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Andria Fazi : « Aucune corrélation entre le vote nationaliste et le vote Le Pen ou Zemmour aux présidentielles »


Julia Sereni le Lundi 11 Avril 2022 à 18:13

Au lendemain du 1er tour de l'élection présidentielle, Andria Fazi, politologue et maître de conférences en science politique à l'Université de Corse livre, pour CNI, son analyse des résultats sur l'île, mais également au niveau national.



Photo illustration - Michel Luccioni
Photo illustration - Michel Luccioni

Marine Le Pen arrive en tête (28,58%) lors de ce 1er tour de l’élection présidentielle sur une île qui vote majoritairement nationaliste aux territoriales. Peut-on parler de schizophrénie électorale ?

Il y a des personnes qui ne votent pas aux territoriales et qui votent aux présidentielles. En 20 ans, la population de la Corse a augmenté d’un tiers, passant de 260 000 à 350 000 habitants, avec un solde naturel nul, donc il y a des personnes qui arrivent du continent et qui ne sont pas du tout accoutumées aux « délices » de notre système politique local mais qui, en revanche, sont intéressées par les présidentielles. Il y a forcément aussi des abstentionnistes constants, et des gens qui préfèrent un scrutin à un autre, c’est évident. Et quand il y a 40% d’abstention, voire plus, c’est encore plus difficile de dire qui fait quoi, dans une situation où il y a très peu ou pas d’enquêtes d’opinion en Corse. Si on regarde les chiffres des communes, il n’y a aucune corrélation statistique entre le vote nationaliste aux territoriales et le vote Le Pen ou Zemmour aux présidentielles.

Comment pouvez-vous l’affirmer ?

Je regarde les résultats aux territoriales et aux présidentielles des 360 communes, et je fais la régression linéaire (Ndlr : une méthode statistique visant à estimer une grandeur en fonction d’une ou plusieurs autres). On peut même dire que le vote de 2017 pour Le Pen affecte négativement le vote Simeoni en 2021 : plus cela votait Le Pen en 2017, moins cela votait Simeoni en 2021. En revanche, le phénomène de double vote pour les nationalistes corses aux territoriales et pour l’extrême-droite aux présidentielles, tout le monde sait qu’il existe, mais sa quantification est compliquée. On ne peut pas savoir combien de personnes sont concernées. Pour moi, l’hypothèse la plus plausible, c’est que ces gens sont surtout déterminés par un malaise identitaire, la crainte d’atteinte à leur mode de vie, à leur identité collective et qu’ils font ce double choix parce qu’il leur semble être le choix le plus efficace, dans des contextes différents. Cela dit, je suis de plus en plus surpris par cette passion de vouloir comparer deux scrutins qui, en fait, n’ont rien à voir. On a déjà du mal à comparer les résultats des présidentielles de 2017 et 2022, et on cherche absolument à comparer avec des scrutins locaux…

Cela interroge, tout de même ? On peut imaginer que les mêmes personnes votent pour des projets opposés d’une élection à l’autre ?

Mais il y a beaucoup de gens qui votent pour un maire de gauche, par exemple à San Nicolao, ou dans la ceinture ajaccienne, à Alata, et pour l’extrême-droite aux présidentielles. Ce sont des élections très différentes avec des rationalités très différentes. En l’absence d’enquêtes précises sur la signification de ce vote, on est, en réalité, largement réduit à de la supputation. Il y a des choses que l’on peut remarquer tout de même : souvent, ce sont des communes en périphérie de plus grandes, comme Afa, Alata, Biguglia. Des communes qui ont connu une croissance démographique très grande, mais même là, c’est un peu difficile de faire des généralités. Une hypothèse est que de nombreuses personnes se sont installées dans ces communes par rejet de l’immigration étrangère, ce que j’appelle le « white flight » (Ndlr : littéralement le vol, la fuite des blancs).

Le taux d’abstention en Corse est plus élevé aux territoriales (41,09% au 1er tour) que pour la présidentielle (37,29%), quelle est votre analyse ?

Que ce soit un scrutin ou l’autre, ces taux manifestent une certaine désaffection vis-à-vis de la classe politique. Ce ne sont pas des taux très éloignés. Le rattrapage de la participation des présidentielles par rapport aux territoriales a 20 ans déjà. Jusqu’aux années 90, on votait plus aux territoriales qu’aux présidentielles. À partir de 2007, c’est terminé. Je pense que les appels à l’abstention n’ont pas été très efficaces. Le rejet de la participation aux élections présidentielles depuis les années 70 est une constante chez les mouvements nationalistes, avec des brèches en 1981 pour François Mitterrand et en 2017 au second tour, lorsque Gilles Simeoni a appelé à voter pour Emmanuel Macron. C’est la position la plus courante. Après, a t-elle eu de l’effet cette année ? Je ne le pense pas.

Ce qui est aussi frappant, c’est l’effondrement des partis traditionnels. À droite, Valérie Pécresse arrive en 6è position avec 6,33% quand François Fillon arrivait en 2017 en 2ème position avec 25,52 %…

Cette démocratie française est une démocratie à risques. Les partis politiques sont les mal aimés du système français, mais, contrairement à ce qu’on a pensé, ils sont les interfaces entre la société et le gouvernement. Même si leur caractère oligarchique est souvent déplaisant, on peut tout de même le préférer au caractère de plus en plus bonapartiste de la vie politique. Aux dernières législatives, il y a eu seulement 42% de participation. Or, 42% pour les gens qui doivent voter les lois auxquelles les citoyens doivent se soumettre, c’est calamiteux ! En Allemagne, aux Pays-Bas, en Suède, les taux de participation sont autour de 80%, et c’est tout à fait normal. La démocratie française est, selon moi, malade de cette hyperpersonnification du politique à travers l’élection présidentielle. Les partis, avec tous leurs défauts, permettent tout de même de sélectionner des candidats, d’apprendre la politique, le débat, de préparer des programmes… Lorsqu’il s’agit d’une seule personne qui rallie à droite et à gauche, c’est la foire des ralliés et des opportunistes... C’est d’assez mauvais augure pour la démocratie.

Dans ce contexte, comment voyez-vous le 2nd tour et les législatives ?

Emmanuel Macron reste le favori, mais il est loin d’avoir partie gagnée. Manifestement, il y a des éléments dans sa personnalité comme dans son programme qui ne sont pas de nature à convaincre, et on se retrouve dans un débat politique négatif, par le rejet du danger que représenterait l’extrême-droite. Mais il n’y a pas d’opposition de programmes et cela est inquiétant. Emmanuel Macron a de meilleures chances, mais sans majorité parlementaire, son pouvoir peut être restreint. S’il obtient une majorité relative, il sera obligé de négocier, et, en termes de résultats, c’est mieux. La politique, après tout, c'est un art du compromis et de la médiation.