Le président et le rapporteur de la Commission d'enquête sur l'assassinat d'Yvan Colonna, les députés Jean-Félix Acquaviva et Laurent Marcangeli. Photo CNI.
- Quel bilan tirez-vous à ce stade des auditions ?
- Nous avons fait un point d’étape des 25 premières auditions et le recensement de l’ensemble des grandes contradictions qui constituent, pour nous, un début de faute lourde systémique et qui ouvrent le champ des hypothèses sur ce qui s’est passé à Arles. Elles fondent aussi des recommandations générales pour les politiques publiques de demain afin qu’un tel drame ne se reproduise plus. Elles fondent enfin l’idée qu’il y a eu un alignement trouble de planètes.
- C’est-à-dire ?
- On sait aujourd’hui que Franck Elong Abe était catégorisé comme le haut du spectre du terrorisme islamiste avec des qualificatifs très lourds évoqués par certains services de renseignements en amont de son arrivée en France. Ces éléments-là ne pouvaient pas ne pas être connus par un certain nombre d’outils, dont le Parquet national antiterroriste par exemple. On retrouve, malgré cela, Elong Abe en détention ordinaire et en emploi au service général, ce qui est pourtant impossible pour le chef de la section de fonctionnement de l’Inspection générale de la justice, Mr Daumas. Cela veut dire qu’au-delà des défaillances initiales qui ont été notifiées par l’Inspection générale de la justice - je parlais évidemment de la chef d’établissement et d’un certain nombre d’acteurs -, il y a eu des défaillances à un autre niveau dont on se demande comment elles ont pu être actées, vue la connaissance de l’individu. On est revenu sur le fait qu’Elong Abe n’avait pas été transféré en Quartier d’évaluation de la radicalisation, et que certains acteurs ont donné des avis très réservés pour qu’il ne soit pas transféré. On se pose la question pourquoi ?
- Vous avez listé d’autres éléments troublants le matin de l’agression ?
- On est revenu évidemment sur la gestion de l’acte lui-même avec la vidéosurveillance et le scénario sur la salle d’activité, sur le fait que même si l’agent avait cliqué sur la vidéo de la salle de sport, ce n’était pas, pour des raisons de paramétrage, l’image de la salle qui apparaissait, ce qui est assez troublant et grave. La salle n’avait pas de fenêtre et à travers les vitres, on pouvait entendre du poste de commandement de la vidéo, mais aussi des endroits où il y avait des détenus. On est revenu évidemment sur la gestion politique du statut de DPS (Détenu particulièrement signalé) d’Yvan Colonna mis en exergue dans différentes interventions que nous avons eues avec les Gardes des Sceaux, et l’échange assez clarificateur avec l’ex-premier ministre, Jean Castex, mais aussi d’autres échanges. Bien évidemment, nous avons insisté sur la nouvelle, que nous avons eu il y a quelques jours, qui augmente notre trouble, à savoir deux observations inquiétantes la veille de l'agression, qui n'apparaissent pas dans les données transmises par l'administration pénitentiaire.
- De quoi s’agit-il ?
- Nous avons été destinataires, d’une part d’un document écrit des Renseignements pénitentiaires qui fait état d’observations qui ont été émises le 1er mars 2022, c’est-à-dire la veille de l’assassinat d’Yvan Colonna. Une agente de l’administration pénitentiaire a rapporté une conversation entre trois détenus, dont Elong Abe, et une phrase qui a été prononcée : « Je vais le tuer » sans que l’on sache si c’est Elong Abe qui l’a effectivement prononcée. Une autre observation a été faite le même jour par la même personne sur le fait qu’Elong Abe vidait sa cellule et changeait de comportement. Ces observations-là n’apparaissent pas sur le logiciel Genesis de l’administration pénitentiaire qui est le logiciel d’observation quotidienne de 2014 à 2022, ni dans le premier envoi que nous a fait l’administration pénitentiaire et qui s’arrête de manière incompréhensible au 29 janvier 2022. Il n’y a pas de traces entre le 29 janvier et le 2 mars. Elles n’apparaissent pas dans le deuxième envoi d’un onglet complémentaire qui nous a été transmis avec une argumentation qui ne nous convainc pas et qui dit qu’il y avait un onglet spécifique concernant Elong Abe, ce qui nous semble assez fumeux. Ces observations importantes n’apparaissent pas plus, même si apparaissent d’autres informations, pendant la période de janvier à février, alors qu’elles ont fait l’objet d’informations comme l’atteste la pièce écrite de l’agent dans les documents qui nous ont été transmis.
