D'une manière générale la "mode des noms vient du vainqueur sur le vaincu" disait le linguiste Dauzat.
En Corse les "prénoms" ont une forme "latine" (en –us: Martinus) au 13e siècle, alors qu'au 18e siècle ils ont une forme toscane ou toscanisante (en –o: Martino) même si dans les documents officiels de l'époque on trouve certaines formes en –u qui ont échappé à la toscanisation, dont certaines sont courantes dans la langue locale vivante (Teramu pour Erasmo ou Erasme). On en déduit que dans la langue parlée, quelle que soit l'époque, ce sont les formes locales qui règnent et résistent encore aujourd'hui, même si les formes hybrides (franco-corses) ne sont pas rares. Aux prénoms Etienne ou Jean-Baptiste correspondent Etienucciu (radical français, suffixe corse), Sgiambattì (adaptation à la graphie corse moderne), formes courantes acceptées bon gré mal gré, ou même revendiquées par les individus concernés.
Prénoms d’autrefois
La consultation des actes d’état-civil anciens (voir par exemple http://rhfc.lescigales.org/ ou http://corsicagenealugia.com/ ) permet d’avoir une idée du système onomastique corse, notamment en ce qui concerne les prénoms (pour d’autres références je renvoie à mon ouvrage sur les noms de famille : [http://www.albiana.fr/Prova/La-legende-des-noms-de-famille-br/-Appellations-dorigine-corse.html]url:%22 ).
Outre les "coquilles" et autres erreurs peu significatives, on note les adaptations hésitantes comme dans Barbe Fiagianelle où l'on reconnaît la forme corse fasgianella "petite faisane". Aujourd'hui Fasgianu est encore vivant comme nom donné aux ânes, mais les textes gardent la trace de personnages corses fameux prénommés (Asinuccello, Sinuccello, à l'origine sans doute du nom de famille actuel SINONCELLI.
Les "Actes2A" nous informent d'ailleurs que Marie Anesse est un prénom féminin à Cognocoli-Monticchi en 1900. Notre tableau montre aussi des formes surprenantes comme prénoms féminins: Marie Barbe Eugénie Napoleon (bel exemple de prénom "idéologique" sans doute révélateur de la survivance du mythe napoléonien); Barberette Ange Marie; Marie Barbe Nonce (où le <e> final "neutre" du français s'oppose à la forme originale Nunzia). Quant à la forme Barbera, bien que relevée dans le Sud, elle semble correspondre à la réalisation caractéristique du Nord (cf. la variation interne numaru/numeru): mais l'italien connaît également Barbera comme variante du prénom Barbara.
On relève aussi Maria Terama, forme aujourd'hui vivante plutôt au masculin: Ghjuvanteramu "Jean Erasme", reconnaissable dans le nom de famille (introuvable en Italie) TERRAMORSI issu (malgré les 2 <r> probablement dus à un rapprochement erroné avec terra) du prénom composé Teramorsu "Erasme Ours".
Citons également au féminin Padova, Padoue qui est aussi porté par des hommes: Antoine Padoue, Padouan, Padovano. Nous avons là l'origine du nom de famille PADOVANI qui en Corse n'est pas un "ethnique" mais le plus souvent témoigne au contraire de la dévotion pour Saint Antoine de Padoue (qui était en réalité portugais). En Italie PADOVANI est considéré comme "ethnique" de même que le prénom Padovano pour lequel un lien avec le saint soit évoqué comme une motivation possible, mais il est attesté seulement au 20e siècle jusqu'en 1962. S'il est abusif d'affirmer que le prénom en question est "exclusif à la Corse", sa fréquence dans l'île est remarquable dès le 16e s, et l'annuaire téléphonique en présente encore aujourd'hui une quinzaine d'occurrences (Padoue, Padovan, Antoine-Padoue…) Les mêmes remarques s'appliquent aux noms déjà cités comme LOMBARDI, SPAGNOLI etc.
Concernant des noms de famille comme GIUDICI, GIUDICELLI, ou JUGE (en Italie ou en France) on considère qu'ils sont formés à partir de surnoms issus d'un nom de profession. L'éventualité d'un emploi comme prénom est évoquée seulement pour le type sicilien IUDICELLI.
