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Porto-Vecchio : Un journaliste syrien raconte son exil forcé devant les lycéens


le Vendredi 9 Février 2024 à 19:31

Manar Rachwani est syrien, journaliste, réfugié politique en France depuis octobre 2021. Rédacteur en chef du média en ligne Syria Direct, il travaillait dans un pays, la Jordanie, où la presse n’est pas libre. Contraint à l’exil, il vit désormais à Paris et éclaire, aujourd’hui, les lycéens français sur la réalité de son métier quand il s’exerce dans une dictature. Il était en Corse, vendredi matin. Durant deux heures, il a raconté son histoire à une classe de 1re du lycée de Porto-Vecchio.



Manar Rachwani montre aux lycéens de Porto-Vecchio une photo de lui à Paris, prise peu de temps après son arrivée sur le sol français.
Manar Rachwani montre aux lycéens de Porto-Vecchio une photo de lui à Paris, prise peu de temps après son arrivée sur le sol français.
Il fait nuit à Paris. Vêtu d’un manteau sombre, Manar Rachwani marche sur les Champs-Élysées. Tournant le dos à l’Arc de Triomphe, il sourit. « J’adore cette photo », commente le journaliste dans un anglais impeccable, captant l’attention des lycéens porto-vecchiais. Si cette photo leur a été montrée, c’est parce qu’elle dit tout d’un homme qui se sent enfin libre. « Elle a été prise le premier jour où je suis arrivé à Paris. J’étais soulagé, car en sécurité. »

Quelques semaines plus tôt, Manar Rachwani était encore rédacteur en chef du média en ligne jordanien Syria Direct qui, comme son nom l’indique, traite de l’actualité de son pays, la Syrie. Mais un jour, la police politique jordanienne l’accuse d’être un espion à la solde des pays occidentaux. « Ces accusations ont coïncidé avec la normalisation des relations entre la Jordanie et la Syrie », éclaire le journaliste, qui nie les faits reprochés. Il est arrêté, comme quatre autres membres de sa rédaction. C’est l’exil. Contraint et forcé : « J’ai été interrogé. Je n’ai pas pu dire à ma famille pourquoi je quittais le pays. Ma mère croit que je suis en France du fait d’une opportunité professionnelle. »

"J'ai été traité avec respect par la France"

Manar Rachwani ne sait pas s’il la reverra un jour. Ni s’il peut redevenir journaliste. Seul à Paris aujourd’hui à 50 ans, il s’estime pourtant « chanceux. J’ai pu venir en France, l’ambassade de France m’a soutenu. J’ai été traité avec respect. » Il reste lucide, néanmoins : « A mon âge, un nouveau départ, ce n’est pas facile. »

A Paris, Manar Rachwani est hébergé dans la Maison des journalistes, où cohabitent soixante-quinze nationalités différentes, ce qui en dit long sur l’état de la liberté de la presse dans le monde. En échange du gîte, le réfugié syrien dispense des cours d’éducation aux médias dans des lycées français. A Porto-Vecchio, il a été accueilli par Grégory Richard, prof d’histoire-géographie, et Mélanie Lozano, prof d’anglais qui, vendredi, a fait office de traductrice entre le journaliste et les lycéens de première. Cette mission, Manar Rachwani la prend très au sérieux, car « ces lycéens, dans un an ou deux, ils voteront ».  D’où la nécessité, selon lui,  « d’humaniser » les parcours des réfugiés quand dans nos démocraties européennes, certains discours politiques tendent plutôt aujourd’hui à la déshumanisation des flux migratoires.

Aux lycéens porto-vecchiais, Manar Rachwani a raconté que l’exil, il l’avait vécu une première fois, à l’âge de 8 ans. Nous sommes en 1982. Le pouvoir syrien d’Hafez El-Assad, père de l’actuel dictateur Bachar, réprime dans le sang une rébellion fomentée par les Frères musulmans. Mais c’est le peuple qui en paie le prix fort : 20 000 à 40 000 personnes sont tuées, un bilan rendu très incertain par le nombre important de civils portés disparus.  « Après ce massacre, ma famille a décidé de partir pour la Jordanie. » Manar Rachwani n’est plus jamais retourné en Syrie depuis : « Le gouvernement sait que je suis un opposant au régime. »

Lignes rouges

Il est devenu journaliste en 2004, dans le contexte de l’invasion de l’Irak par les États-Unis. Une instabilité au Moyen-Orient qui s’est traduite, en Jordanie, par l’avènement d’une bulle démocratique : « Beaucoup de journaux indépendants sont apparus à cette époque, se souvient celui qui a été autorisé à prendre le train de l’information. Mais passé le choc de l’invasion, j’ai vu notre marge de manœuvre se réduire petit à petit. Et le pouvoir est revenu aux pratiques anciennes. » Manar Rachwani dit avoir vécu un même retour en arrière après les manifestations de 2011, lors du printemps arabe. « Toutes les réformes qui avaient été engagées sont complètement effacées aujourd’hui », regrette-t-il.

En tant que journaliste, il connaît les lignes rouges à ne pas franchir, comme écrire sur la famille royale ou évoquer tout sujet ayant trait à l’armée. « A Noël, le président Macron est allé en Jordanie. Il a visité une base militaire française. Or, personne en Jordanie n’avait été informé de l’existence de cette base ! » Mais les pires lignes rouges sont celles que les journalistes ne connaissent pas et Manar Rachwani en a fait l’amère expérience. Un lycéen porto-vecchiais lui demande, perplexe : « Quel est l’intérêt de devenir journaliste dans un pays où la presse est censurée ? » Manar Rachwani le remercie pour cette question : « En ne devenant pas journaliste, rien ne se serait passé. En le devenant, je pouvais toujours trouver un moyen de repousser les limites fixées par la dictature. »