- Quelle conclusion tirez-vous de ces nouvelles informations ?
- Ces nouvelles informations auraient dû fonder une surveillance accrue. Elles accentuent la faute de la non-gestion de la surveillance, le lendemain, d’un individu qui est en service général, alors qu’il n’aurait jamais dû l’être, qui vient faire le ménage pendant les heures d’activité, alors que dans l’autre bâtiment, le ménage est fait en dehors des heures d’activité sportives, ce qui est logique. Cet individu est laissé sans surveillance pendant 15 minutes. Il n'y a pas de surveillance vidéo. Cette nouvelle donnée accentue le trouble de ce point de vue-là. Cela veut dire qu’on a voulu dissimuler quelque chose qui ne corrobore pas avec la thèse officielle. C’est un élément grave et important ! De surcroît, il y a des doutes à ce stade sur la possibilité que des données aient pu être effacées dans le logiciel. En tant que Commission d’enquête parlementaire, nous ne nous interdisons rien quant à l’éventualité de poursuites judiciaires sur une possible dissimulation, si elle venait à être avérée et qui viendrait corroborer des témoignages faits par des détenus et transmis par des agents de l’administration. Se pose la question du pourquoi ? C’est assez troublant et ça laisse le champ des investigations ouvert. Nous tenions à porter à la connaissance du public ces éléments issus des travaux de notre Commission et qui sont versés par notre contribution publique à l’enquête judiciaire pour qu’elle fasse son chemin.
- Cela renforce votre sentiment initial de deux poids, deux mesures à la défaveur d’Yvan Colonna ?
- Oui ! Nous avons le sentiment très fort d’une gestion de Franck Elong Abe très pro-active, très clémente, très chouchoutée. C’est très clair ! La question est : pourquoi ? Cela s’entrechoque avec l’autre gestion rigoureuse du statut de DPS d’Yvan Colonna. Cela transparait, y compris au travers des auditions que nous avons eu cet après-midi avec les syndicats de magistrats qui ont été plus loquaces que ce qu’on aurait pu penser. Ils ont dit de manière claire et fonctionnelle que le statut de DPS, en tant que tel, faisait intervenir aussi une dimension politique dans sa décision et dans sa gestion, notamment dans le cas de détenus basques, corses, et dans le cas d’Yvan Colonna. Cela veut dire que on a en miroir deux situations. Cette dimension politique a empêché le transfert d’Yvan Colonna au centre de détention de Borgu, alors qu’il avait un parcours carcéral exceptionnel et très correct, et que le risque d’évasion était totalement faible après presque 20 ans passés en détention et après la période de sûreté. Quelques aménagements suffisaient à son transfert à Borgu. S’il y avait eu transfert, on sait très bien - c’est adjacent ce que je dis, mais c’est une réalité, qu’Yvan Colonna serait vivant parmi nous. Il y a une responsabilité morale et politique écrasante à avoir cette gestion qui a conduit à la mort d’Yvan Colonna. Il y a aussi le pourquoi de cette gestion erratique et chaotique d’Elong Abe, d’un individu considéré comme le haut du pavé du terrorisme islamiste en France.
- Que va-t-il se passer maintenant ? Poursuivez-vous des auditions ?
- Oui. Nous allons ré-auditionner le délégué local du renseignement pénitentiaire et son supérieur hiérarchique, certainement aussi d’autres acteurs de la pénitentiaire. Nous allons auditionner l’agent en question sur ses notifications écrites et ses observations transmises à sa hiérarchie. Nous allons continuer les autres auditions prévues, en particulier des Gardes des sceaux avec Christine Taubira, et continuer à demander des documents écrits à l’appareil judiciaire et administratif. Nous attendons certains compléments d’information. En même temps nous posons la question des poursuites judiciaires. Nous allons réunir des conseils pour voir ce que l’on fait en la matière.
