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Ange-Toussaint Pietrera, la sentinelle de l’histoire


Eden Levi-Campana le Samedi 24 Février 2024 à 20:39

Notre époque aime les produits marketés, les petites boites et les étiquettes. Ange-Toussaint Pietrera avec son livre « La Corse Mythes fondateurs et imaginaire national », vient rappeler que l’Histoire est bien plus complexe que ça. Né en 1988, Ange-Toussaint Pietrera est docteur en histoire contemporaine et professeur certifié d’histoire-géographie. Il est chercheur associé à l’UMR LISA et valorise la littérature à travers les associations « Scrive in corsu » et « Libri Mondi ». Dans sa thèse de doctorat parue aux éditions Albiana, l'auteur explore les processus de formation de l’imaginaire national corse. Il balaie scientifiquement, avec méthode, les poncifs et stéréotypes du roman national insulaire, s’octroyant - sans le vouloir - la mission d’une sentinelle de l’Histoire, ou à minima celui qui donne les outils aux sentinelles de l’Histoire.



Ange-Toussaint Pietrera
Ange-Toussaint Pietrera
- Pourquoi avoir choisi comme thème de votre thèse « La Corse Mythes fondateurs et imaginaire national » ?
- Cela remonte aux deux années de Master, une période où l'on découvre pour la première fois le monde de la recherche. Je me suis de plus en plus intéressé à l'histoire culturelle, une branche très en vogue depuis les années 1980 qui pour reprendre l'expression de Pascal Ory met en lumière "l'histoire sociale des représentations. La découverte d'un ouvrage d'Anne-Marie Thiesse intitulé "La création des identités nationales" a été déterminante dans le choix de mon sujet de doctorat. Elle montre combien le XIXe siècle a été décisif dans l'établissement d'une check-list identitaire et j'ai voulu interroger cette démarche vis-à-vis de la Corse. Comprendre comment s’était constitué notre imaginaire historique et plus largement le sentiment d’appartenance.
 
- Qu’est-ce que « la démocratisation du monde intellectuel » que vous appelez de vos vœux dans cet ouvrage ?
- Il s'agit d'une expression que j'emprunte à l'historien Gérard Noiriel qui dans son ouvrage "Penser avec, penser contre" plaide pour une meilleure diffusion du savoir scientifique auprès du grand public. Comment penser le parcours d'un savoir, d'un laboratoire d'université jusqu'à la place d'un village ? Il s'agit finalement d'une question très ancienne mais dont la pertinence reste de mise, surtout au regard de la complexité de l'histoire de la Corse qu’il convient de transmettre. Ce n'est donc pas une utopie mais une démarche fastidieuse à penser sur le long terme. Elle ne concerne d'ailleurs pas seulement les historiens mais une multitude d'acteurs (autorités, associations, société civile, artistes etc) qui doivent travailler en collaboration.
 
- Vous évoquez l’antisémitisme du monde muvriste, à juste titre. Comment expliquez-vous la démarche récente, qui consiste à réclamer la reconnaissance d’une « corse, Ile de Justes », totalement vierge d’antisémitisme ?
- En tant qu'historien, j'ai tendance à me méfier des labels qui ont pour la plupart d'entre eux une fonction "essentialisante" et ne permettent pas de refléter la complexité du passé ou des choix humains. Lorsque vous apposez une étiquette à propos d'une situation, voire sur une population entière - comme c'est le cas ici - il devient ensuite difficile pour celle-ci de s'en extraire. Et il est d'autant plus ardu pour les historiens d'y introduire de la nuance. Ce n'est donc pas à mon sens la meilleure méthode pour étudier et valoriser le passé. En l'occurrence "vider" l'île de tout antisémitisme et présenter la protection des juifs de manière univoque par cette apposition est absurde sur le plan scientifique ; les travaux de Sylvain Gregori sont très éclairants à ce sujet.
 
 
 
- La Corse premier département français libéré et oublié des manuels d'histoire, depuis le 8 septembre 1943. Finalement est-ce que vous n’espérez pas trop de la mission de l’historien dans la société et de son rôle ?
- Je n'espère pas plus ni moins que la juste place qui doit lui échoir au sein de la société. À savoir celle d'un praticien d'une discipline résolument ouverte mais basée sur des faits parfois complexes. Il est important d'insister sur cette complexité qui n'est pas toujours reconnue et de la transmettre aux jeunes générations afin de travailler leur esprit critique. Il est important aussi que la discipline soit plus représentée au sein des cercles médiatiques, y compris nationaux. Je suis souvent effaré lorsqu’un plateau de télévision abordant des questions d'histoire n'invite pas un seul historien. On en revient à la "démocratisation" du savoir intellectuel, plus que jamais d'actualité.
 
- Si chaque génération réécrit l’histoire, c’est une histoire sans fin ?
- L'histoire est par essence mobile. Elle s'écrit au présent et se fonde à partir de celui-ci. Dans les sociétés démocratiques, tous les processus de figement ou de refoulement du passé se sont soldés par des échecs. Au mieux, ils ne sont que de brefs instants de répit avant une explosion contestataire portée par la génération suivante. A Muvra le montre bien : dans les années 1920 ses acteurs établissent un nouveau système de représentations historiques qui vient contrebalancer des années de figement, voire de tabous (Ponte Novo) portés par la troisième République. Mais même dans le cadre purement scientifique, l'objectif ultime de chaque génération d'historiens est en effet d'actualiser sans cesse le savoir : c'est donc une science révisionniste, au sens le plus noble du terme.