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Desserte maritime de la Corse : Le service public dans la tourmente européenne


Nicole Mari le Vendredi 28 Janvier 2022 à 21:17

L’actuelle Délégation de service public (DSP) maritime entre la Corse et Marseille expire le 31 décembre 2022. La remise en cause par la Commission européenne de l’existence du principe même du service public fait peser une épée de Damoclès sur la continuité territoriale. L’Exécutif, qui a fait le point sur l’état des négociations en cours, ne cache pas son inquiétude et se prépare à un bras de fer. L’opposition de droite est restée sur ses fondamentaux et ses doutes, les Indépendantistes prônent un nouveau modèle tourné vers l’Italie.



Dans le port de Bastia. Photo CNI.
Dans le port de Bastia. Photo CNI.
« La question de la desserte maritime de la Corse est incontestablement un des enjeux majeurs de ce début de mandature, tout comme elle a représenté un chantier prioritaire depuis l’arrivée aux responsabilités de la majorité territoriale ». Dans son rapport d’information sur les négociations en cours avec l’Etat et la Commission européenne qui a été présenté à l’Assemblée de Corse, vendredi matin, l’Exécutif corse pose, d’emblée, les termes d’une équation que la présidente de l’Office des transports (OTC), Flora Mattei qualifie de « complexe, avec beaucoup d’inconnues et qu’on essaye de porter en termes de sécurité juridique et de façon transparente ». La phase est, en effet, cruciale. C’est, ni plus, ni moins, la survie même du service public maritime qui est en jeu à travers le principe de compensation octroyée par la Collectivité de Corse (CDC) aux compagnies délégataires – Corsica Linea et La Méridionale - qui assurent les liaisons entre les ports corses et le port de Marseille. Bruxelles ne voyant pas la nécessité de subventionner une desserte qui pourrait très bien être assurée par des compagnies privées, estimant, sous les coups de boutoir de Corsica Ferries, que la compensation contrevient aux règles du marché et de la libre concurrence. La convaincre n’est pas une mince affaire !
 
Convaincre Bruxelles
Le président de l’Exécutif, Gilles Simeoni, accompagné de la présidente de l’OTC et de la présidente de l’Assemblée de Corse, Nanette Maupertuis, a, donc, repris son bâton de pèlerin et a rencontré, le 18 janvier à Strasbourg, la Commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, pour plaider la spécificité et les nécessités insulaires. Mais l’incertitude reste totale et l’inquiétude lourde, d’autant que l’Etat, censé soutenir la Corse dans ce dossier-là, n’y met pas vraiment du sien et fait même preuve d’une ambiguïté de mauvais aloi. « L’Etat n’a jamais dit ce qu’il validait ou pas. Il nous demande de faire des efforts, lesquels ? Il ne le dit pas ! », révèle Gilles Simeoni. Aussi, affirme-t-il, sans le soutien de l’Etat-membre, ce qui est accordé à d’autres régions, comme la Croatie ou la Grèce, devient-il problématique pour la Corse ! « Nous avons le devoir, la responsabilité historique de trouver les points d’équilibre qui nous permettront de créer un rapport de forces juridique, économique et politique qui est vital pour la Corse et les Corses. Je ne veux pas dramatiser à l’excès, mais, malgré le travail inlassable que nous avons effectué depuis décembre 2015, ce rapport de forces n’est pas gagné et nous n’avons aucune garantie, ni certitude qu’au 1er janvier 2023, nous serons dans une situation qui garantisse les intérêts vitaux de la Corse ». Le président de la Régions Sud, Renaud Muselier, tout aussi inquiet pour les 2500 emplois du port de Marseille, a également saisi la Commission européenne pour défendre la continuité territoriale et les enjeux économiques, sociaux et environnementaux de cette desserte.

Gilles Simeoni. Photo Michel Luccioni.
Gilles Simeoni. Photo Michel Luccioni.
Un héritage douloureux
Les négociations s’articulent autour de trois points étroitement liés. Le premier, et peut-être le plus délicat, est de solder « l’héritage douloureux du passé », les errements qui ont caractérisé pendant des décennies le système de desserte maritime de la Corse. « Ce n’est pas fait ! Et si nous ne le faisons pas de façon satisfaisante, nous ne pourrons plus parler de rien, ni de transport maritime, ni de budget, ni de politique publique ! », assène Gilles Simeoni. Un héritage d’où découlent les amendes considérables qui pèsent sur la CDC. Sur les 86 millions € dus au titre de l’affaire de la Corsica Ferries, l’Etat a fini, sous la pression insulaire, par accepter de reconnaître subrepticement sa responsabilité et à prendre 50 millions € à sa charge, il reste une facture de 36 millions €, sans compter les intérêts, à payer pour la Collectivité de Corse qui a déjà provisionné 20 millions €. « Ils vont nous manquer de façon cruelle pour les budgets à-venir », déclare le président de l’Exécutif corse. Mais ce qui le préoccupe désormais, c’est le nouveau contentieux en cours « avec les mêmes parties, les mêmes juges, les mêmes experts qui ont évalué le préjudice pour la même compagnie allant de 23 à 40 millions €, une somme inassumable pour le budget de la CDC ».
 
