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Jacques Follorou : En matière de lutte contre la mafia, « le rôle du pouvoir politique et de la société corse est majeur »


le Jeudi 17 Novembre 2022 à 19:05

Journaliste au Monde, Jacques Follorou est auteur de plusieurs ouvrages sur le milieu insulaire, dont le dernier "Mafia Corse, Une île sous influence", publié il y a quelques mois, met en exergue les liens entre la mafia et le pouvoir politique en Corse et constate l’emprise qui existe sur la société. Entretien à la veille de la session extraordinaire de l’Assemblée de Corse



Jacques Follorou  à la librairie Alma de Bastia
Jacques Follorou à la librairie Alma de Bastia
- Le mot « mafia » a longtemps été tabou en France. On voit qu’encore aujourd’hui, il est souvent compliqué de l’utiliser. Pourquoi, selon vous, a-t-on tant de mal à la nommer ?
- Je pense qu’il y a deux façons différentes d’approcher cette question : vu de l’extérieur de la Corse et vu depuis l’île. Vu depuis la Corse, il y a une crainte de la stigmatisation, et puis cela est aussi dû au fait que ce système mafieux soit jeune, puisque c’est une mafia qui est née au milieu des années 1980. Je pense qu’aujourd’hui, il y a aussi un niveau de connaissance de la réalité globale de l’emprise criminelle ou mafieuse sur la société corse, qui commence à peine finalement à surgir et à être documenté. Cela conduit de façon légitime à avoir des difficultés à utiliser le mot « mafia ». Je ne dis pas que les gens qui peinent à l’utiliser le font par calcul, ils peuvent aussi le faire par manque d’informations, ou par volonté de ne pas stigmatiser une population, étant entendu que le mot mafia ne résume pas l’ensemble de la société corse. Je dis juste que cette société est sous emprise mafieuse. Pour moi, c’est un fait. Après, de l’extérieur de l’île, du côté des acteurs de l’État, le fait de ne pas parler de mafia touche à des choses très profondes. Travaillant de Paris mais me déplaçant très souvent en Corse, je vois bien que, dans le cerveau des principaux acteurs de l’État, il est très difficilement concevable qu’un bout du territoire de la République soit soustrait à son autorité et qu’il y ait un pouvoir parallèle qui conteste l’autorité de l’État. Il y a évidemment des magistrats, que ce soit en Corse, à Paris ou à Marseille - où se trouve la pointe avancée de la lutte contre le crime insulaire qu’est la JIRS - qui ont clairement établi ce diagnostic dans le cadre de leurs fonctions. Et on peut aussi dire cela pour des gendarmes ou des policiers. 
 
- Quelle est votre définition du mot « mafia » ?
- On parle de mafia à partir du moment où un groupe criminel tombe un peu comme un cancer sur le corps social. Où le monde criminel sort de son seul cercle de violence pour peser sur la société, sur son environnement, et donc sur le monde politique, le monde économique, sur le foncier… À partir du moment- comme cela s’est passé au début des années 1980- où les voyous ont envie d’étendre leur pouvoir grâce à la violence et qu’ils veulent peser sur les affaires publiques, sur les marchés publics, sur les élections, sur les organismes professionnels, in fine sur l’organisation d’une société tout entière, là, cela devient une mafia. C’est aussi quand la voyoucratie pèse sur l’économie, la politique et sur son environnement social, et donc vit par parasitisme et non plus au ban de la société. Je le répète souvent, mais c’est ce qui fait que quel que soit l’endroit sur la planète où il y a un système mafieux, il y aura toujours ce même phénomène d’emprise sur l’environnement social, politique et économique, mais l’organisation interne du système mafieux, elle, ne sera jamais identique. Je pense qu’en restreignant le concept de mafia à cette vision hollywoodienne, un peu simpliste et caricaturale de la Cosa Nostra, on est dans le déni de ce qui se passe en Corse et on sert les intérêts des criminels qui se nourrissent sur la bête. 
 