Propos recueillis par Nicole MARI.
- Nous avons fait un point d’étape des 25 premières auditions et le recensement de l’ensemble des grandes contradictions qui constituent, pour nous, un début de faute lourde systémique et qui ouvrent le champ des hypothèses sur ce qui s’est passé à Arles. Elles fondent aussi des recommandations générales pour les politiques publiques de demain afin qu’un tel drame ne se reproduise plus. Elles fondent enfin l’idée qu’il y a eu un alignement trouble de planètes.
- C’est-à-dire ?
- On sait aujourd’hui que Franck Elong Abe était catégorisé comme le haut du spectre du terrorisme islamiste avec des qualificatifs très lourds évoqués par certains services de renseignements en amont de son arrivée en France. Ces éléments-là ne pouvaient pas ne pas être connus par un certain nombre d’outils, dont le Parquet national antiterroriste par exemple. On retrouve, malgré cela, Elong Abe en détention ordinaire et en emploi au service général, ce qui est pourtant impossible pour le chef de la section de fonctionnement de l’Inspection générale de la justice, Mr Daumas. Cela veut dire qu’au-delà des défaillances initiales qui ont été notifiées par l’Inspection générale de la justice - je parlais évidemment de la chef d’établissement et d’un certain nombre d’acteurs -, il y a eu des défaillances à un autre niveau dont on se demande comment elles ont pu être actées, vue la connaissance de l’individu. On est revenu sur le fait qu’Elong Abe n’avait pas été transféré en Quartier d’évaluation de la radicalisation, et que certains acteurs ont donné des avis très réservés pour qu’il ne soit pas transféré. On se pose la question pourquoi ?
- Vous avez listé d’autres éléments troublants le matin de l’agression ?
- On est revenu évidemment sur la gestion de l’acte lui-même avec la vidéosurveillance et le scénario sur la salle d’activité, sur le fait que même si l’agent avait cliqué sur la vidéo de la salle de sport, ce n’était pas, pour des raisons de paramétrage, l’image de la salle qui apparaissait, ce qui est assez troublant et grave. La salle n’avait pas de fenêtre et à travers les vitres, on pouvait entendre du poste de commandement de la vidéo, mais aussi des endroits où il y avait des détenus. On est revenu évidemment sur la gestion politique du statut de DPS (Détenu particulièrement signalé) d’Yvan Colonna mis en exergue dans différentes interventions que nous avons eues avec les Gardes des Sceaux, et l’échange assez clarificateur avec l’ex-premier ministre, Jean Castex, mais aussi d’autres échanges. Bien évidemment, nous avons insisté sur la nouvelle, que nous avons eu il y a quelques jours, qui augmente notre trouble, à savoir deux observations inquiétantes la veille de l'agression, qui n'apparaissent pas dans les données transmises par l'administration pénitentiaire.
- De quoi s’agit-il ?
- Nous avons été destinataires, d’une part d’un document écrit des Renseignements pénitentiaires qui fait état d’observations qui ont été émises le 1er mars 2022, c’est-à-dire la veille de l’assassinat d’Yvan Colonna. Une agente de l’administration pénitentiaire a rapporté une conversation entre trois détenus, dont Elong Abe, et une phrase qui a été prononcée : « Je vais le tuer » sans que l’on sache si c’est Elong Abe qui l’a effectivement prononcée. Une autre observation a été faite le même jour par la même personne sur le fait qu’Elong Abe vidait sa cellule et changeait de comportement. Ces observations-là n’apparaissent pas sur le logiciel Genesis de l’administration pénitentiaire qui est le logiciel d’observation quotidienne de 2014 à 2022, ni dans le premier envoi que nous a fait l’administration pénitentiaire et qui s’arrête de manière incompréhensible au 29 janvier 2022. Il n’y a pas de traces entre le 29 janvier et le 2 mars. Elles n’apparaissent pas dans le deuxième envoi d’un onglet complémentaire qui nous a été transmis avec une argumentation qui ne nous convainc pas et qui dit qu’il y avait un onglet spécifique concernant Elong Abe, ce qui nous semble assez fumeux. Ces observations importantes n’apparaissent pas plus, même si apparaissent d’autres informations, pendant la période de janvier à février, alors qu’elles ont fait l’objet d’informations comme l’atteste la pièce écrite de l’agent dans les documents qui nous ont été transmis.