Le spectre des contentieux
Le deuxième point est justement d’obtenir la clôture de l’enquête formelle ouverte par la Commission européenne à l’encontre de la Délégation de service public (DSP) 2019-2020, toujours à la demande de Corsica Ferries. « C’est une injustice profonde ! Avant notre arrivée aux responsabilités, l’Etat n’a pas notifié les DSP, d’où les condamnations !».  L’Exécutif nationaliste, échaudé, avait pris la précaution de pré-notifier la DSP 2019-2020 à la Commission européenne qui n’avait formulé aucune observation, puis de re-notifier en aval, une fois la DSP votée. A priori, peine perdue ! « Cette enquête formelle fait peser le risque d’une condamnation qui entraînerait l’obligation pour la Collectivité de Corse de récupérer auprès des compagnies délégataires, à titre principal de Corsica Linea, les sommes versées en 2019 et 2020. C’est un enjeu économique et social majeur parce que le recouvrement de ces sommes entrainerait la liquidation de cette compagnie. Nous ne sommes pas ici pour défendre les intérêts d’une compagnie, mais pour défendre les intérêts de la Corse. Cependant, ce n’est pas neutre d’entrer dans un processus de liquidation avec tout ce que cela implique au plan social pour des centaines de salariés et leurs familles dans le contexte actuel », commente Gilles Simeoni.

Flora Mattei. Photo Michel Luccioni.
Flora Mattei. Photo Michel Luccioni.
Le test SNCM
Le troisième point est de réussir à sécuriser juridiquement, dans un calendrier très serré, une nouvelle DSP à partir du 1er janvier 2023 - l’actuelle arrivant à échéance le 31 décembre 2022 – en conservant un périmètre de service public adapté aux besoins insulaires à un coût maîtrisé, intégrant l’enjeu de transition écologique. Pour définir ce nouveau schéma, l’Exécutif a décidé d’appliquer le test développé par la jurisprudence européenne à l’occasion du contentieux SNCM et jugé « irréprochable ». Ce test établit trois étapes pour démontrer le besoin de service public : l’analyse des besoins des résidents corses, la consultation des opérateurs privés susceptibles de répondre à la demande, la certitude que la DSP ne porte pas atteinte à la concurrence. La première étape de ce test vient de s’achever et confirme les besoins spécifiques de déplacement de passagers et de fret vers Marseille. La deuxième étape, lancée le 19 janvier, durera cinq semaines. « Ces étapes nous permettent d’avancer d’un pas un peu plus serein, et de préciser les points sur lesquels la Communauté européenne a quelques doutes », indique Flora Mattei. S’ouvrira ensuite la troisième étape avec l’objectif d’adopter le mode de gestion en avril afin de tenir le calendrier. Entre temps, les discussions se poursuivent. La prochaine réunion avec la Direction Générale de la concurrence se tiendra début février. Autant dire que les semaines à venir seront décisives !

Jean Michel Savelli. Photo Michel Luccioni.
Jean Michel Savelli. Photo Michel Luccioni.
Rien de nouveau !
Ce point d’étape laisse l’opposition assez dubitative. « Rien de nouveau ! », lâche Jean-Michel Savelli, élu du groupe Un Soffiu Novu. « Il n’apporte aucune réponse concrète à nos interrogations ». Il enchaîne, donc, les questions, d’abord, sur la pertinence du maintien des objectifs prioritaires, à savoir une compagnie maritime d’exploitation à capitaux mixtes, et la création d’une SEMOP unique détenue à 51% par la CDC  et 49% par un pool d’opérateurs privés. « Pensez-vous que ce type de montage puisse satisfaire les instances  européennes, sachant qu’il est contraire au principe, à priori intangible, d’un appel d’offre ligne par ligne ? La durée potentielle de 10 ans de la DSP, qui permettrait d’amortir les investissements de flotte et de faciliter les acquisitions en biens de retour en fin de concession, pourrait mettre en cause le fondement même de la DSP, à savoir le constat au temps T d’une éventuelle carence d’offre privée ». Même scepticisme sur les tests marché. « On doit être au 4ème test depuis 2016, ça veut dire que les résultats peuvent varier au fil du temps, et pour chacune  des lignes. Que comptez-vous faire pour sécuriser le contrat de DSP et prendre en compte ces variations d’offre sur la durée ? Imaginons l’entrée d’un nouvel opérateur privé de fret qui ouvre du Toulon/Bastia avec des RoRo par exemple ? On avait déjà connu ce type de configuration au début 2016. Pour pallier ce risque, comptez-vous prévoir une clause de revoyure annuelle ? ». Il pointe, également, les délais ultracourts : « 5 à 6 mois pour finaliser les tests marchés, valider le cadre juridique avec l’Etat et Bruxelles, rédiger le cahier des charges, publier l’appel d’offres, réunir les deux Commissions de DSP, négocier, plus tous les votes en assemblée … Sans oublier les délais réglementaires incompressibles et les élections d’avril et juin prochain qui ne vont pas accélérer les choses. Pensez-vous ces délais tenables, et avez-vous envisagé un plan B, autre qu’une énième DSP de raccordement ? ».