 
- Vous l’avez souligné, cette mafia en Corse est finalement assez jeune. Comment expliquer que son emprise ait progressé si rapidement ?
- Elle a progressé car elle a su s’abriter derrière de nombreux paravents. Le premier paravent, c’est évidemment le fait qu’à partir des années 1980-1990, l’État, qui est quand même le seul en mesure d’opposer une violence légitime à la violence criminelle, a focalisé essentiellement son action sur la lutte contre les indépendantistes. Cela ne veut pas dire qu’au sein de l’État, les différents acteurs n’étaient pas conscients de la criminalité organisée en Corse, mais à chaque fois ils ont réagi en retard, voire parfois fait des choix d’apprentis sorciers. La police administrative et la police judiciaire ont joué un peu avec le feu, en allant chercher auprès des voyous des informations pour essayer de traquer les cibles prioritaires visés par l’État. Ces services rendus ne sont jamais gratuits, donc je pense que les voyous s’en sont servi. Il y avait des voyous corses avant les années 1980, mais à partir du moment où ils transforment la Corse en sanctuaire et en refuge, ils vont s’abriter derrière des caractéristiques insulaires que sont le clientélisme, le clanisme, la solidarité familiale, l’insularité, l’identité… Tout cela va leur permettre de mieux s’ancrer dans la société corse. Après, c’est aussi lié à des groupes. Il y avait en gros à partir des années 1980 jusqu’aux années 2000 deux cercles d’influence : celui de Jean-Jé Colonna dans le Sud avec un système assez pyramidal, anciens de la French, et puis au Nord la Brise de mer. C’étaient des organisations qui avaient des relais au sein de l’État, qui ont aussi usé de la corruption. Cela ne veut pas dire que le corps judiciaire ou policier en France soit corrompu, mais ces éléments, encore peu documentés, ont permis à ces groupes criminels de prospérer et d’éviter finalement les coups de massue judiciaires. Et puis, beaucoup ont des gros moyens. Les voyous ont été très peu arrêtés et interceptés au regard des nombreux braquages et des nombreuses affaires qu’on leur prête. Ils ont accumulé une très grosse fortune, ont investi et blanchi non seulement en Corse, mais aussi à l’étranger. Enfin, il y a souvent un système assez discipliné qui montre bien que l’on n’avait pas à faire seulement à des criminels de base, mais à une organisation sophistiquée qui a toujours réussi pendant toutes ces années à tenir à distance l’action de la police et de la justice. 
 
- Vous l’avez dit, vous travaillez depuis près de 20 ans sur le milieu insulaire et avez écrit de nombreux ouvrages sur le sujet. Mais pour la première fois dans le livre que vous avez publié au début de l’été, vous abordez les liens entre le crime organisé et les politiques corses. Pourquoi maintenant ?
- Décrire la façon dont les voyous corses pèsent sur le monde politique, c’est le plus compliqué, car on a très peu d’éléments objectifs qui montrent comment cela fonctionne. C’est pour cela que le titre de mon dernier ouvrage Une île sous influence me va bien. Le Code Pénal ne connait pas la notion d’influence. Or, la façon dont les voyous pèsent sur la société corse c’est justement par l’influence, par des mots à double sens, par une menace non dite, par une présence physique, par un sous-entendu. Comme ce pouvoir parallèle est aujourd’hui assez profondément intégré dans les esprits des gens, ils n’ont pas besoin qu’on leur décrive, ils comprennent. Si vous avez un voyou qui vient dans un bar qui marche bien et qui va dire au patron « l’addition, c’est pour toi ! », qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce du racket ou une petite blague ? Et c’est ainsi que cela fonctionne avec le monde politique. Comme quand un pilier du Petit Bar, à la faveur d’un refus de permis de construire, va estimer qu’il est de son droit de convoquer le directeur de cabinet de la plus grande ville de Corse pour lui demander des comptes. Décrire ce mode de fonctionnement, ce lien qui peut exister entre les voyous et les politiques, c’est ce qui m’a demandé le plus de travail et le plus de temps pour comprendre comment cela fonctionne. 
 
