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Grammaire et morale (Possessifs incestueux en Corse)


le Mardi 27 Novembre 2012 à 00:57

Jean Chiorboli poursuit sa pertinente série de chroniques pour Corse Net Infos. Au sommaire aujourd'hui : Grammaire et morale (Possessifs incestueux en Corse)



Grammaire et morale (Possessifs incestueux en Corse)
Il est parfois difficile de distinguer entre une règle linguistique et une règle morale. On remarquera qu'en français on emploie le même mot ("faute") pour tout manquement à la règle, qu'il s'agisse de grammaire (une faute de français), ou bien de morale, de droit pénal, de religion (la faute ou le péché originel). Dans ce dernier cas d'autres langues emploieront plutôt un "rejeton" du latin "culpa", encore présent en français dans des expressions spécialisées ("battre sa coulpe"). C'est sur la polysémie (donc l'ambigüité) du mot que joue J.Prévert dans une de ses "Histoires": "C’est ma faute/ C’est ma faute/ C’est ma très grande faute d’orthographe/ Voilà comment j’écris/ Giraffe".
Mais la frontière entre langue et morale est parfois ténue, et pas seulement en français.
Il arrive ainsi que certaines expressions, irréprochables du point de vue de la grammaire, soient évitées "par politesse", et parfois censurées.

Parler "comme il faut"

Grammaire et morale (Possessifs incestueux en Corse)
Sur le site "zCorrecteurs.fr" dont le but est de "faire vivre la langue française", les internautes s'intéressent à l'ordre des pronoms dans le sujet "Toi et moi":
  1. "Par exemple, tu dis bien "Toi et moi" plutôt que "Moi et toi" ? C'est plus poli de se mettre en dernier…" 
    "En fait, "moi", c'est la personne qui parle. Par politesse, elle doit se mettre en dernier…"
On signalera que cette "règle" est ignorée dans certaines langues comme le corse où le pronom de première personne peut très bien figurer en tête de phrase. Certains ouvrages comme "Le corse sans peine" vont même jusqu'à en faire une norme absolue: "en cas d'énumération, celui qui parle se nomme le premier":
  1. Eiu è Santu t'aspittemu à u caffè in crucivia (P.Marchett, 1974)
Ce "retournement" de la norme du français est sans doute excessif car l'ordre des pronoms n'est pas immuable, comme on le constate dans "Da Cateraghju a u Monte d'Oru":
  1. Girolami è eiu 'emu po' cacciatu a catana (Marchioni G.S., 1991)
Dans "La pensée et la langue" (1922), le linguiste Ferdinand Brunot auteur notamment d'une "Histoire de la langue française", a traité de certaines "incivilités" comme l'emploi "irrévérencieux" de "il" pour désigner une personne présente: "Trop souvent un enfant mal élevé dira en parlant de sa mère: c'est elle qui ne veut pas". Brunot considère donc qu'un enfant ne peut employer "elle" pour désigner sa mère. Comme l'indique R.Lagane (1972, Persee.fr) "le moraliste et l'éducateur se signalent ici ou là par l'appréciation morale d'un comportement linguistique".

 


Possessifs irrespectueux

Le mélange des genres n'est pas rare non plus dans le ouvrages traitant des normes du corse. Ainsi on ne devrait pas employer le possessif "quand on parle de personnes de la famille":

 

  1. Si dice: babbu, mamma, ziu, zia, missiavu, minnanna
    Invece chì oghje si sente: me babbu, me mamma, me ziu, me zia, me missiavu, me minnanna. (D.A. Geronimi, 1983)

Sur un site consacré à l'apprentissage du corse, le même jugement négatif est repris, de manière plus nuancée cependant:

  1. "occasionnellement, on peut entendre ou lire "u me babbu", "a me mamma": dans une conversation; il s'agit vraisemblablement d'une maladresse (quand le fil du propos change en cours de phrase par exemple) ou peut-être d'une insistance particulière. À moins que ce ne soit tout simplement un calque du français. À l'écrit, il peut s'agir de la nécessité de la rime ou d'un effet poétique" (http://langue.corse.free.fr)

L'exemple donné sur un autre site illustre un cas où l'emploi du possessif permet de faire une distinction:

  1. U mo babbu hè partitu ; u toiu ci farà manghjà "Mon père est parti ; le tien nous fera manger" (gbatti-alinguacorsa.pagesperso-orange.fr)

Toutes les langues, d'ailleurs, ont tendance à faire l'économie de certains éléments lorsque le contexte ne laisse aucun doute. En français notamment "dans le cas où la possession (l'appartenance) est évidente, comme pour les parties du corps, l'usage veut que l'on n'utilise pas l'adjectif possessif": J'ai mal au ventre / *J'ai mal à mon ventre; papa/mon papa (francaisfacile.com).