Paul-Félix Benedetti - Photo Michel Luccioni.
Paul-Félix Benedetti - Photo Michel Luccioni.
Un système obsolète
Les doutes sur la méthode de travail sont tout autres chez Core in Fronte. Son président, Paul-Félix Benedetti, déroule, ce qu’il appelle « la théorie des ensembles ». Selon lui, il n’est guère possible « de concilier trois ensembles distincts sur une problématique commune. Le premier, c’est le port de Marseille. En pensant nous aider, leur intervention nous a enfoncés. Le second, ce sont les compagnies délégataires qu’on a tendance à vouloir privilégier au nom de l’histoire. Le troisième, ce sont nos besoins de transporter à des prix convenables. Concilier les trois en même temps nous conduit à une impasse matérialisée par la position des instances européennes qui sont hostiles aux logiques de monopole et aux entraves à la concurrence. C’est au travers de ces prismes que l’on doit positionner nos scénarii pour la desserte maritime de la Corse ». De même la méthode de travail, qui consiste à faire l’inventaire des carences, est, pour lui « non fondée. Ce n’est pas le fond du problème ! Quel est le besoin réel qui doit être poussée par l’initiative publique ? On ne doit pas rentrer dans la justification, mais dans la déclaration. Une île doit avoir la capacité de décider les modalités de son transport maritime ». Le leader indépendantiste dénonce également comme obsolète le système d’un DSP concentrée sur Marseille : « Ce n’est plus fondé ! La logique d’aller à Toulon n’est pas irrationnelle, 5 heures de mer en moins aller-retour, plus de 20 tonnes de fioul par voyage… Rien que dans une logique de développement durable et de rationalité, nous devons nous poser la question de l’opportunité de Toulon, de Nice, de la continuité entre la Corse et l’Italie. Il faut 12 heures pour aller à Marseille, 4 heures pour aller à petite vitesse à Livourne. Pourquoi rester dans ce schéma et aller absolument à Marseille ? Ce canevas est l’héritage imposé par l’Etat français. On ne veut pas admettre ce que l’Europe nous demande, elle ne veut plus de passagers et nous demande de regarder l’Europe, pas seulement Marseille ! ». Il prône une DSP très courte de cette transition pour assurer un équilibre social et éco entre ces trois ensembles. « Bruxelles veut une DSP sur 5 ou 6 ans, ça veut dire qu’il faut une DSP d’armement, pas d’affrètement, il faut acheter les bateaux, sinon, on va se faire piéger ! On vous appuiera, mais pour un système maritime qui soit le nôtre, pas celui des autres ! ».
 
Une égalité de chances
La présidente de l’OTC n’admet pas les critiques sur Marseille. Elle salue l’implication des élus de la Région Sud « qui montrent que nous ne sommes pas seuls. Il y a des Corses qui travaillent dans les compagnies délégataires, si la procédure tombe, le préjudice ne sera pas que pour la Corse. Tous les efforts faits ces dernières années pour la baisse des tarifs résident, du fret, la couverture carburant, l’incitation à l’export (2 millions €), seront perdus. Ce passif sur la desserte maritime pourrit notre vision de demain, même dans l’aérien ». Un avis partagé par le président de l’Exécutif qui martèle sa détermination : « Nous ne sommes pas là pour appliquer servilement les injonctions de la Commission européenne, mais pour construire un système sécurisé, pour que les Corses soient à égalité de chance et de traitement avec les autres citoyens. Oui, nous voulons sécuriser la desserte, mais le contrôle de sécurité n’a pas devenir à un contrôle d’opportunité ! Dans la recherche de cohérence et de convergence, nous avons une légitimité qui n’est pas contestable ». Il estime que la Commission européenne n’a pas toujours raison, « il arrive qu’elle soit désavouée par la Cour de justice européenne. Mais je ne veux pas, soit par idéologie, soit par aveuglement, faire des choix qui conduiraient à de nouvelles condamnations qui pèseraient sur les générations à-venir ». Il rejoint l’analyse du leader indépendantiste : « La Corse, aujourd’hui, importe 90 à 95% de sa consommation et elle importe de France. Ce n’est pas le système que nous voulons, mais nous ne pouvons pas le changer en quelques mois. Nous voulons un système où la Corse soit connectée économiquement avec la Toscane, la Sardaigne et la Catalogne. On doit trouver un chemin, et, pour cela, il faut que cette assemblée parle d’une même voix haute et forte avec l’ensemble des acteurs, des syndicats, des familles… Il n’y a qu’une seule option : réussir ». L’Assemblée prend acte de ce rapport d’information.
 
N.M.