- Quelle conclusion tirez-vous de ces nouvelles informations ?
- Ces nouvelles informations auraient dû fonder une surveillance accrue. Elles accentuent la faute de la non-gestion de la surveillance, le lendemain, d’un individu qui est en service général, alors qu’il n’aurait jamais dû l’être, qui vient faire le ménage pendant les heures d’activité, alors que dans l’autre bâtiment, le ménage est fait en dehors des heures d’activité sportives, ce qui est logique. Cet individu est laissé sans surveillance pendant 15 minutes. Il n'y a pas de surveillance vidéo. Cette nouvelle donnée accentue le trouble de ce point de vue-là. Cela veut dire qu’on a voulu dissimuler quelque chose qui ne corrobore pas avec la thèse officielle. C’est un élément grave et important ! De surcroît, il y a des doutes à ce stade sur la possibilité que des données aient pu être effacées dans le logiciel. En tant que Commission d’enquête parlementaire, nous ne nous interdisons rien quant à l’éventualité de poursuites judiciaires sur une possible dissimulation, si elle venait à être avérée et qui viendrait corroborer des témoignages faits par des détenus et transmis par des agents de l’administration. Se pose la question du pourquoi ? C’est assez troublant et ça laisse le champ des investigations ouvert. Nous tenions à porter à la connaissance du public ces éléments issus des travaux de notre Commission et qui sont versés par notre contribution publique à l’enquête judiciaire pour qu’elle fasse son chemin.
- Cela renforce votre sentiment initial de deux poids, deux mesures à la défaveur d’Yvan Colonna ?
- Oui ! Nous avons le sentiment très fort d’une gestion de Franck Elong Abe très pro-active, très clémente, très chouchoutée. C’est très clair ! La question est : pourquoi ? Cela s’entrechoque avec l’autre gestion rigoureuse du statut de DPS d’Yvan Colonna. Cela transparait, y compris au travers des auditions que nous avons eu cet après-midi avec les syndicats de magistrats qui ont été plus loquaces que ce qu’on aurait pu penser. Ils ont dit de manière claire et fonctionnelle que le statut de DPS, en tant que tel, faisait intervenir aussi une dimension politique dans sa décision et dans sa gestion, notamment dans le cas de détenus basques, corses, et dans le cas d’Yvan Colonna. Cela veut dire que on a en miroir deux situations. Cette dimension politique a empêché le transfert d’Yvan Colonna au centre de détention de Borgu, alors qu’il avait un parcours carcéral exceptionnel et très correct, et que le risque d’évasion était totalement faible après presque 20 ans passés en détention et après la période de sûreté. Quelques aménagements suffisaient à son transfert à Borgu. S’il y avait eu transfert, on sait très bien - c’est adjacent ce que je dis, mais c’est une réalité, qu’Yvan Colonna serait vivant parmi nous. Il y a une responsabilité morale et politique écrasante à avoir cette gestion qui a conduit à la mort d’Yvan Colonna. Il y a aussi le pourquoi de cette gestion erratique et chaotique d’Elong Abe, d’un individu considéré comme le haut du pavé du terrorisme islamiste en France.
- Que va-t-il se passer maintenant ? Poursuivez-vous des auditions ?
- Oui. Nous allons ré-auditionner le délégué local du renseignement pénitentiaire et son supérieur hiérarchique, certainement aussi d’autres acteurs de la pénitentiaire. Nous allons auditionner l’agent en question sur ses notifications écrites et ses observations transmises à sa hiérarchie. Nous allons continuer les autres auditions prévues, en particulier des Gardes des sceaux avec Christine Taubira, et continuer à demander des documents écrits à l’appareil judiciaire et administratif. Nous attendons certains compléments d’information. En même temps nous posons la question des poursuites judiciaires. Nous allons réunir des conseils pour voir ce que l’on fait en la matière.
Propos recueillis par Nicole MARI.