- On sait que cette mafia joue depuis longtemps un rôle politique important. Il en est de même dans le milieu économique. Aujourd’hui, vous dites que cette emprise progresse, pourquoi ?
- J’ai le sentiment que même si de l’extérieur, on a l’impression que la structure de la mafia insulaire s’est atomisée, s’est un peu déstructurée, elle n’a pas cessé de se diffuser, de progresser. Elle pèse toujours autant. Je pense que c’est lié à la faiblesse des contre-pouvoirs. Tout d’abord, la loi française en matière de lutte contre le crime n’est pas adaptée à un système mafieux qui est intelligent, sophistiqué, complexe, s’inscrit dans une histoire, et sait tenir à distance la justice et la police. C’est aussi lié à la disparition de contre-pouvoirs insulaires. Sans du tout faire montre de nostalgie, il est vrai que, très objectivement, les nationalistes, avant d’accéder au pouvoir, constituaient un contre-pouvoir insulaire avec son versant violent. Cela ne veut pas dire que les nationalistes doivent reprendre les armes, mais de fait, dans les équilibres, cela comptait. Le clan lui-même, tel qu’on le connait en Corse, a quand même beaucoup disparu, et ce contre-pouvoir s’est aussi affaibli et n’est plus en mesure de s’opposer à une pression criminelle. La seule lumière que je vois surgir ces dernières années, ce sont les collectifs anti-mafia. C’est comme si le corps avait sécrété des anticorps. C’est un élément de preuve pour moi qu’il y a bien un phénomène mafieux sur l’île. Il y a des gens qui se sont réunis dans différents groupes et qui portent cette parole-là. Je pense que c’est la bonne voie, car si je m’en réfère à des écoutes de Jacques Santoni, décrit comme le parrain de la Corse-du-Sud, il dit lui-même que c’est la nouvelle la plus importante pour lui en 2019 car, dit-il, cela va obliger l’État à réagir et à créer une forme de mobilisation et de sensibilisation. Et donc, cela montre bien comment fonctionne le mafieux corse : il a une lecture politique, est tout le temps en train de comprendre son environnement et n’est pas seulement en train de faire attention à des filatures de policiers. Il essaye aussi de voir comment la société dans laquelle il vit et qu’il parasite réagit.
 
- La création de ces collectifs « Massimu Susini » et « A maffia nò, a vita iè » marque-t-elle un sursaut de la société civile selon vous ?
- C’est clairement l’une des meilleures nouvelles sur ce front-là depuis des années. Il y a aussi évidemment des personnes au sein de la justice, de la police ou de la gendarmerie qui ne ménagent pas leur peine. Mais du côté de la réaction de la société corse, c’est vraiment quelque chose d’important. Je pense que c’est une parole anti-mafia qui est en train de se structurer. Cela va prendre du temps, mais aujourd’hui elle s’est déjà installée dans la société corse : pour preuve, ces collectifs existent toujours et s’expriment. Il faudrait aussi que du côté de l’État et du pouvoir politique corse, ces collectifs soient aidés et accompagnés. 
 
