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Criminalité organisée : Éric Dupond-Moretti prend une nouvelle circulaire pénale pour la Corse


Thibaud KEREBEL le Lundi 13 Mars 2023 à 18:43

Dix ans après la circulaire Taubira, le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti a dévoilé, ce lundi 13 mars, une nouvelle circulaire pénale propre à la Corse pour lutter contre la criminalité organisée. Onze directives jugées insuffisantes par le collectif antimafia « Maffia NÒ - A vita IÈ ».



Le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti à Bastia en septembre dernier
Le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti à Bastia en septembre dernier
« La Corse demeure exposée à des phénomènes criminels, marqués par une stratégie d’emprise sur les différents champs de la vie politique, économique et sociale ». C’est fort de ce constat que le Garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, a pris une nouvelle circulaire pénale spécifique à la Corse. Entrée en vigueur le lundi 13 mars, elle vient renforcer, dix ans après, la fameuse circulaire Taubira qui avait été dévoilée à Bastia, le 23 novembre 2012, par l’ex-ministre socialiste. En septembre dernier, pour sa première visite ministérielle dans l’île, Éric Dupond-Moretti avait insisté sur l’importance de « renforcer les moyens de lutter contre la délinquance qui gangrène cette île ». Comme il le justifie en préambule de la nouvelle circulaire : « Historiquement traversé par l’affrontement de groupes rivaux, le banditisme corse présente des spécificités caractérisées par un usage systémique de la menace et de la violence doublé d’une injonction au silence. L’implantation durable des groupes criminels sur ce territoire impose donc d’adapter en permanence la capacité de l’autorité judiciaire à déceler, à décrypter et à appréhender des comportements guidés par une logique – celle de l’emprise ou de l’appropriation de territoires et de marchés – et par une méthode – celle de la domination par l’intimidation et la dissuasion – mettant au défi les modes institutionnels de régulation des conflits. Les phénomènes criminels en action représentent une menace constante sur l’équilibre de la vie politique et économique de l’île et nécessitent un traitement judiciaire adapté ».
 
Onze directives
Conformément à ses annonces, le ministre de la Justice a donc redéfini les orientations générales, gardé les axes majeurs de 2012 et priorisé d’autres : « Une attention particulière devra être portée à l’ensemble des infractions qui, par leur nature ou leur fréquence, sont susceptibles de troubler gravement la vie quotidienne de nos concitoyens. Il en va ainsi notamment, des atteintes graves aux personnes commises dans la sphère familiale, des faits de violences de nature sexuelle et de proxénétisme pouvant viser des victimes mineures ou encore des principales infractions au code de la route qui doivent être regardés comme des axes majeurs de politique pénale pour l’ensemble du territoire national ». Au total, la circulaire définit onze directives.
 
La lutte contre le crime organisé
La première priorité est la lutte contre les règlements de compte et les extorsions. « Depuis de nombreuses années, les assassinats liés à la criminalité organisée troublent durablement l’ordre public corse (…) La lutte contre les règlements de comptes, mais également contre toute forme d’extorsion relevant d’un comportement violent ou menaçant visant à l’intimidation, doit à ce titre demeurer un axe prioritaire des politiques pénales locale et interrégionale », précise la circulaire. En effet, la Corse est la région de France métropolitaine qui recense le plus haut taux d'homicides, à 0,38 pour 10 000 habitants en 2021 - plus du double de la moyenne nationale. De 2005 à novembre 2022, selon le ministère de l'Intérieur, 177 assassinats ou tentatives d'assassinat ont été classifiés comme règlement de comptes soupçonné ou avéré sur l'île. En matière de règlements de comptes et d'extorsions, pour enrichir les procédures judiciaires, la circulaire demande de « développer le recours au renseignement criminel », « d'encourager le recours aux dispositifs protecteurs » des témoins ou d'intensifier les échanges d'informations entre le parquet JIRS (juridiction interrégionale spécialisée) de Marseille, qui traite des dossiers de délinquance organisée, et les parquets de Corse.