On pourrait donc considérer que c'est l'absence de possessif qui constitue un cas particulier: en corse "l'adjectif possessif disparaît quand le rapport de possession va de soi":

  1. "l'agettivu pusissivu smarrisce quand'ì u raportu di pusessu và da sè" (G.G. Franchi, 2000)

L'auteur signale cependant des cas particuliers: le possessif serait exclu avec les "ascendants" (babbu, mamma…) alors qu'il est possible avec les "parents autres" (me fratellu, me ziu, me sociara…). La règle donnée dans "le corse sans peine"(P.Marchetti) est encore plus restrictive: avec "babbu" et "mamma" l'adjectif possessif ne serait possible "qu'à la deuxième personne du pluriel, uniquement: u vostru babbu, a vostra mamma, "votre père, votre mère".


Peut-on "posséder" sa tante ou sa (belle) mère ?

On notera aussi que la liste des "noms de parenté" incompatibles avec le possessif varie selon les auteurs: par exemple "me ziu" est admis par Franchi, mais exclu par Geronimi. Selon ce dernier "en corse on n'emploie pas le possessif quand on parle de personnes de la famille plus âgées" alors qu'on l'emploie avec ses pairs ou pour ceux qui sont plus jeunes ("quelli chì sò à paru o più zitelli"). Dans cette perspective, outre la filiation, la différence d'âge semble déterminante, même si les deux notions peuvent être distinctes. Un neveu plus âgé que son oncle pourra-t-il pourra-t-il alors dire "(u) me ziu"?

 

Geronimi indique que le fondement de la règle d'emploi du possessif découle de l'idée suivante: on ne "possède" pas ses aînés ("i so maiò"), on leur "appartient"…mais on possède ou on peut être le chef de ses pairs ou de ses descendants ("u capu di i so pari o di i so discindenti"). Donc ceux qui disent "me babbu" commettent non seulement une "faute de langue" mais adoptent des comportements sociaux dictés par une pression d'origine extérieure ("imposta da u fora").

On ne discutera ici de la question de savoir jusqu'à quel point la vision de la société corse exprimée ici est pertinente. En revanche on voit bien la confusion qui s'opère entre grammaire, morale, hiérarchie sociale, etc. Une catégorie grammaticale est ici interprétée de manière restrictive, quand on sait bien que les "possessifs" expriment diverses relations et pas seulement la possession, comme l'indique notamment la "Grammaire fonctionnelle" (la remarque ne vaut pas seulement pour le français):

  1. "Les possessifs s'emploient également pour exprimer un lien de type familial ou social où l'on ne saurait toujours voir la "possession" à proprement parler: MA mère, MON propriétaire, MON patron" (Martinet, 1979)

Le dictionnaire (CNRTL) donne diverses définitions. La possession peut être le "fait d'avoir à soi, de disposer en maître de (quelqu'un) et pouvoir en tirer profit et jouissance (la pers. possédée est assimilée à un bien matériel)". En grammaire la possession est un "mode de relation exprimé par différents procédés: complément de nom, adjectifs et pronoms possessifs, pronom en, article …".

Le "Code du français courant" observe: "Inutile de recourir à la psychanalyse pour justifier l'idée de "possession"… Ici comme ailleurs, une forme justifiée dans certains cas a été étendue à d'autres… On usera donc des termes de possession, possesseur, possessif sans s'attacher à les justifier par une unité sémantique…" (Bonnard, 1982).

Serions-nous ici en présence d'un avatar (linguistique) du complexe d'Œdipe popularisé par la psychanalyse freudienne?


L'usage a ses raisons

Bien que trop souvent basé sur des arguments douteux et des jugements purement subjectifs, on a remarqué que le discours normatif n'est pas forcément contesté: "quand un homme s'est acquis une réputation de savant, on tend naturellement, qu'il invoque ouvertement ou non des raisons scientifiques, à considérer ses opinions comme fondées scientifiquement" (R.Lagane).