En Corse la base est clairement le prénom typique Ghjudice (-i) ou ses dérivés, quelle que soit la graphie des diverses époques, latinisée (Judicellus), toscanisée (Giudicello) ou même française: le prénom Juge est encore présent aujourd'hui dans l'annuaire (le type GIUDICELLI Juge est fréquent dès 1789), éventuellement en composition: Juge-Antoine.
La popularité du prénom dans l'île est probablement liée aux structures politiques de la Corse (et de la Sardaigne des "Giudicati"), notamment à l'époque de Sinucello della Rocca, qui au 13e s. avait reçu de Pise le titre de "comte et juge" de Cinarca" en Corse du Sud, et que l'histoire retient sous le nom de "Giudice di Cinarca".
Et aujourd’hui ?
Cependant c'est la forme française qui tend à s'imposer, y compris à l'oral, avec des variations complexes. Même dans un discours en langue corse, certains individus sont systématiquement appelés François, d'autres Francè. Cela peut varier aussi en fonction des prénoms: la forme Baptiste n'apparaît pratiquement jamais dans un énoncé en corse, sauf pour désigner un membre (perçu comme) extérieur à la communauté. On aura donc presque toujours (presque) Battì (ou Pittì, Pittistu...).
A notre époque donc, les prénoms des Corses ont la plupart du temps une forme française, à l'oral comme à l'écrit: Angèle est 100 fois plus répandu que son correspondant corse Anghjula ("Anh! Anghjula si chjamava!": mais en 2000 il n’y a que 4 Anghjula dans l'annuaire corse !) La "recorsisation" du prénom (Lisandru pour Alexandre) est un phénomène récent et (encore?) minoritaire.
Cependant, encore aujourd'hui certaines personnes ne sont connues que sous leur prénom local. C’est le cas notamment pour les Cardinchi (Cardu 20200 Bastia) qui parfois redécouvrent avec délectation de vieilles photos qui leur rappellent leurs parents. Ainsi ce n’est pas Pancrace qu’ils reconnaissent, mais Brancà, de même pour Gaità, Battì,Matteu, Stè, Antò, Santuccia, Lillina, Fiffina, Peppè, Pasquà, Assù... Même si la traduction française ne leur est pas inconnue.
Quant à "Zia Àssù", encore présente dans le souvenir des villageois, aujourd'hui on l'appellerait "Tata Assomption"... De quoi la faire retourner dans sa tombe !
Lors d’une récente réunion au bar du village, quelqu’un a demandé des informations sur un certain Alexandre dont personne ne semblait se souvenir. Et pour cause : Alexandre n’était connu que sous le prénom de Lisà, et seule la forme corse de son prénom permet, encore aujourd’hui, de l’identifier !
"Cardu in Festa"
L’association « CARDU IN FESTA » (https://www.facebook.com/groups/1463638627237227/?fref=ts ) est (peut-être) sur le point de renaitre de ses cendres. Le phénomène montre que le passé du village intéresse encore beaucoup.
Proposons à l’association cardinca (et au-delà à toutes les autres, éparses dans l’île) une direction de recherche qui ne poserait pas beaucoup de problèmes.
Il s’agirait de faire un inventaire des prénoms de Cardinchi (ou d’insulaires en général) qui se présentent encore aujourd’hui (majoritairement ou exclusivement) sous une forme locale (corse). Cela reviendrait en quelque sorte à redonner une existence (virtuelle ) à des appellations et des visages que des collectionneurs enthousiastes contribuent à « ressusciter ».
Le projet a été présenté à l’équipe pédagogique du village (École élémentaire application Bastia Cardo bilingue Lcc - Bastia 20200) qui lui a réservé un accueil favorable.
Le village fêtera bientôt Sant’Andria. Une exposition photo est aussi programmée pour la période des fêtes de fin d’année. Nul doute que les Cardinchi et les insulaires en général lui réserveront un accueil favorable.
Avec un peu d’avance je souhaite PACE & SALUTE à tous les hommes (et femmes !) de bonne volonté.