Le trafic d’armes, un souci majeur
La seconde priorité est d’améliorer la répression et la prévention des trafics d’armes. C’est sans surprise que le trafic d’armes est dans le collimateur du ministre de la Justice qui estime que dans l’île, « la problématique de la détention illégale et de la circulation d’armes à feu y est particulièrement prégnante. Un pourcentage très important de la population est détenteur d’un permis de chasse et le taux de tireurs sportifs, rapporté à la population, y est quatre fois supérieur à celui du continent, outre le fait que de nombreuses armes se transmettent de génération en génération sans respect des formalités administratives. Réduire autant que possible la possession d’armes hors cadre légal dans le ressort » qu'ils relèvent de règlements de comptes ou qu’ils de toute autre forme de délinquance de voie publique – notamment lors de manifestations violentes. Face à cette « préoccupation majeure », la circulaire encourage les procureurs à requérir « plus largement » la confiscation des armes, même détenues légalement, « par des personnes faisant l'objet de procédures judiciaires » et le recours régulier à « des réquisitions aux fins de contrôles d’identité assortis de fouilles des véhicules ».
 
Intensifier la lutte contre les stupéfiants
La troisième directive est d’intensifier la lutte contre les trafics de stupéfiants : « Force est de constater que les trafics de stupéfiants se sont considérablement accrus et généralisés à un rythme là encore très préoccupant en Corse. L’importance des quantités saisies au cours des dernières années traduit un accroissement incontestable du marché local ainsi que l’enracinement de trafiquants sur l’île. Le développement de ce trafic est à l’origine d’importantes restructurations du paysage criminel insulaire. S’il représente un moyen substantiel de financement pour des organisations criminelles issues des familles historiques du banditisme corse, il suscite également la convoitise et l’implantation de nouveaux groupes, plus jeunes, n’hésitant pas à s’allier à des trafiquants implantés sur le continent – essentiellement sur l’arc méditerranéen et plus spécifiquement au sein de l’agglomération marseillaise. Les trafics de stupéfiants et les bénéfices qu’ils génèrent impactent de manière particulièrement néfaste et délétère les conditions de vie des citoyens, nourrissent l’économie parallèle et sont à l’origine de nouvelles expressions de délinquance violente sur l’île – à tel point que cette lutte doit désormais constituer également un axe majeur et pérenne de politique pénale au niveau local ». La circulaire invite les parquets à « mettre le plus souvent possible les trafiquants à distance de leurs territoires afin d'enrayer les stratégies d'emprise observées ». Elle prône également « le recours à l’amende forfaitaire délictuelle, comme un outil de réponse pénale supplémentaire développé dans un objectif de déstabilisation de la demande et d’assèchement des points de ventes par le recours à la dissuasion des consommateurs que représente le risque d’une sanction pécuniaire immédiate ».
 
Renforcer la lutte contre le blanchiment
La quatrième directive est de renforcer la lutte contre le blanchiment et « plus largement contre l’économie souterraine ou parallèle (...) afin d’empêcher l’intégration des profits générés à l’économie légale et de priver les auteurs d’activités criminelles des fonds illicitement acquis » Il s’agit notamment « d’encourager l’ouverture d’enquêtes sur le terrain de la non-justification de ressources et à assurer une veille sur le recours à de nouvelles formes de blanchiment, par voie notamment de crypto-monnaies ». Les parquets, tout comme le parquet général, s’appuieront sur l’action d’un magistrat référent TRACFIN spécifiquement chargé du suivi des signalements qui devront être envoyés « sans délai ».
 
Lutter contre la corruption
La cinquième directive est de lutter plus efficacement contre les atteintes à la probité et les fraudes. « La lutte contre les atteintes à la probité est une priorité absolue, particulièrement sur un territoire fortement dépendant de la dépense publique, en présence de liens toujours plus étroits et violents entre la criminalité organisée et le milieu des affaires ». La circulaire privilégie deux axes d’action : « En premier lieu, afin d’améliorer la détection de la corruption, une politique partenariale étroite devra être mise en place avec, d’une part TRACFIN et les autres administrations concernées – la préfecture, l’administration fiscale, les douanes, la DDPP, l’AFA, la CRC de Bastia, les services d’enquête – et, d’autre part, l’ensemble des professions réglementées, tout particulièrement les notaires, commissaires aux comptes, administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires, afin de susciter davantage de signalements. Par des réunions régulières, il importera de maintenir un dialogue constructif, persévérant et sans cesse renouvelé avec ces partenaires afin que de nouvelles enquêtes puissent être ouvertes et les investigations orientées sur la base de signalements enrichis ». En second lieu, les Parquets seront mobilisés « au service d’une action répressive efficace, ferme et dissuasive contre la délinquance économique et financière » et cela, « de manière optimale ». Feront l’objet d’une information systématique de la JIRS les cas de fraude fiscale complexe, les affaires de blanchiment des réseaux criminels et les délits significatifs en matière d’atteinte à la probité. S’y ajoute, la répression des fraudes : « La problématique des fraudes revêt par ailleurs une sensibilité particulière compte tenu de la spécificité économique du territoire corse. Des phénomènes de fraudes aux finances publiques ou aux prestations sociales sont observés ainsi que le recours généralisé au travail illégal ».
 