 

Concernant le cas précis qui nous occupe ici, les restrictions d'emploi du possessif semblent n'avoir que très peu d'influence sur l'usage, qui a toujours le dernier mot malgré la réprobation des agents de la norme. "A ragiò hè (forse) toia, ma a capra hè mea".

Le type "u mo babbu" est donc généralisé, à l'oral et à l'écrit, aujourd'hui comme hier, sous la plume d'auteurs reconnus; nous ne donnerons ici que quelques exemples. Il est fréquent dans la littérature orale, dès les premiers recueils de "canti popolari" au 19e siècle, de lamentations funèbres, de "voceri" souvent repris par la suite.

Une "giuvanetta" dont le père a été assassiné s'exprime ainsi:

  1. "Mi ne falgu cu la deda / A circà per tutte l'orte / 
    Per truvallu lu mio babbu, / Ma li avianu datu morte (Marcaggi, 1926).

Dans ses "Ballate corse" un grand poète inclut un "paternostru" qu'il dédie à sa mère:

  1. "A a mio Mamma" (A.F.Filippini, 1940).

Un passage de "U crucivia" montre bien les divers emplois du possessif avec les noms de parenté, en fonction du contexte:

  1. Da a me mamma, chì si chjamava Rosa, à to minnanna, a mamma di babbitu, chì si chjamava Bianca, erani sureddi. A tinta di to minnanna, bon' anima è ch'edda gudissi in paci, hè intarrata quì, in cimiteriu, in u nostru quatratu. D'altrondi, issu quatratu, babbu l'hà compru ghjustu appuntu quandu to minnanna morsi. (R.Coti, 1989)

On notera la forme "babbitu" (ton père): le possessif postposé est aussi attesté dans des formes moins vivantes, d'ordinaire ignorées dans les grammaires citées (fratellumu, ziutu, mogliema …).

On pourrait multiplier les exemples de la structure incriminée. Les censeurs eux-mêmes ne peuvent l'ignorer. Ils en fournissent d'ailleurs des exemples dans leurs propres ouvrages ("Le corse sans peine", "L'usu corsu"):

  1. "A' me babbu arrimani gh'aghju dittu..." (P.Marchetti, 1974)
  2. "U più bonu era u pane di a mo mamma" (J.M.Bonavita, cité par P.Marchetti, 2001)

Stratégies de pouvoir, loyauté et transfert

La construction de normes (plus ou moins arbitraires) fondées notamment sur des critères extralinguistiques n'est pas nouveau. Mais "le contrôle social n’est jamais automatique, il est toujours l’expression des stratégies d’un individu ou d’une organisation qui ont intérêt (moral ou matériel) à identifier une déviance, à la stigmatiser, à la sanctionner, espérant de la sorte affermir un pouvoir, affirmer une respectabilité, renforcer l’ordre social, discréditer un concurrent" (Perrenoud, Université de Genève, 1988).
Les motivations peuvent donc être diverses, même s'il s'agit la plupart du temps de "défendre la langue" et de "la mettre à l'abri des dégradations que lui font subir ceux qui y touchent". Quant à l'attitude des censeurs, elle est souvent culpabilisante, moralisatrice: "Prenez garde, vous pourriez trahir le génie de notre belle langue… Nous parlons mal -nous écrivons mal, surtout- et notre langue, ce patrimoine à sauvegarder, se dégrade! Reproches pervers et irresponsables. Car quand on risque de fauter, on se tait. Si l'on risque de pécher contre la loi, on se terre. Et au bout du compte, la langue ayant cessé d'être un outil pour n'être plus qu'un monument, il n'y a plus que le silence, ennemi de toute démocratie" (J.M.Klinkenberg, 2001, persee.fr ).
On peut considérer que les propos cités  sont excessifs. Nous avons pour notre part maintes fois signalé les effets contreproductifs de la répression, surtout quand elle est incohérente. Le but déclaré est souvent d'encourager la "loyauté", et non l'abandon de la "langue propre". Or la répression a souvent comme effet de produire des générations muettes, paralysées par l'insécurité linguistique (qui n'épargne d'ailleurs pas les normalisateurs-moralisateurs eux-mêmes). Ou bien un "transfert" massif vers "l'autre" langue.
"Piuttostu chè di parlà un corsu strappatu, hè  megliu à stassi zitti o à parlà francese".
Si tel est l'objectif des censeurs, il semble bien qu'il soit en passe d'être atteint.
J. CHIORBOLI, 9 novembre 2012