- Justement, comme ces collectifs l’attendaient, l’Assemblée de Corse organise enfin une session extraordinaire ce vendredi sur la mafia. Est-ce utile selon vous ? Et que peut-on attendre de cette session ?
- D’abord, il faut acter que l’existence de cette session extraordinaire est importante et fait notamment écho à l’émergence des collectifs anti-mafia, trois ans après. C’est vrai que l’on pourrait regretter le temps que cela a mis. Mais il faut acter cela, car le pouvoir politique de l’île parle au nom de tous et que sa parole est importante. Si jamais il prononce le mot « mafia », décrit la réalité que vivent les Corses avec les bons mots, c’est sortir du déni. C’est reconnaître que le voyou pèse sur la société corse, que c’est un pouvoir parallèle qui menace l’équilibre social, la respiration démocratique et qui mérite d’être combattu. Après, il faut voir si le pouvoir politique assume son rôle de synthèse et réunit tous les acteurs de la société corse qui sont concernés par cette pression mafieuse sur l’île. Il faut aussi voir ce que veut en faire le pouvoir politique : s’il veut prendre à bras le corps la question des marchés, de protéger les élus notamment sur les questions foncières… Si c’est vraiment un cheval de bataille et si le pouvoir politique insulaire prend vraiment ses responsabilités, si un chantier a vraiment été ouvert, ou si cela va rester finalement au niveau des paroles. Je pense qu’il y a un vrai enjeu là-dessus, parce que si jamais on s’aperçoit que ce sont juste des mots pour donner quelques miettes à l’opinion, on fait le jeu du pouvoir criminel qui pourra se dire que, dans le fond, il n’a rien à craindre. Pour extirper une emprise mafieuse sur une société, la justice ne suffit pas. La justice travaille sur des faits, des délits, mais elle ne travaille pas sur l’ensemble du corps social. C’est justement là que le rôle du pouvoir politique insulaire et de la société est majeur, et peut-être d’ailleurs plus important à long terme. Si la société corse dit « non, on ne veut plus supporter ce parasitisme, cette pression, cette violence diffuse », et se rebiffe, cela va être beaucoup plus compliqué pour les voyous. Et c’est en ce sens que cette session peut ouvrir un chantier et il y a une vraie responsabilité en la matière.
 
- Les collectifs anti-mafia demandent la création de nouvelles lois. Cela serait-il vraiment utile ?
- Il est clair que l’État a sa part à faire en termes de chantiers législatifs pour lutter à moyen égal. Le statut du repenti par exemple, on sait bien aujourd’hui qu’il est dans un état de mort clinique. Et d’ailleurs, ce fossé entre les moyens dont disposent le milieu criminel et ceux des services de l’État a été soulevé dans un rapport rédigé début 2020 par la JIRS, qui a formulé un grand nombre de recommandations, dont notamment rouvrir un chantier législatif pour doter le pays de moyens légaux satisfaisants afin de lutter efficacement contre le crime. Mais il est clair que pour l’État, la Corse n’est pas une priorité. Tant qu’il n’y pas un drame, Paris est concentré sur autre chose. Par ailleurs, il existe de grandes difficultés à faire le diagnostic. On voit bien ainsi que même le Procureur Général à Bastia dément lui-même l’existence d’une mafia en Corse. Donc c’est compliqué. 
 
- On voit que les phénomènes de violence organisée gangrènent aussi d’autres territoires français, à commencer par Marseille. Pourtant, vous dites que la Corse est « un cas d’école ». Pourquoi ?
- C’est la question de la proportion. Bien évidemment que dans la région marseillaise ou dans le Var, on connait des liens entre des marchés publics et le monde des voyous, cela a déjà été documenté par la justice. Mais c’est la question de la proportion. Ce qui fait mafia, c’est quand ce système criminel a une forme de contrôle sur un territoire délimité. Et c’est vrai que le fait que la Corse soit une île, qu’elle soit finalement peu peuplée avec 360 000 habitants, avec ce que cela implique en termes de proximité, fait qu’il y a une maitrise du territoire qui n’existe pas dans les Bouches-du-Rhône. Les voyous à Marseille ne pèsent pas sur la société comme cela se passe en Corse. C’est une question de curseur, de voir à quel moment les marginaux deviennent la normalité. 
 
- Pensez-vous que la Corse puisse mettre fin à cette emprise mafieuse ?
- La Corse n’est pas condamnée à vivre éternellement sous le joug des voyous. Je pense que même si on peut être très pessimistes sur les années qui viennent, la révolte viendra des Corses eux-mêmes.