La généralisation des saisies
La sixième directive est de mener une politique volontariste en matière de saisies et de confiscations d’avoirs criminels avec la généralisation de la stratégie patrimoniale des enquêtes « afin de lutter efficacement contre l’emprise des groupes criminels sur l’économie locale, les fraudes aux finances publiques, les phénomènes de corruption et les actes de blanchiment qui en résultent ». La septième directive est de coordonner les différents échelons de traitement judiciaire et d’affirmer l’action de la justice face à la criminalité organisée. « Dans le souci de préserver l’autorité de la Justice face à l’action du crime organisé, il conviendra de porter une attention particulière aux faits susceptibles d’entraver le fonctionnement normal, impartial et serein de l’institution judiciaire. Ainsi, tout fait ou comportement d’intimidation, de menaces, de chantage, de corruption active ou passive, de subornation visant un magistrat, un juré ou une personne siégeant dans une formation juridictionnelle, ou à l’égard de témoins, d’experts, d’avocats ou d’enquêteurs devra faire l’objet d’une enquête systématique. Il en sera de même pour les violations du secret des investigations, qui s’inscrivent dans une volonté identique de déstabilisation des enquêtes et de protection des structures criminelles. En cas d’identification des auteurs, une réponse pénale à la hauteur de l’atteinte recherchée, devra être apportée ».
 
La lutte contre la délinquance environnementale
La huitième directive est d’intensifier la lutte contre les atteintes à l’environnement. « La Corse abrite des écosystèmes riches et variés, devenus particulièrement vulnérables aux actes de délinquance environnementale qui se multiplient depuis plusieurs années sur son espace terrestre comme maritime. Le ressort est particulièrement fragilisé par la pollution de son littoral, issue notamment des biomédias (supports utilisés pour le traitement biologique des eaux usées en station d’épuration, permettant aux bactéries de se fixer et de proliférer), le trafic de déchets et la dégradation de l’habitat de la faune sauvage (en particulier des tortues) par certaines activités agricoles », affirme la Chancellerie. A ce titre, toute procédure traitant d’infractions commises avec la circonstance aggravante de bande organisée, fera l’objet d’une information systématique auprès de la juridiction inter-régionale spécialisée (JIRS) de Marseille. « Un traitement judiciaire spécifique doit en effet pouvoir être réservé à ces affaires au regard de leur complexité et de la nécessité de recourir aux techniques spéciales d’enquête. Il sera notamment porté une attention particulière aux infractions susceptibles de caractériser un trafic de déchets, les auteurs s’y livrant appartenant bien souvent à des réseaux criminels structurés ». La lutte contre les feux de forêts fera aussi l’objet d’une attention particulière au regard des dommages humains et environnementaux particulièrement graves qu’ils entrainent. « Ces incendies sont pour leur grande majorité causés par l’activité humaine, qu’elle émane d’acteurs économiques, comme cela peut être le cas lors de chantiers ou à l’occasion d’activités agricoles, ou de particuliers qui adoptent des comportements négligents dans des zones à risque. Ces faits doivent être sévèrement sanctionnés dès lors qu’ils résultent de comportements pénalement répréhensibles ». Pour les incendies volontaires, le ministre demande « une réponse pénale ferme, adéquate et proportionnée à la gravité de ces infractions sera privilégiée en adoptant une politique soutenue de défèrements, accompagnés, chaque fois que cela s’avèrera opportun, de réquisitions aux fins de mesures privatives de liberté. La réponse pénale doit, lorsque cela est envisageable, prendre en compte la nécessaire remise en état des lieux affectés par les incendies ».
 
