représentants de la CdC. On nous a expliqué que “ la levée des restrictions agricoles, c’était faire passer le message que la sécheresse était terminée et que la population pouvait faire n’importe quoi ”… Je pense qu’on ne peut pas aborder les restrictions d’eau en mettant dans le même sac les laveurs de voiture, les plaisanciers qui nettoient leur bateau,… et les agriculteurs. Les agriculteurs ne sont pas des symboles pour faire passer des messages ! Ce sont des professionnels et dans ce cadre, ils ont besoin d’eau pour nourrir la population ! C’est la nourriture des Corses. L’enjeu est là !

- Quelles sont les conséquences pour les agriculteurs ?
- D’abord, un sentiment d’injustice. Et une certaine décrédibilisation, à leurs yeux, de la pertinence de ces mesures. Les agriculteurs sont des gens responsables. Ils peuvent parfaitement comprendre et suivre des restrictions justifiées. Ça a été très bien compris cet été. Ils comprennent aussi très bien des restrictions différenciées, par zones, en fonction notamment des volumes effectifs de précipitation. Mais ils ne comprennent pas des restrictions déconnectées de la situation objective –  notamment les réserves d’eau encore existantes.

- Et concernant leurs productions ?
- La bonne gestion de l’eau, en Haute-Corse, avec des mesures adaptées et respectées par la profession, aura permis aux agriculteurs de terminer la saison correctement : il y aura de l’eau jusqu’au bout pour les clémentines et pour la préparation de la mise à bas… Par contre, la poursuite des restrictions en Corse du Sud va poser un problème pour les pâtures, justement pour la préparation de la mise à bas des ovins. Cela peut générer un problème de lactation et donc bloquer la production dans un contexte, déjà, de surcoût du carburant, de surcoût des intrants et de l’alimentation. J’ai pu dire au Directeur de cabinet du Préfet de Corse-du-Sud : “ Vous n’avez pas le droit de provoquer notre non-développement ! La Corse a besoin de produire. ”

- Quelle serait la stratégie à plus long terme sur le sujet ?
- Il est important d’avancer sur ses deux jambes : à la fois, de travailler sur les retenues d’eau, les infrastructures, et bien gérer l’utilisation de l’eau. En ce qui concerne la gestion de l’eau, je tiens d’ailleurs à souligner la façon dont l’Office hydraulique, responsable de la gestion des retenues et de la distribution, s’est acquitté, cet été, d’une tâche pourtant complexe : l’envoi d’eau là où il y en avait besoin, en toute transparence et dans un esprit de concertation. Pour ce qui est des retenues, les agriculteurs ne comprennent pas l’absence d’engagement de l’État. En octobre 2021, dans le cadre d’Aqua Nostra 2050, la Collectivité de Corse a voté 230 millions d’euros sur dix ans pour le plan hydraulique de la Corse. Mais l’État a mis zéro euro ! Il devrait à nos yeux s’engager au minimum à hauteur de ce qu’a mis la CdC. Et cela resterait bien inférieur aux 980 millions d’euros qu’il a engagés dans le plan hydraulique de l’île de la Réunion. Enfin, je pense qu’il est important pour nous d’aller voir sur le terrain les solutions que des pays, qui sont confrontés depuis longtemps aux problématiques que nous rencontrons aujourd’hui – température, sécheresse –, ont mises en œuvre. Quelles difficultés, ils ont rencontrées ? Quels écarts entre théorie et pratique ? … Et s’en inspirer de façon pragmatique…

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