Lutte contre la spéculation
La neuvième directive est de poursuivre la lutte contre les infractions au code de l’urbanisme. « Le contentieux de l’urbanisme revêt une importance majeure en Corse, où le marché immobilier est rendu particulièrement dynamique par le cadre remarquable des terrains et l’intensité de l’activité touristique. Les convoitises immobilières sont également de nature à susciter des interventions ou pressions sur les élus locaux et les services de l’Etat pour l’obtention de permis de construire à des fins privées ou commerciales – rendant le traitement de ce type de contentieux extrêmement sensible. Lorsqu’elles s’avèreront opportunes, les réponses pénales apportées à toute forme d’infractions de nature immobilière favoriseront la solution d’une régularisation de la situation, qu’elle soit juridique par un permis de construire modificatif, ou matérielle par la démolition ou la remise en état ». Lorsque des poursuites devant le tribunal correctionnel seront engagées, la circulaire demande aux Parquets requérir des remises en état sous astreinte.
 
Lutte contre les attentats
La dixième directive est de lutter plus efficacement contre les atteintes aux biens et plus particulièrement contre les destructions et dégradations par incendie ou moyens dangereux. « La lutte contre les destructions et dégradations par incendie de véhicules revêt une importance particulière au sein du ressort de la cour d’appel de Bastia. Sous-tendus par des motivations diverses, telles que l’escroquerie à l’assurance, la vengeance privée à la suite de conflits de voisinage ou d’attributions de marchés publics, la destruction de preuves à la suite de vol de véhicules, ces faits doivent faire l’objet d’une réponse pénale systématique, rapide et ferme de l’autorité judiciaire. De la même manière, les destructions et dégradations par incendie ou moyens dangereux sont largement au-dessus de la moyenne nationale sur le ressort de la cour d’appel de Bastia et susceptibles d’être en réalité liées à des actes de menaces ou d’extorsion. Ces faits doivent dès lors faire l’objet d’une attention toute particulière et notamment sur l’environnement des victimes, bien souvent réticentes à dénoncer les faits ».  La Chancellerie privilégie la voie du défèrement à l’encontre des auteurs identifiés « afin d’assurer la célérité exemplaire de la réponse pénale ».
 
Le dialogue avec les élus
La dernière directive est de renforcer le dialogue avec les élus par des rencontres régulières entre le parquet et les élus locaux. « En ce qu’ils incarnent la démocratie locale et occupent un rôle central au cœur de la cité, les élus locaux se trouvent exposés à des contestations susceptibles de se traduire par des infractions pénales et notamment des atteintes à leurs personnes… Les procureurs veilleront à apporter une réponse pénale systématique, ferme et diligente à toute atteinte portée aux élus ». Une réponse personnalisée aux élus victimes d’infractions sur les suites judiciaires données à leurs plaintes.

« Longue litanie de poncifs »

Dans la foulée de la publication de ce texte, présenté par Éric Dupond-Moretti dans les colonnes de Corse Matin, le collectif antimafia « Maffia NÒ - A vita IÈ » s’est indigné des positions du ministre de la Justice, jugées « pathétiques ». « Nous avons espéré un court instant que les autorités avaient enfin pris la mesure du développement de l’empreinte mafieuse dans notre île. Il nous a fallu, hélas, déchanter en prenant connaissance de la longue litanie de poncifs éculés que constituait cet entretien », déplore le communiqué.

Insatisfait des mesures évoquées par Éric Dupond-Moretti, le fondateur du collectif, Léo Battesti, réitères ses propositions, pourtant déjà évoquées avec les autorités. « Il faut que la loi pénale s’adapte à la réalité des bandes mafieuses. Par exemple, il y a déjà des cours d’assises spéciales qui jugent des affaires de drogue. Nous souhaitons que ce soit étendu aux bandes organisées, pour éviter les pressions exercées sur les jurés. » Une mesure qui ne fait pas partie de la circulaire, et qui renforce le sentiment de déconsidération des membres du collectif « Maffia NÒ - A vita IÈ ». « Monsieur Dupond-Moretti a consulté, parait-il, nombre de personnalités dans notre île, à commencer par le président Marcangeli qui lui aurait signalé l’augmentation de la prostitution de très jeunes femmes dans la région d’Ajaccio. S’il avait pris quelques minutes pour consulter notre collectif, nous lui aurions rappelé qu’Ajaccio plusieurs bandes mafieuses font la loi.